John Locke (1632-1704) est la grande figure de l’empirisme anglais, parce qu’avec lui il triomphe politiquement, sous la forme du libéralisme. L’idéologie capitaliste de la monarchie constitutionnelle anglaise se confond tellement avec ce penseur que Voltaire dira qu’entre Platon et lui, il ne s’est rien passé en philosophie.
Avec John Locke, on a d’une certaine manière le « scotisme », la pensée de Jean Duns Scot, qui ressurgit triomphalement en ayant attendu son heure. Cette heure, c’est bien sûr la période de l’histoire où la bourgeoisie peut exiger une vision du monde conforme à ses intérêts.
La raison est que qui dit bourgeois dit individu : la tâche de John Locke est de justifier que chaque individu est différent, irréductible, et pour cela le principe d’« individuation » de Jean Duns Scot est une arme très utile.
John Locke reprend donc Jean Duns Scot et pousse sa logique jusqu’au bout. On a la conception dite « empiriste », selon laquelle l’être humain n’a de connaissances que par l’intermédiaire de ses expériences sensorielles.
Voici comment, dans son classique Essai concernant l’entendement humain, paru en 1690, John Locke explique que l’esprit est telle une page blanche, une « table rase »
« Supposons donc qu’au commencement, l’Âme est qu’on appelle une Table rase, vide de tous caractères, sans aucune idée, quelle qu’elle soit.
Comment vient-elle à recevoir des idées ?
Par quel moyen en acquiert-elle cette prodigieuse quantité que l’imagination de l’Homme, toujours agissante et sans bornes, lui présente avec une variété presque infinie ? D’où puise-t-elle tous ces matériaux qui font comme le fond de tous ses raisonnements et de toutes ses connaissances ?
À cela je réponds en un mot, de l’Expérience : c’est le fondement de toutes nos connaissances, et c’est de là qu’elles tirent leur première origine. Les observations que nous faisons sur les objets extérieurs et sensibles, ou sur les opérations intérieures de notre âme, que nous apercevons et sur lesquelles nous réfléchissons nous-mêmes, fournissent à notre esprit les matériaux de toutes ses pensées.
Ce sont là les deux sources d’où découlent toutes les idées que nous avons, ou que nous pouvons avoir naturellement…
Mais comme j’appelle l’autre source de nos idées Sensation, je nommerai celle-ci Réflexion, parce que l’âme ne reçoit par son moyen que les idées qu’elle acquiert en réfléchissant sur ses propres opérations. C’est pourquoi je vous prie de remarquer, que dans la suite de ce discours, j’entends par Réflexion la connaissance que l’âme prend de ses différentes opérations, par où l’entendement vient à s’en former des idées.
Ce sont-là, à mon avis, les seuls Principes d’où toutes nos idées tirent leur origine; à savoir les choses extérieures et matérielles qui sont les objets de la Sensation, et les Opérations de notre Esprit, qui sont les objets de la Réflexion. »
Cette conception de la tablette vide à la base que serait l’esprit provient elle-même d’Aristote. Seulement, Aristote considère que l’esprit peut se positionner de manière adéquate avec l’intelligence qui comprend le monde, un peu comme un ordinateur peut se connecter sur internet pour y puiser des informations (qui seraient pour le coup uniquement authentiques). Dans La métaphysique, on lit ainsi :
« Il a été dit plus haut que l’intelligence est en puissance comme les choses mêmes qu’elle pense, sans en être aucune en réalité, en entéléchie [en tant que forme accomplie], avant que de les penser.
Il en est ici comme d’une tablette (grammateion) où il n’y a rien d’écrit en réalité, en entéléchie ; et c’est là le cas même de l’intelligence. »
Cela signifie que chez Jean Duns Scot, il y avait deux dimensions : celle purement matérielle où l’on apprend des sens, celle purement spirituelle où l’on apprend de Dieu et de l’Église.
Chez John Locke, par contre, c’est uniquement le monde des sens qui est célébré, la vie de l’individu totalement indépendant dans son existence sensuelle. Ainsi, quand il travaille, ce qu’il réalise est son travail à lui, sa propriété.
Comme le dit Karl Marx dans Le capital, John Locke « défendait la bourgeoisie sous toutes ses formes ».