Jean (ou John) Duns Scot (1266-1308) fut un Écossais surnommé le « Docteur Subtil », et s’il fut en effet subtil, c’est parce qu’il a défendu la dignité du réel face au dogme idéaliste de l’abstraction défendue par l’Église catholique.
Ainsi, si Jean Duns Scot a été incapable d’avoir une vision scientifique générale comme l’ont eu Avicenne et Averroès, il a parcouru un chemin inverse y contribuant : au lieu de défendre le matérialisme sur le plan de l’universalité (comme Avicenne, Averroès, Spinoza), il l’a fait sur le plan du particulier.
Comment en est-il arrivé là ? Tout simplement parce qu’il a représenté l’aspect progressiste au sein de l’idéologie féodale. Cet aspect a un aspect relatif : il ne s’agit pas d’averroïsme latin, et aujourd’hui l’Église catholique romaine assume tout à fait Jean Duns Scot, principalement concernant sa mise en valeur de la « vierge Marie » (dont la sacralisation voire le culte prend historiquement une importance toujours plus capitale au sein de l’Église catholique romaine).
Ce qui s’est passé, c’est qu’au sein de la réponse générale à l’averroïsme latin, il y avait trois positions possibles : le refus total qui triompha initialement, la relecture d’Aristote en mode catholique (que fit Thomas d’Aquin et qui triompha par la suite), et enfin la version de Jean Duns Scot.
Jean Duns Scot tente d’accepter l’interprétation correcte d’Aristote effectuée par Averroès et avant lui par Avicenne. Cependant, il réfute la position averroïste de nier la « révélation » effectuée par Dieu. Par conséquent, il est obligé de dire que la « philosophie » est insuffisante, qu’il existe une zone inatteignable pour elle : la métaphysique.
Lorsqu’Aristote parle de métaphysique, il n’a pas voulu dire que les lois fondamentales de l’univers étaient inaccessibles : bien au contraire, il s’agissait de souligner qu’elles forment la base de l’univers et qu’on peut les comprendre, même si la physique ne peut arriver qu’après. Sans connaissance des lois à la base, on ne peut en fait comprendre la physique qui est une construction établie sur ces lois, sur cette base.
Jean Duns Scot fait ce que l’Église fut obligée d’effectuer par la suite : reconnaître la science pour ce monde, mais affirmer un horizon inatteignable par la science, une dimension supérieure « cachée ». La différence avec le platonisme est que celui-ci nie l’intérêt pour le monde matériel, au profit du seul spirituel.
Ici ce n’est pas le cas : avec Jean Duns Scot, on une sorte de division du travail, qui rappelle une « blague » qu’est censée avoir fait le pape Jean Paul II au cosmologiste Stephen Hawking en visite au Vatican : « Nous sommes bien d’accord, monsieur l’astrophysicien. Ce qu’il y a après le big bang c’est pour vous, et ce qu’il y a avant, c’est pour nous. »
Comment Jean Duns Scot « sauve »-t-il Dieu, dans son aristotélisme version déiste ? En disant que Dieu n’est pas passif, replié sur lui-même et ayant donné l’existence au monde comme sous-produit de sa bonté (comme il l’est dans l’aristotélisme) : chez Jean Duns Scot, Dieu est actif, il agit.
Comment, cependant, ne pas tomber en conflit ouvert avec les enseignements d’Aristote, qui considère l’univers comme éternel et ne croit pas en la création ni en un Dieu qui « pense » pour ainsi dire individuellement ?
Eh bien simplement en assimilant Dieu à l’existence elle-même. Chez Aristote, Dieu est le « premier moteur » : il est la force qui fait bouger sans être bougée, il est la cause des causes qui s’enchaînent.
Chez Jean Duns Scot, Dieu est aussi et surtout le « premier étant ». Il est la force même qui fait « être » les choses, tandis que chez Aristote comme les philosophes grecs le plus souvent, la matière a toujours été présente, sous la forme du chaos justement façonné par le grand artisan divin.
Jean Duns Scort « sauve » ainsi la religion : quand on fait face un phénomène, ce qu’on apprend de lui, ce qui entre dans notre connaissance, ce n’est pas le reflet en tant que tel (comme chez Aristote en tant que « forme » d’une certaine quantité de matière), mais « l’être » lui-même.
Le monde est considéré, d’une certaine manière, comme l’assemblage de bouts d’existence. Il y a là une logique totalement idéaliste, que reprendra par la suite directement et ouvertement Martin Heidegger pour façonner son existentialisme.
La conception de Dieu qu’a Jean Duns Scot est dite « univoque » : tout ce qui existe est une sorte d’entité qui n’a pas de réalité en soi, mais relève directement de Dieu.
Seulement, et ce qui est intéressant ici, c’est qu’en formulant une thèse « mystique » (par ailleurs dans l’esprit de Saint-Augustin), Jean Duns Scot anéantit la catégorisation du monde en « universaux ».
Découvrir un phénomène, c’est chez Jean Duns Scot découvrir un phénomène « particulier » : seul Dieu est l’existence en tant que telle, tout ce que à quoi Dieu a permis d’exister relève non du tout, mais du particulier.
Or, en sauvant l’horizon « absolu » de la religion, il désacralise la réalité matérielle. Dans la nature, on peut en effet assembler les individus en catégories générales – Jean Duns Scot ne rejette pas les « universaux », cependant il les annule au nom de la « transcendance » divine : chaque être humain, en tant qu’il a une âme, est individuel, et irréductible. Il n’y a pas d’humanité en général, que des individus pour ainsi dire « individués », même si formellement on peut dire des êtres humains qu’ils sont humains.
Mais puisqu’il n’y a plus d’universaux authentiques, mais simplement des descriptions par des concepts, comme les individus en particulier peuvent-ils saisir des vérités ? C’est là où c’est intéressant : d’un côté, contre la falsafa arabo-persane, il nie la possibilité de comprendre les lois de l’univers. Mais de l’autre, chaque personne peut comprendre la réalité, « sa » réalité en quelque sorte « locale », au moyen des sens.
Jean Duns Scot dit ainsi :
« Cet acte d’intelligence peut être dit, au sens propre, intuitif, parce qu’il est la saisie d’une chose comme existante et présente ».
Or, si l’âme appartient au spirituel et est tourné vers lui, alors ce qu’on appelle pensée est imbriquée dans un plan matériel, se fournissant en connaissances par les cinq sens. Cela revient à dire, comme Karl Marx et Friedrich Engels l’ont résumé, que Jean Duns Scot était amené à considérer qu’en quelque sorte, la matière était amenée à penser.
Bien entendu, Jean Duns Scot considérait que l’aspect spirituel était supérieur. Mais son système à double niveau permettait la reconnaissance des sens fournissant des connaissances à l’esprit, comme coexistant avec l’âme.
Il y avait là une « individuation » très utile pour les scientifiques, qui pouvaient continuer à pousser en ce sens, une fois des progrès technologiques sérieusement engagés.