Pour comprendre l’importance du matérialisme anglais, il faut saisir la signification d’une bataille idéologique de grande ampleur ayant eu lieu au Moyen-Âge.
Ce qui a été appelé historiquement la « querelle des universaux » fut, en effet, un élément clef de l’histoire. Avec l’irruption des œuvres d’Averroès en Europe, c’est l’une des deux grandes dynamiques médiévales permettant l’affirmation du matérialisme.
D’ailleurs, et bien entendu, la querelle des universaux a un rapport direct avec l’interprétation allant dans le sens du matérialisme de la philosophie d’Aristote par la falsafa arabo-persane. Ainsi, le principal opposant à l’averroïsme que fut Thomas d’Aquin a de la même manière été le principal ennemi du nominalisme.
Qu’est-ce que la science ? La science est la capacité à dépasser les phénomènes particuliers pour avoir une vue d’ensemble. Par exemple, on constate l’existence d’êtres humains, chacun en particulier, et on dit qu’il existe un « universel », le type « humain ».
Sans universaux, on n’a pas de science, d’où justement le grand travail de sape des idéologies décadentes, de type nihilistes comme le « queer », visant à nier l’existence des universaux.
L’énorme travail d’Aristote a justement été de poser les bases de la science, en tentant de définir ce qu’il a appelé les catégories, comme par exemple la position, la qualité, la quantité, etc. Sa démarche est, au final, extrêmement embrouillé mais il parvient à poser des définitions concrètes, permettant de poser un regard scientifique.
On peut enfin parler de l’être humain en général, du cheval en général, etc., et on peut également chercher à savoir si, par exemple, lorsqu’on voit un cheval blanc, si le blanc appartient à la nature du cheval ou pas. Cela va alors avec des différences de niveaux : avec Aristote commence la division en genres, espèces, etc.
Bref, Aristote a permis de s’intéresser aux « universaux » en étudiant ce qui est particulier. Seulement, sa contribution éminemment scientifique s’est historiquement opposé à la conception de Platon.
Pour Platon, tout ce qui existe est une sorte de reflet plus ou moins raté d’une « idée » pure flottant dans un monde parallèle produit par Dieu. Il faut rejeter la forme imparfaite pour ne voir que la forme pure, voire rejoindre Dieu. C’est l’idéalisme qui cherche le Beau, le Bien, le Bon, avec l’artiste recherchant le « modèle » qui serait « idéal », etc.
C’est ici la négation du particulier au nom d’un pseudo-universel. De manière très intéressante, les forces réactionnaires liées à l’Église catholique ont cherché à réinterpréter Aristote dans le sens de Platon.
Les forces réactionnaires ont, face à l’averroïsme et dans la querelle des universaux, affirmé que les universaux étaient totalement indépendants de la matière, qu’il s’agissait de choses pratiquement spirituelles, idéales, etc. C’est le point de vue qui ne fait que reprendre Platon, et qui a formé le camp des réalistes : les universaux seraient « réels » indépendamment de la réalité.
Le concept de chien existerait ainsi indépendamment de tout chien : il préexiste, de manière religieuse, avec l’existence des chiens, car Dieu a pensé aux chiens avant de les faire.
Une version modernisée, appelée « conceptualisme », a également été développée et on retrouve naturellement ici Thomas d’Aquin, qui a été le fer de lance contre l’averroïsme et qui a fourni une interprétation tronquée des œuvres d’Aristote, conforme à la théologie catholique.
Selon les conceptualistes, la pensée forme des concepts à partir de la réalité, et ces concepts ont une existence alors indépendante. En clair, la pensée part du réel mais rejoint un « autre » niveau, alors que chez les réalistes, le réel n’a pas d’intérêt et n’est pas le point de départ pour atteindre cet autre niveau.
Les forces idéologiques féodales disaient donc que la réalité était secondaire :
– soit parce que la substance des choses existait indépendamment des choses, de manière divine (conception « réaliste » où les « universaux » sont réels) ;
– soit parce que la substance des choses est une abstraction issue de la réalité mais séparée d’elle (conception « conceptualiste » où les universaux sont séparés de la matière, et forcément éternels, rejoignant le principe de Dieu, etc.).
La troisième conception, c’est celle du « nominalisme » : seule la réalité est authentique, et les concepts qu’on utilise ne sont que des mots. Ils sont relatifs, ils sont simplement utilitaires, ils n’ont pas de réalité en eux-même, étant simplement des mots. Les universaux ne sont que des mots, des « noms ».
C’est la défense de la dignité du réel, et c’est pourquoi Karl Marx et Friedrich Engels pouvaient constater :
« Le matérialisme est le vrai fils de la Grande-Bretagne. Déjà son scolastique Duns Scot s’était demandé « si la matière ne pouvait pas penser ».
Pour opérer ce miracle, il eut recours à la toute-puissance de Dieu; autrement dit, il força la théologie elle-même à prêcher le matérialisme. Il était de surcroît nominaliste.
Chez les matérialistes anglais, le nominalisme est un élément capital, et il constitue d’une façon générale la première expression du matérialisme. » (La sainte famille)