Comme le régime mis en place par le clan Tokugawa en 1603 était totalement verrouillé, les artisans et les marchands qui se sont enrichis avaient nécessairement du mal pour se faire valoir. Les marchands étaient considérés comme de moindre valeur que les artisans, ces derniers que les paysans, avec les guerriers considérés comme l’élite.

C’est, pour cette raison, dans les marges que les artisans et les marchands enrichis, formant la bourgeoisie naissante, ont trouvé le moyen de s’affirmer. C’est ce qui donne naissance à l’esthétique iki, une sobriété sophistiquée souvent considérée comme désormais toute japonaise dans un grand raccourci.

En réalité, la bourgeoisie naissante n’avait pas le droit d’être ostentatoire, la hiérarchie sociale la présentant comme la classe la moins intéressante, la moins utile. Aussi, elle contourna cela par une sobriété apparente où la richesse se décèle dans des détails seulement.

Mais c’est sur le plan artistique que la bourgeoisie leva vraiment son drapeau, trouvant un moyen de combiner la forme et le fond pour faire passer sa propre substance sociale.

Sur le plan de la forme, c’est par l’estampe gravée sur bois que la bourgeoisie est passée. La raison est simple : le coût est modique et il est possible de mettre en avant, de manière numériquement massive, toute une série de thèmes. Cela permet non pas d’éviter la censure, mais du moins d’élargir le champ des possibles.

On a ici un moyen fondamentalement bourgeois, avec une marchandise de masse et un rapport direct aux choses sous la forme d’une représentation de celles-ci.

Estampe présentant un Petit vendeur d’eau, par Suzuki Harunobu, milieu du 18e siècle

Estampe présentant un Petit vendeur d’eau, par Suzuki Harunobu, milieu du 18e siècle

La question des choses représentées est cependant ici compliquée et cela va jouer fondamentalement sur le Japon. C’est en effet le capitalisme naissant qui façonne le cadre national. Or, la bourgeoisie émergente est marquée du sceau d’une profonde contradiction.

Il y a d’un côté les artisans et les marchands enrichis qui sont apparus de par leur rôle au service des Daimyo et de l’Etat central, et de l’autre ceux dont le développement est lié avec la paysannerie. La première a une nature bureaucratique, la seconde a une nature démocratique.

La première se tourne vers les couches dominantes et leur style de vie, la seconde vers le peuple.

Il en découle que sur le plan du fond, on va avoir d’une part une imagerie décadente, patriarcale, subjectiviste – superficielle, de l’autre une représentation du réel. Cette incohérence dans l’affirmation esthétique explique les errements nationaux qu’on va trouver dans le Japon par la suite, avec sa tendance esthétique au pervers en mode « élitiste ».

La courtisane Hanaōgi par Kitagawa Utamaro, toute fin du 18e siècle

La courtisane Hanaōgi par Kitagawa Utamaro, toute fin du 18e siècle

Ce qui joue ici, c’est la prostitution et plus exactement de vastes quartiers entiers dédiés à celle-ci, formant un monde parallèle au sein du régime, avec d’ailleurs une disposition géographique assumée telle quelle : le quartier de Shimabara à Kyoto était entouré de murailles et cerné d’un fossé, le quartier de Yoshiwara était à l’extérieur d’Edo, le quartier de Shinmachi à Osaka était pareillement verrouillé du reste de la ville en étant à la pointe occidentale.

Qui plus est, la capitale Edo avait été fondé sur le tas et impliquait la présence massive d’hommes pour la mettre en place ; concrètement, ce n’est qu’à la fin du 19e siècle que le nombre de femmes commence à équivaloir celui d’hommes à Edo. Le système de prostitution mis en place par le régime relève ainsi d’une démarche patriarcale d’autant plus assumée, avec autour de 5000 prostituées à Yoshiwara, composée des jeunes femmes vendues par leurs familles.

Ces quartiers de prostitution abritaient également des salons de thé, lieux d’apprentissage des courtisanes, passant de novice (kamuro) à apprentie (shinzô) puis courtisane (oiran), devant maîtriser « savoir-vivre » et « culture » afin d’être les très peu nombreuses dames de compagnie de l’élite sociale du régime.

Il y a également les accompagnatrices valorisant les clients de ces quartiers (les geishas), clients acceptés quel que soit leur rang social, faisant ainsi sauter la hiérarchisation systématique du régime.

C’est le « monde des fleurs et des saules », où les geishas mais en pratique toutes les femmes à divers degrés doivent avoir « la délicatesse d’une fleur ainsi que la force et la souplesse d’un saule », c’est-à-dire divertir de manière raffinée et être un objet sexuel soumis à tous les désirs masculins quels qu’ils soient.

Représentation des courtisanes respectivement de Shimabara (Kyoto), Yoshiwara (Edo), Shinmachi (Osaka)

Représentation des courtisanes respectivement de Shimabara (Kyoto), Yoshiwara (Edo), Shinmachi (Osaka)

Les quartiers hébergèrent dans la même perspective de nombreux artistes, tels des poètes ou des musiciens des rues, faisant office de divertir les clients ; c’est ainsi que naquit le théâtre Kabuki, où des acteurs fortement maquillés distraient une journée entière un public mangeant, buvant, discutant, etc.

Ces quartiers formaient ainsi une zone spéciale où justement la bourgeoisie s’affirmait, représentant ici la tendance des artisans et marchands s’étant développés directement en symbiose avec le régime. C’était l’endroit où ils pouvaient être des équivalents des Daimyo et du clan Tokugawa.

Ils formaient une culture en soi, comme avec les compte-rendus humoristiques sur les clients du quartiers (Sharebon), des estampes consistant en les portraits des femmes considérées comme les plus jolies (Bijin-ga) ou encore des acteurs (Yakusha-e), une mode vestimentaire se répandant, des ouvrages érotico-pornographiques illustrés (tel « Le coussin de Yhoshiwara » – Yoshiwara makura) avec une tendance toujours plus marquée au sadisme et aux représentations focalisées sur les organes génitaux souvent démesurés, etc.

Tiré d’un ouvrage érotique sans titre de Utagawa Toyokuni, 1798

Tiré d’un ouvrage érotique sans titre de Utagawa Toyokuni, 1798

Cette dynamique se renforça d’autant plus que la ville d’Edo connut de très nombreux épisodes d’incendies, parfois extrêmement violents (notamment en 1658, 1682, 1695, 1698, 1703, 1717), permettant d’encore plus appuyer le rôle culturel et idéologique massif du quartier de Yoshiwara assumant une continuité facile de ses activités aux dépens de la vie sociale et locale de la ville bien plus malaisé à se remettre en place.

Il fallut justement le développement d’une réelle ville sociale, par les artisans et les marchands liés à la paysannerie, pour qu’un art authentique, tourné et porté vers le peuple, s’affirme de son côté.


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