Le point de non-retour est désormais dépassé.

Le 30 septembre, le président russe Vladimir Poutine a tenu un court discours sur la fameuse place rouge de Moscou, afin de présenter l’intégration de quatre régions qui, il n’y a même pas dix ans, relevaient de l’Ukraine. Cela relevait d’un meeting-concert, intitulé « Le choix du peuple, ensemble pour toujours ».

Ses propos ont été cependant assez brefs ; il s’est voulu volontaire, très volontaire, mais n’a pas réussi car trop sous le coup de l’émotion. S’il a présenté le jour comme historique, ce n’est pas pour rien de son point de vue, puisque la Russie « retrouve » des Russes ou plus exactement ces derniers reviennent dans le giron de la mère-Russie.

De manière plus terre à terre, on parle tout de même ici d’une zone à peu près grande comme le Portugal, avec les régions de Louhansk et de Donetzk, qui avaient formé des « républiques populaires » à la suite du coup d’État nationaliste et pro-occidental à Kiev en 2014, ainsi que les régions de Kherson et de Zaporojié passées sous contrôle militaire russe à la suite de l’offensive de février 2022.

Une partie des régions de Zaporojié et de Donetzk sont par ailleurs encore sous le contrôle du régime ukrainien, ce qui implique que la Russie va elle-même entrer légalement en guerre avec l’Ukraine.

Le discours était comme on le sait l’aboutissement de référendums, pour la séparation d’avec l’Ukraine tout d’abord pour Kherson et de Zaporojié, pour rejoindre le « peuple multinational de la Fédération de Russie » pour l’ensemble des quatre dans la foulée. La dimension « légale » est une tradition russe historique.

Voici les résultats officiels, qui sont naturellement forcés par le cours des choses, sans pour autant qu’il soit possible de nier que l’attachement à la Russie prime d’une manière ou d’une autre dans cette partie du monde, le régime ultra-nationaliste ukrainien servant de repoussoir.

Il ne faut pas se leurrer : l’idée de rejeter à 100% la Russie, comme l’exige le régime ukrainien, même dans le cas où on soutient l’Ukraine, est absolument intenable humainement pour les gens ayant des liens, d’une manière ou d’une autre, avec la Russie.

La région de Kherson a d’ailleurs été prise sans coup férir dès le début de l’offensive russe, en raison de trahisons massives dans l’appareil d’État ukrainien régional.

L’intégration formelle des quatre régions s’est déroulée dans la salle Georgievsky du palais du Kremlin, une salle résolument splendide dédiée aux plus grandes cérémonies honorifiques historiquement en Russie. C’est à cette occasion que Vladimir Poutine a tenu un discours d’une quarantaine de minutes.

Et là le discours a été d’un tout autre calibre que le discours lors du meeting. Il reflète une transformation radicale de la ligne de l’appareil d’État russe. On ne peut pas comprendre l’État russe, sa stratégie, sans saisir précisément les contours de ce qu’il a formulé.

Vladimir Poutine a tout d’abord souligné le lien historique des régions de Kherson et de Zaporojié avec la « Nouvelle Russie » établie par Catherine II de Russie, dénonçant le « coup d’État néo-nazi de 2014 » et demandant une minute de silence pour les « martyrs » tombés depuis sous les coups des nationalistes ukrainiens.

Il a parlé d’un amour maintenu pour la Russie, y compris pour ceux nés « après la tragédie de l’effondrement de l’Union soviétique », une « catastrophe nationale », et même si le passé ne peut pas être restitué, il reste une volonté de vivre ensemble de la part de ceux « dont les ancêtres ont vécu dans un seul État pendant des siècles ».

L’intégration des quatre régions est considérée comme inaliénable, l’Ukraine devra céder quoi qu’il en soit :

« Je veux que les autorités de Kiev et leurs vrais maîtres en Occident m’entendent, afin que tout le monde s’en souvienne : les habitants de Lougansk et de Donetsk, de Kherson et de Zaporojié deviennent nos citoyens pour toujours.

Nous appelons le régime de Kiev à un immédiat cessez-le-feu, à cesser toutes les hostilités, la guerre qu’il a déclenchée en 2014, et à retourner à la table des négociations. Nous sommes prêts pour cela, cela a été dit plus d’une fois.

Mais nous ne discuterons pas du choix des habitants de Donetsk, Lougansk, Zaporojié et Kherson, il a été fait, la Russie ne le trahira pas. »

Cet aspect du discours ne concerne toutefois que le début et une petite partie de celui-ci. La grande majorité a tenu à une dénonciation acharnée des pays occidentaux et de leur tentative de transformer la Russie en « colonie ». La Russie se défendant, se protégeant, serait donc le phare du refus de l’ordre mondial décidé par les occidentaux, au point que Vladimir Poutine argue que la Russie est séparée de l’histoire du colonialisme et même que, à travers l’URSS, elle a été à la pointe de l’anti-colonialisme !

C’est là bien entendu totalement tiré par les cheveux, mais correspond à ce mélange Russie/URSS aux contours adaptables selon les besoins. Il faut se souvenir que Vladimir Poutine cherche ici à toucher notamment ou surtout des dirigeants de pays du tiers-monde, ce qu’il dit là est parfait pour la junte militaire au Mali ou bien l’État nationaliste-social syrien par exemple.

« Qu’est-ce sinon du racisme que la conviction péremptoire de l’Occident que sa civilisation, sa culture néolibérale est un modèle incontestable pour le monde entier ? (…)

Il convient de rappeler à l’Occident qu’il a commencé sa politique coloniale au Moyen Âge, la traite mondiale des esclaves a suivi, le génocide des tribus indiennes en Amérique, le pillage de l’Inde, de l’Afrique, les guerres de l’Angleterre et de la France contre la Chine, à la suite de quoi il a été contraint d’ouvrir ses ports au commerce de l’opium.

Ce qu’ils ont fait, c’est mettre des nations entières sous drogue, d’exterminer délibérément des groupes ethniques entiers pour le bien de la terre et des ressources, d’organiser une véritable chasse aux gens comme des animaux.

Ceci est contraire à la nature même de l’homme, vérité, liberté et justice. Et nous, nous sommes fiers qu’au XXe siècle, c’est notre pays qui a dirigé le mouvement anticolonial, qui a ouvert des possibilités à de nombreux peuples du monde de se développer, afin de réduire la pauvreté et les inégalités, de vaincre la faim et la maladie. »

L’intégration des quatre régions permet à la Russie de ne plus être faible, malade, poussive :

« Je souligne que l’une des raisons de la russophobie séculaire, l’hostilité non dissimulée de ces élites occidentales envers la Russie tient précisément à ce que nous ne nous sommes pas laissé voler pendant la période des conquêtes coloniales, nous avons forcé les Européens à commercer pour un bénéfice mutuel.

Cela a été réalisé en créant un État centralisé fort en Russie, qui s’est développé et s’est renforcé sur les grandes valeurs morales de l’orthodoxie, de l’islam, du judaïsme et du bouddhisme, sur la culture russe et la parole russe ouverte à tous.

On sait que des plans d’interventions en Russie ont été élaborés à plusieurs reprises, ils ont essayé d’utiliser le temps des troubles au début du XVIIe siècle et la période de bouleversements après 1917 a échoué. L’Occident a néanmoins réussi à s’emparer des richesses de la Russie à la fin du XXe siècle, lorsque l’État a été détruit.

Ensuite, nous avons été appelés à la fois amis et partenaires, mais en fait, ils nous ont traités comme une colonie – des milliards de dollars ont été détournés du pays dans le cadre de divers stratagèmes. Nous nous souvenons tous de tout, nous n’avons rien oublié.

Et ces jours-ci, les habitants de Donetsk et de Louhansk, de Kherson et de Zaporijia se sont prononcés en faveur de la restauration de notre unité historique. Merci ! »

Et vient alors, comme un passant une remarque de portée dramatique :

« Les États-Unis sont le seul pays au monde à avoir utilisé deux fois l’arme nucléaire, détruisant les villes japonaises d’Hiroshima et de Nagasaki. Soit dit en passant, ils ont créé un précédent. »

Cette remarque selon laquelle il y a un « précédent » est bien entendu un avertissement sur l’usage russe éventuel de la bombe atomique.

Et il s’ensuit une très fine allusion à la Chine. Les propos suivants de Vladimir Poutine montrent parfaitement comment ici, à travers lui, c’est la Chine qui parle et qui dresse un avertissement à la superpuissance américaine. On a ici directement affaire à la théorie dite « des trois mondes », non pas dans la version de Mao, mais dans la version de Deng Xiao Ping.

Les pays en développement doivent faire front contre l’hégémonie, mais d’une manière en fait particulière, puisqu’ils doivent concrètement passer sous le giron de la Chine en passe de devenir la principale superpuissance en remplacement de la superpuissance américaine.

« Le diktat américain est basé sur la force brute, sur la loi du plus fort. Parfois magnifiquement emballé, parfois sans emballage, mais l’essence est la même – la loi du plus fort.

D’où le déploiement et l’entretien de centaines de bases militaires dans tous les coins du monde, l’expansion de l’OTAN, les tentatives de constituer de nouvelles alliances militaires telles que AUKUS et autres.

Un travail actif est également en cours pour créer un lien politico-militaire entre Washington, Séoul et Tokyo.

Tous les États qui possèdent ou cherchent à posséder une véritable souveraineté stratégique et sont capables de défier l’hégémonie occidentale sont automatiquement inclus dans la catégorie des ennemis.

C’est sur ces principes que sont construites les doctrines militaires des USA et de l’OTAN, n’exigeant rien de moins qu’une domination totale.

Les élites occidentales présentent leurs plans néocoloniaux de la même manière hypocrite, même avec un semblant de paix, elles parlent d’une sorte d’endiguement, et un mot aussi rusé erre d’une stratégie à l’autre, mais, en fait, ne signifie qu’une seule chose : saper tous les centres souverains de développement.

On a déjà entendu parler du confinement de la Russie, de la Chine, de l’Iran. Je crois que d’autres pays d’Asie, d’Amérique latine, d’Afrique, du Moyen-Orient, ainsi que les partenaires et alliés actuels des États-Unis, sont les suivants. »

Vladimir Poutine a également, bien entendu, fait remarquer la crise énergétique dans les pays occidentaux, après avoir dénoncé les sanctions contre la Russie :

« Mais les gens ne peuvent pas être nourris avec des dollars et des euros imprimés. Impossible de se nourrir avec ces bouts de papier, et impossible de chauffer un foyer avec la capitalisation virtuelle et gonflée des réseaux sociaux occidentaux. »

Et il a souligné la décadence de l’occident, de manière bancale bien entendu car on sait bien que la Russie est tout à fait pareillement contaminé par le capitalisme le plus cynique, en mode oligarchique. Mais même si c’est de la démagogie, cela tape fort là où la Russie n’a pas sombré :

« Je veux maintenant revenir sur ce que j’ai dit, je veux m’adresser à tous les citoyens du pays – pas seulement aux collègues qui sont dans la salle – à tous les citoyens de Russie : voulons-nous avoir, ici, dans notre pays , en Russie, au lieu de maman et papa, « parent numéro un », « numéro deux », « numéro trois » – sont-ils déjà complètement fous?

Voulons-nous vraiment que des perversions qui conduisent à la dégradation et à l’extinction soient imposées aux enfants de nos écoles dès le primaire ? Se faire leurrer qu’il existe soi-disant d’autres genres que les femmes et les hommes, et se voir proposer une opération de changement de sexe ? »

Cela débouche sur un appel ouvertement « conservateur révolutionnaire » :

« Je le répète, la dictature des élites occidentales est dirigée contre toutes les sociétés, y compris les peuples des pays occidentaux eux-mêmes. C’est un défi pour tout le monde.

Un tel déni complet de l’homme, le renversement de la foi et des valeurs traditionnelles, la suppression de la liberté acquiert les caractéristiques d’une « religion inversée » – le satanisme pur et simple.

Dans le Sermon sur la montagne, Jésus-Christ, dénonçant les faux prophètes, dit : C’est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez. Et ces fruits toxiques sont déjà évidents pour les gens – pas seulement dans notre pays, dans tous les pays, y compris pour de nombreuses personnes et en Occident même.

Le monde est entré dans une période de transformations révolutionnaires, elles sont de nature fondamentale.

De nouveaux pôles de développement se forment, ils représentent la majorité – la majorité ! – de la communauté mondiale et sont prêts non seulement à déclarer leurs intérêts, mais aussi à les protéger, et à voir la multipolarité comme une opportunité de renforcer leur souveraineté, et donc d’acquérir une vraie liberté, une perspective historique, leur droit à une liberté indépendante, créative, développement original, à un processus harmonieux.

Partout dans le monde, y compris en Europe et aux États-Unis, comme je l’ai dit, nous avons de nombreuses personnes partageant les mêmes idées, et nous ressentons, nous voyons leur soutien. Un mouvement de libération anticolonial contre l’hégémonie unipolaire se développe déjà au sein des pays et des sociétés les plus diverses.

Sa subjectivité ne fera que grandir. C’est cette force qui déterminera la future réalité géopolitique. »

Et il a conclu en citant le philosophe conservateur Ivan Iline, qui a émigré à la révolution russe et est devenu une référence ultra-conservatrice nationaliste après 1989 :

« Si je considère la Russie comme ma patrie, cela signifie que j’aime en russe, contemple et pense, chante et parle russe, que je crois en la force spirituelle du peuple russe. Son esprit est mon esprit, son destin est mon destin, sa souffrance est ma douleur, sa floraison est ma joie. »

Pour résumer : le régime russe adopte officiellement une ligne conservatrice révolutionnaire qui, auparavant, était sous-jacente. Cela correspond forcément à la transformation de la Russie en capitalisme monopoliste d’État, c’est-à-dire en dictature d’une petite minorité, de type oligarchique, dans une perspective militariste ouverte.

La Russie s’arc-boute ainsi et la ligne du régime est de se poser comme outil historique nécessaire aux pays du tiers-monde en « développement » : si le Brésil, le Mexique, l’Afrique du Sud, l’Iran, la Turquie, la Chine, l’Inde… veulent parvenir à passer un cap, alors ils ont obligatoirement besoin de la Russie pour contrer la superpuissance américaine hégémonique qui compte maintenir sa position de force au niveau mondial.

Cela montre le très haut niveau stratégique de l’appareil d’État russe, ce qu’on appelle en anglais le 4D chess, les échecs en quatre dimensions, c’est-à-dire une analyse ultra-poussée avec des enchevêtrements tels que vu de l’extérieur on en saisit pas les fils conducteurs.

La Russie considère qu’il y a une crise et elle veut passer entre les mailles du filet. Elle fait, à sa manière, ce que le Royaume-Uni a fait avec le Brexit.

Le régime ukrainien a très bien compris ce que cela impliquait pour lui et a le même jour demandé son entrée officielle dans l’OTAN puisque, sur le terrain, l’Ukraine est déjà entièrement opérationnelle selon le mode de l’OTAN et avec son matériel. Le secrétaire de l’OTAN, Jens Stoltenberg, a accepté la demande mais immédiatement expliqué que ce n’était pas possible, puisque cela impliquerait immédiatement une guerre OTAN-Russie.

Reste à voir comment vont réagir les pays européens. Le maintien de la Russie sur une ligne dure, sur une position forte, va bouleverser le paysage politique après l’hiver si l’Ukraine n’a pas réalisé de succès militaire majeur. Les plaques tectoniques des contradictions entre puissances ne sont de toutes façons pas près de cesser – on n’échappera pas à la 3e guerre mondiale, à moins d’un bouleversement révolutionnaire d’ampleur sur la face du monde. Et sinon ce bouleversement sera produit par la guerre.


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