Les événements obligèrent à ce que se tienne un congrès extra-ordinaire de la seconde Internationale, à Bâle, les 24 et 25 novembre 1912. Les partis lui appartenant rassemblaient 3,3 millions de membres, avec 10 millions de travailleurs dans les syndicats lui étant liés.

Ils menaient une intense propagande contre la guerre, avec des initiatives communes, comme à Bussang, une petite commune de France à la frontière avec l’Allemagne, où se rassemblèrent 15 000 personnes.

Cependant, seuls Lénine et Rosa Luxembourg agissaient de manière conséquente ; Lénine quitta même la conférence du Bureau Socialiste International de la fin septembre 1911 par solidarité avec celle-ci, victime d’une énorme pression de la part de la direction de la social-démocratie allemande.

Pour les sociaux-démocrates authentiques, comme Lénine et Rosa Luxembourg, on rentrait dans une époque nouvelle : ils avaient en fait une vision de la guerre comme liée à la nature même du mode de production capitaliste, alors que pour la seconde Internationale, il fallait en fait faire face, de manière décidée, au « militarisme ».

La seconde Internationale se réunit ainsi à Bâle de manière extra-ordinaire pour débattre de comment s’opposer à la guerre, mais la mise en perspective était à la base même erronée. On le voit bien à la tenue, deux ans avant une guerre qui fut acceptée pratiquement partout, d’un congrès extra-ordinaire anti-guerre avec 555 délégués de la seconde Internationale venant de 33 pays. L’impact fut simplement historiquement nul.

On doit bien voir ici, au-delà de la terrible défaite que cela représente pour la social-démocratie allemande qui s’est totalement enlisée, que cela concerne également le mouvement ouvrier français en particulier.

Au congrès de Bâle, c’est la SFIO qui a le plus de délégués : 127, soit pratiquement le quart des délégués. Ses porte-paroles tinrent des paroles ardentes, mais concrètement ils n’apportèrent rien et furent en faillite complète en 1914.

L’aspect principal fut cependant l’opportunisme des Allemands (75 délégués) et des Autrichiens (59), qui eux disposaient réellement du marxisme et qui s’étaient littéralement écrasés devant la pression de leurs États, convergeant complètement avec ses choix.

Pour cette raison, le texte du manifeste du congrès de Bâle n’était pas faux en soi. Il cherchait à évaluer la situation, posait les bases d’une opposition à la guerre. Ce qui manquait, c’était l’arrière-plan : seul Lénine l’avait.

Voici le manifeste :

« L’Internationale a formulé dans ses Congrès de Stuttgart et de Copenhague les règles d’action du prolétariat de tous les pays pour la lutte contre la guerre :

« Si une guerre menace d’éclater, c’est un devoir de la classe ouvrière dans les pays concernés, c’est un devoir pour leurs représentants dans les Parlements, avec l’aide du Bureau socialiste international, force d’action et de coordination, de faire tous leurs efforts pour empêcher la guerre par tous les moyens qui leur paraîtront le mieux appropriés, et qui varient naturellement, selon l’acuité de la lutte des classes et la situation politique générale.

Au cas où la guerre éclaterait néanmoins, c’est leur devoir de s’entremettre pour la faire cesser promptement et d’utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste. »

Plus que jamais, les événements font une loi au prolétariat international de donner à son action concertée toute la vigueur et toute l’énergie possibles ; d’une part, la folie universelle des armements, en aggravant la cherté de la vie, a exaspéré les antagonismes de classe et créé dans la classe ouvrière un intolérable malaise.

Elle veut mettre un terme à ce régime de panique et de gaspillage ; d’autre part, les menaces de guerre qui reviennent périodiquement sont de plus en plus révoltantes, les grands peuples européens sont constamment sur le point d’être jetés les uns contre les autres, sans qu’on puisse couvrir ces attentats contre l’humanité et contre la raison du moindre prétexte d’intérêt national.

La crise des Balkans qui a déjà causé tant de désastres, deviendrait, en se généralisant, le plus effroyable danger pour la civilisation et pour le prolétariat.

Elle serait, en même temps, un des plus grands scandales de l’histoire, par la disproportion entre l’immensité de la catastrophe et la futilité des intérêts qu’on invoque.

C’est donc avec joie que le Congrès constate la pleine unanimité des partis socialistes et des syndicats de tous les pays dans la guerre contre la guerre.

Partout les prolétaires se sont élevés en même temps contre l’impérialisme.

Chaque section de l’Internationale a opposé au gouvernement de son pays la résistance du prolétariat, et mis en mouvement l’opinion publique de sa nation contre les fantaisies guerrières.

Ainsi s’est affirmée une grandiose coopération des ouvriers de tous les pays, qui a déjà contribué beaucoup à sauver la paix du monde menacée.

La peur des classes dirigeantes devant une révolution prolétarienne qui serait la suite d’une guerre universelle a été une garantie essentielle de la paix.

Le Congrès demande aux partis socialistes de continuer vigoureusement leur action par tous les moyens qui leur paraîtront appropriés. Pour cette action commune, il assigne à chaque parti socialiste sa tâche particulière. Les socialistes des Balkans devront s’opposer au renouvellement des anciennes inimitiés.

Les Partis socialistes de la péninsule des Balkans ont une lourde tâche.

Les grandes puissances de l’Europe ont contribué, par l’ajournement systématique de toutes les réformes, à créer, en Turquie, un désordre économique et politique et une surexcitation de passions nationales qui devaient conduire nécessairement à la révolte et à la guerre contre l’exploitation de cet état de choses par les dynasties et par les classes bourgeoises, les socialistes des Balkans ont dressé avec un héroïque courage les revendications d’une Fédération démocratique.

Le Congrès leur demande de persévérer dans leur admirable attitude, il compte que la démocratie socialiste des Balkans mettra tout en œuvre, après la guerre, pour empêcher que les résultats conquis au prix de si terribles sacrifices soient confisqués et détournés par les dynasties, par le militarisme, par une bourgeoisie balkaniques avide d’expansion.

Le Congrès demande particulièrement aux socialistes des Balkans de s’opposer avec force, non seulement au renouvellement des anciennes inimitiés entre Serbes, Bulgares, Roumains et Grecs, mais à toute oppression des peuples balkaniques qui se trouvent à cette heure dans un autre camp : les Turcs et les Albanais.

Les socialistes des Balkans ont le devoir de combattre toutes violences faites aux droits de ces peuples, et d’affirmer contre le chauvinisme et les passions nationales déchaînées, la fraternité de tous les peuples des Balkans y compris les Albanais, les Turcs et les Roumains.

Les socialistes d’Autriche, de Hongrie, de Croatie, de Slavonie, de Bosnie et d’Herzégovine ont le devoir de continuer de toutes leurs forces leur opposition énergique à toute attaque de la monarchie du Danube contre la Serbie.

C’est leur devoir de résister comme ils l’ont fait jusqu’ici à la politique qui tend à dépouiller la Serbie, par la force des armes, des résultats de son effort pour la transformer en une colonie autrichienne, et, pour des intérêts dynastiques, à impliquer les peuples de l’Autriche-Hongrie, et avec eux toutes les nations de l’Europe, dans les plus graves périls.

Les socialistes d’Autriche-Hongrie doivent lutter aussi dans l’avenir pour que les fractions des peuples sud-slaves, dominés maintenant par la maison des Habsbourg, obtiennent à l’intérieur même de la monarchie austro-hongroise le droit de se gouverner eux-mêmes démocratiquement.

Les socialistes d’Autriche-Hongrie, comme les socialistes d’Italie, donneront une attention particulière à la question albanaise. Le Congrès reconnaît le droit du peuple albanais à l’autonomie, mais il n’entend pas que, sous prétexte d’autonomie, l’Albanie soit sacrifiée aux ambitions austro-hongroises et italiennes.

Le Congrès voit là, non seulement un péril pour l’Albanie elle-même, mais encore dans un temps peu éloigné une menace pour la paix entre l’Autriche-Hongrie et l’Italie. C’est seulement comme membre autonome d’une Fédération démocratique des Balkans que l’Albanie peut mener vraiment une vie indépendante.

Le Congrès demande donc aux socialistes d’Autriche Hongrie et d’Italie de combattre toute tentative de leur gouvernement d’envelopper l’Albanie dans leur sphère d’influence, il leur demande de continuer leurs efforts pour assurer des résultats pacifiques entre l’Autriche-Hongrie et l’Italie.

C’est avec une grande joie que le Congrès salue les grèves de protestation des ouvriers russes : il y voit une preuve que le prolétariat de Russie et de Pologne commence à se remettre des coups que la contre-révolution tsariste lui a portés.

Le Congrès voit dans cette action ouvrière la plus forte garantie contre les criminelles intrigues du tsarisme qui, après avoir écrasé dans le sang les peuples de son empire, après avoir infligé des trahisons nombreuses aux peuples des Balkans livrés par lui à leurs ennemis, vacille maintenant entre la peur des suites qu’une guerre aurait pour lui et la peur d’un mouvement nationaliste que lui-même a créé.

Quand donc, maintenant le tsarisme s’essaie à paraître comme un libérateur des nations balkaniques, ce n’est que pour reconnaître sous un hypocrite prétexte et par une injure sanglante, sa prépondérance dans les Balkans.

Le Congrès compte que la classe ouvrière des villes et des campagnes de Russie, de Finlande et de Pologne, usant de sa force accrue, déchirera ce voile de mensonges, s’opposera à toute aventure guerrière du tsarisme, à toutes entreprises, soit sur l’Albanie, soit sur Constantinople, et concentrera toutes ses forces dans un nouveau combat de libération contre le despotisme tsariste.

Le tsarisme est l’espérance de toutes les puissances de réaction de l’Europe, le plus terrible ennemi de la démocratie européenne, comme il est le plus terrible ennemi du peuple russe.

L’Internationale considère qu’amener sa chute est une de ses tâches principales. Mais la tâche la plus importante dans l’action Internationale incombe aux travailleurs d’Allemagne, de France et d’Angleterre.

En ce moment, les travailleurs de ces pays doivent demander à leurs Gouvernements de refuser tout secours à l’Autriche-Hongrie et à la Russie, de s’abstenir de toute immixtion dans les troubles balkaniques et de garder une neutralité absolue.

Si, entre les trois grands pays qui guident la civilisation humaine, une guerre éclatait pour la querelle serbo-autrichienne au sujet d’un port, ce serait une criminelle folie. Les travailleurs d’Allemagne et de France n’acceptent pas que des traités secrets puissent jamais leur faire une obligation d’entrer dans le conflit des Balkans.

Si, dans la suite, l’effondrement militaire de la Turquie ébranlait la puissance ottomane en Asie-Mineure c’est le devoir des socialistes d’Angleterre de France et d’Allemagne de s’opposer de toutes leurs forces à une politique de conquête en Asie-Mineure, qui mènerait droit à la guerre universelle.

Le Congrès considère comme le plus grand danger pour la paix de l’Europe, l’hostilité artificiellement entretenue entre la Grande-Bretagne et l’empire allemand.

Il fallut les efforts de la classe ouvrière des deux pays pour apaiser cet antagonisme.

Il estime que le meilleur moyen à cet effet sera la conclusion d’un accord sur la limitation des armements navals et sur l’abolition du droit de prise maritime.

Le Congrès demande aux socialistes d’Angleterre et d’Allemagne leur propagande en vue de cet accord L’apaisement des antagonismes entre l’Allemagne d’un côté, la France et l’Angleterre de l’autre, écarterait le plus grand péril pour la paix du monde.

Il ébranlerait la puissance du tsarisme qui exploite cet antagonisme, il rendrait impossible toute attaque de l’Autriche contre la Serbie, et il assurerait la paix universelle ; tous les efforts de l’Internationale devant tendre vers ce but.

Le Congrès constate que toute l’Internationale socialiste est unie sur ces idées essentielles de la politique extérieure.

Il demande aux travailleurs de tous les pays d’opposer à l’impérialisme capitaliste la force de la solidarité Internationale du prolétariat ; il avertit les classes dirigeantes de tous les pays de ne pas accroître encore, par des actions de guerre, la misère infligée aux masses par le mode de production capitaliste. Il demande, il exige la paix.

Que les Gouvernements sachent bien que dans l’état actuel de l’Europe et dans la disposition d’esprit de la classe ouvrière, ils ne pourraient, sans péril pour eux-mêmes, déchaîner la guerre.

Qu’ils se souviennent que la guerre franco-allemande a provoqué l’explosion révolutionnaire de la Commune, que la guerre russo-japonaise a mis en mouvement les forces de révolution des peuples de la Russie ; qu’ils se souviennent que le malaise provoqué par la surenchère des dépenses militaires et navales a donné aux conflits sociaux en Angleterre et sur le continent une acuité inaccoutumée et déchaîné des grèves formidables.

Ils seraient fous s’ils ne sentaient pas que la seule idée d’une guerre monstrueuse soulève l’indignation et la colère du prolétariat de tous les pays.

Les travailleurs considèrent comme un crime de tirer les uns sur les autres pour le profit des capitalistes ou l’orgueil des dynasties ou les combinaisons des traités secrets.

Si les Gouvernements, supprimant toute possibilité d’évolution régulière, acculent le prolétariat de toute l’Europe à des résolutions désespérées, c’est eux qui porteront toute la responsabilité de la crise provoquée par eux.

L’Internationale redoublera d’efforts pour prévenir la guerre par sa propagande toujours plus intense, par sa protestation toujours plus ferme.

Le Congrès charge, à cet effet, le Bureau Socialiste International de suivre les événements avec un redoublement d’attention et de maintenir, quoi qu’il advienne, les communications et les liens entre les partis prolétariens de tous les pays.

Le prolétariat a conscience que c’est sur lui que repose, à cette heure, tout l’avenir de l’humanité et il emploiera toute son énergie pour empêcher l’anéantissement de la fleur de tous les peuples menacés de toutes les horreurs des massacres énormes, de la famine et de la peste.

Le Congrès fait appel à vous tous, prolétaires socialistes de tous les pays, pour que, dans cette heure décisive, vous fassiez entendre votre voix et affirmiez votre volonté sous toutes les formes et partout.

Élevez de toute votre force votre protestation unanime dans les Parlements ; unissez-vous dans des manifestations et actions de masses, utilisez tous les moyens que l’organisation et la force du prolétariat met entre vos mains, de telle sorte que les Gouvernements sentent constamment devant eux la volonté attentive et agissante d’une classe ouvrière résolue à la paix.

Opposez ainsi au monde capitaliste de l’exploitation et du meurtre les masses du monde prolétarien de la paix et de l’Union des peuples. »

La seconde Internationale ne tiendra pourtant pas le choc lors du déclenchement de la guerre mondiale.


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