La position d’Al-Farabi reflète à la fois les avancées permises par le passage au mode de production féodal et l’impossibilité de saisir le réel, à travers l’incapacité à formuler une idéologie totale qui permette de faire face aux contradictions qui se développent en son sein.

Ainsi, le mode de production féodal permet la constitution d’agglomérations durables, rassemblant les capacités humaines en leur donnant à travers l’expression juridico-urbaine de l’Islam une perspective de civilisation.

Mais cette perspective ne peut s’appliquer de la même manière dans les campagnes, où les rapports de domination s’imposent largement par la force militaire, directement ou indirectement appliquée, pour lever les impôts, distribuer ou redistribuer les propriétés, exercer la justice, assurer le ravitaillement etc.

De même, la ville islamique apparaît comme un chaudron, l’ébullition des capacités rassemblées et la différenciation croissante des situations permettent un foisonnement d’éclosions culturelles, encore favorisé par les échanges et le développement d’un marché de mieux en mieux organisé.

La ville apparaît dès lors à la fois comme l’horizon même de la civilisation islamique et son pire adversaire, favorisant toutes les divergences et les dissidences. Al-Farabi lui-même a longuement fréquenté au cours de sa formation des maîtres, musulmans de différentes écoles ou chrétiens, notamment nestoriens, à commencer par son maître, Abū Bishr Mattā ibn Yūnus, surnommé al-Qunnā’ī.

Deux voies s’ouvraient alors, face auxquelles la pensée d’Al-Farabi se trouve précisément au seuil.

Sa pensée tente d’abord de proposer un cadre institutionnel pour discipliner la ville, avec plus de profondeur que simplement le droit : par une morale allant à l’esprit chevaleresque. C’est ce chemin qui verra se développer ensuite la futuwwa, comme esprit urbain de la chevalerie, avec ses confréries initiatrices quadrillant la ville, son organisation et son quotidien, en la repliant sur elle-même pour la geler dans son essence militaire.

Ensuite, sa pensée saute par-dessus la contradiction villes-campagnes, pour chercher à trouver à la ville un autre antagoniste comme porte de sortie : le désert. En l’espèce, il s’agit des populations nomades et pastorales, tels les Bédouins arabes, les Kurdes, comme l’étaient les Bouyides à l’origine, mais aussi les Turcs s’insérant de plus en plus fréquemment dans l’Orient musulman.

En fait, ces deux aspects des contradictions ouvertes par les villes trouvent leur solution pour Al-Farabi dans une seule et même chose : l’appel à une aristocratie militaire, d’essence nomade et pastorale, qu’il voit comme une nécessité pour imposer à la ville un cadre pour empêcher son développement, perçu comme une chute en décadence, tout son idéal étant de l’immobiliser et de contrôler strictement ses mouvements.

Al-Farabi présente ainsi la nécessité de la domination aristocratique, par la qualité de l’éloquence, la fasaha, qui permet l’exercice du bon gouvernement, une fois alliée à la force armée. Ce qu’il y a d’intéressant, c’est qu’il cherche cette qualité aristocratique dans la pureté des populations nomades du « désert », c’est-à-dire des espaces pastoraux de la planète, comme l’est l’Arabie, mais aussi l’Asie centrale.

Ces peuples auraient selon lui maintenus une langue « pure », préservée des concepts et des néologismes permis par l’agglomération des capacités dans la ville :

« Donc il faut savoir à qui s’adresser pour prendre la langue de cette nation, il faut la prendre chez ceux dont l’habitude s’est fermement enracinée, habitude telle qu’elle les protège d’imaginer des sons distincts de leurs propres sons et de leur proférer ou bien d’acquérir des sons distincts de ceux dont sont composés leur propre langue et de les proférer.

Il faut prendre cette langue chez ceux qui n’ont jamais entendu d’autres langues ou d’autres expressions que les leur, ou chez ceux qui les ayant entendues, ceux dont l’esprit s’est détourné de les imaginer quand ils les ont entendues et dont la langue s’est détournée de les proférer ».

Cette pureté dans la langue leur permettrait de mieux accéder à la compréhension immédiate de la religion, et surtout de constituer un groupe militaire uni, exprimé dans une langue éloquente, mais non conceptuelle, contrairement à celle de la ville.

On a là posé ce qui se développera comme théorie systématique dans la pensée d’Ibn Khaldun au 13e siècle, avec cette idée que la civilisation se développe dans les villes, mais doit être encadrée, voire purgée, par une aristocratie militaire externe, seule en mesure de diriger convenablement la Cité et de la purifier de sa tendance à la décadence et à la dissidence.

Il se trouve dès lors une perspective eschatologique globale qui va permettre à la religion musulmane de compenser puissamment son incapacité à se formaliser en idéologie totale permettant de saisir le réel et son mouvement.

Au cadre juridico-urbain développé jusque-là par l’Islam, va s’ajouter la mystique chevaleresque initiatique comme moyen de bloquer la ville et de la replier sur elle-même.

À la contradiction villes-campagnes est opposé un appel au désert et à l’invasion rédemptrice devant imposer la réforme et l’ordre.

Dans tous les cas, les espaces de révoltes des masses et de développement d’une bourgeoisie se trouvent étranglés par un cadre féodal, liant les couches dominantes des villes à une aristocratie militaire, idéalement extérieure et fanatique, qui se montre prêt à se liquider pour se relancer dès lors que les contradictions s’accumuleraient.

Chez Al-Farabi ces développements apparaissent encore de manière élémentaire et encore confuse, mais ils vont trouver à s’exprimer par la suite de manière nette et affirmée.


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