L’art contemporain fonctionne selon des règles qui lui sont propres, avec un développement qui lui est également particulier. Il faut bien comprendre que pour exister, il a besoin d’une reconnaissance sociale. Celle-ci lui est apportée par le marché de l’art, ainsi que par les institutions.

Il faut ici voir quel a été le détonateur de l’art contemporain. Avant la vague des années 1960 qui consiste en tant que tel en l’art contemporain, il existe un cercle d’artistes américains qui, dans les années 1950, sont à l’origine d’œuvres relevant de l’abstraction.

Les figures les plus connues sont Jackson Pollock, Mark Rothko et Willem de Kooning, mais il faut mentionner également Franz Kline, Barnett Newman, Robert Motherwell. Elles sont en fait particulièrement valorisées par les institutions américaines dans le cadre de l’affrontement idéologique avec l’URSS de Staline qui promeut alors le réalisme socialiste.

Jackson Pollock dans son atelier, Wikipédia

Jackson Pollock dans son atelier, Wikipédia

Initialement, en 1946, le département d’État achète ainsi 79 œuvres relevant de « l’expressionnisme abstrait » afin de mettre en place l’exposition internationale Advancing American Art. Celle-ci ne dura qu’un an devant les critiques du gouvernement et de la presse, sans parler de l’incompréhension des Américains eux-mêmes.

C’est alors la CIA qui va s’occuper de ce front idéologique et un élément important fut l’exposition « 12 Peintres et sculpteurs Américains Contemporains », qui passa en 1953 à Paris, Zurich, Düsseldorf, Stockholm, Helsinki et Oslo, avec des œuvres des peintres Ivan Le Lorraine Albright, Stuart Davis, Arshile Gorky, Morris Graves, Edward Hopper, John Cane, John Marin, Jackson Pollock, Ben Shahn, et des sculpteurs Alexander Calder, Théodore J. Roszak et David Smith.

Le Musée national d’art moderne de Paris accueillera également par la suite Le dessin contemporain aux Etats-Unis en 1954, Cinquante ans d’art aux Etats-Unis en 1955, Jackson Pollock et la Nouvelle Peinture Américaine en 1959, etc.

Le peintre néerlandais devenu américain Willem de Kooning

Le peintre néerlandais devenu américain Willem de Kooning

Cela converge avec l’abstraction à la française, qui reprend très rapidement le flambeau des années 1920-1930 et s’oriente résolument dans la perspective américaine, tant culturellement que politiquement.

On a la galerie en 1944 la galerie Jeanne Bucher exposant Nicolas de Staël et la galerie René Drouin exposant Jean Dubuffet, en 1945 la galerie René Drouin exposant Jean Le Moal, Gustave Singier, Alfred Manessier, Tal-Coat, Jean Fautrier et la galerie Louise Leiris exposant André Masson, en 1946 la galerie Rive gauche exposant Henri Michaux, en 1947 la galerie Conti exposant Pierre Soulages et Gérard Schneider, etc.

Les Etats-Unis apparaissent comme le pays où l’abstraction peut librement s’exprimer, formant un contre-modèle idéologique à l’URSS et son réalisme socialiste.

Aux manettes des expositions américaines, on retrouve en fait le Congress for Cultural Freedom, un rassemblement intellectuel anti-communiste généré par la CIA, qui pousse à promouvoir les valeurs américaines dominantes, notamment ce qui est considéré comme l’école américaine dit de « l’expressionnisme abstrait » par l’intermédiaire d’expositions dans les pays occidentaux.

L’expressionnisme abstrait comme précurseur de l’art contemporain est présenté ouvertement lié à l’American Way of Life et en particulier à la ville de New York : au réalisme socialiste comme art social en URSS est opposé un art subjectiviste sélectionné par la haute bourgeoisie américaine.

En réalité, il s’agit d’une valorisation artificielle des Etats-Unis, l’expressionnisme abstrait n’étant apprécié que par la haute bourgeoisie et les « artistes » décadents de New York fascinés par les « avant-gardes » européennes des années 1920.

C’est le Museum of Modern Art de New York qui joue ici un rôle central, ayant été fondé en 1929 par des mécènes dont principalement la mère de Nelson Rockefeller, l’un des plus fervents soutiens de l’expressionnisme abstrait qu’il définissait comme la « free enterprise painting ».

Nombre de membres de la direction du Museum of Modern Art étaient liés peu ou prou à la CIA, comme le président de CBS William Paley (un des fondateurs de la CIA), John Hay Whitney qui avaient été à la tête du prédécesseur de la CIA que fut l’OSS et qui sera ensuite ambassadeur en Grande-Bretagne, Tom Braden qui fut le premier responsable de la division des organisations internationales de la CIA, Porter McCray qui s’occupera du plan Marshall, etc.

Une salle du MoMA de New York avec à l’arrière-plan les fameuses boîtes de conserve d’Andy Warhol, wikipédia

Une salle du MoMA de New York avec à l’arrière-plan les fameuses boîtes de conserve d’Andy Warhol, wikipédia

La CIA opérait ici directement en liaison avec la haute bourgeoisie tenante de l’expressionnisme abstrait. Il est très important de saisir cet aspect. L’art contemporain est réellement apprécié par la haute bourgeoisie. Elle s’y reconnaît, elle s’y complaît.

Cette reconnaissance américaine de l’abstraction est ainsi essentielle pour voir comment les capitalistes ont investi dans les œuvres, à la fois parce que cela peut être une source d’investissement, voire de spéculation, et parce qu’ils y reconnaissent leur propre vision du monde. Il y a littéralement un modèle américain.

Mais même l’instauration du modèle américain fut progressive. Ce n’est qu’à partir des années 1980 que la bourgeoisie américaine dans son ensemble va lui accorder toute sa place – parce qu’au-delà de la question idéologique et de l’attrait subjectiviste, il va s’agir en plus d’un placement efficace pour le capital financier.

 


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