[Article publié dans le seizième numéro de la revue « Crise »]

Même entre des pays impérialistes « alliés », les tensions grandissent pour le repartage du monde, et c’est de véritables blocs qu’il faut parler désormais.

L’Australie a rompu le « contrat historique » signé avec la France en 2016, de 12 sous-marins qu’elle avait commandé à la France, représentant 34 milliards d’euros. Cette annonce intervient en même temps que la constitution d’une alliance entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie.

Le 15 septembre 2021, ces pays signent en effet une alliance : l’AUSUK, pour AU(stralia), US(A), UK.

Elle a été annoncée par une conférence de presse par vidéo avec le président américain Joe Biden, le premier ministre britannique Boris Johnson, le premier ministre australien Scott Morrison.

La nouvelle est tombée de manière abrupte ; voici comment Le Monde raconte le déroulement de l’annonce :

« Il est 21 h 38, à Washington, ce mardi 14 septembre, quand un certain nombre de journalistes américains et étrangers voient tomber dans leur boîte mail une invitation du Conseil de sécurité nationale, rattaché à la Maison Blanche, pour un « briefing » de presse par téléphone. Le thème annoncé est vague : « Background sur une initiative de sécurité nationale ».

Rien d’anormal, à ce stade. Autrefois réservés à des occasions bien particulières, les « briefs » sont devenus, sous la pression des réseaux sociaux et de l’information continue, la norme pour beaucoup de sujets internationaux. A toute heure, avec très peu de préavis, les correspondants de presse se retrouvent convoqués pour prendre note de positions politiques soupesées au millimètre, avant un temps très serré de questions-réponses. Le pur déclaratif y est roi.

C’est donc de cette manière, le mercredi 15 septembre, qu’une nouvelle alliance entre l’Australie, le Royaume-Uni et les Etats-Unis, baptisée Aukus, s’invite inopinément dans l’agenda des rédactions. La relecture du script de ce point de presse, auquel le correspondant du Monde a assisté, est éloquente. On y parle d’« annonce historique », du « plus grand pas stratégique que l’Australie ait décidé depuis des générations ».»

Le Monde raconte également que le président français Emmanuel Macron n’a pas répondu par deux fois au coup de fil du premier ministre australien Scott Morrisson ce jour-là. C’est que pour la France, c’est à la fois un affront et un grand recul stratégique dans une zone Indo-Pacifique où elle est très présente, ne serait-ce qu’avec la Polynésie et la Nouvelle-Calédonie.

L’alliance AUSUK permet inversement au Royaume-Uni et aux États-Unis d’obtenir une excellente position dans la zone. C’est bien sûr la continuation de la politique américaine, alors que les bourgeois modernistes voulaient faire passer Biden pour un pacifiste qui entendait réformer les États-Unis, faire une relance keynésienne, etc.

En réalité la stratégie de la superpuissance américaine est de renforcer l’offensive contre la Chine, celle de l’impérialisme britannique de profiter de la victoire américaine attendue, alors que de son côté, l’Australie va bénéficier d’un partage de connaissance lui permettant de construire des sous-marins nucléaires et de s’aligner sur ces deux puissances dont elle est devenue un satellite.

Le président américain Joe Biden, de son côté, après avoir déclaré que « les États-Unis n’avaient pas de plus proche allié que l’Australie », a expliqué de manière belliciste que :

« Il s’agit d’investir dans notre plus grande force, nos alliances, et de les mettre à jour pour mieux répondre aux menaces d’aujourd’hui et de demain. »

Quant au premier ministre britannique Boris Johnson, il a nommé par la suite, le 7 octobre, le chef de la Royal Navy Tony Radakin, en première ligne dans la mise en place d’AUSUK en tant que chef de la marine militaire, comme chef d’état-major des armées britanniques. On notera que sur les 24 chefs d’état-major des armées britanniques depuis 1959, seulement dix viennent de la marine militaire.

Cela met bien entendu l’impérialisme français dans une situation intenable. Le ministre des affaires étrangères, Jean-Yves le Drian, parlant même d’un « coup dans le dos » et le communiqué conjoint du ministère des armées et du ministère des affaires étrangères dit même :

« C’est une décision contraire à la lettre et à l’esprit de la coopération qui prévalait entre la France et l’Australie, fondée sur une relation de confiance politique comme sur le développement d’une base industrielle et technologique de défense de très haut niveau en Australie.

Le choix américain qui conduit à écarter un allié et un partenaire européen comme la France d’un partenariat structurant avec l’Australie, au moment où nous faisons face à des défis sans précédent dans la région Indo-Pacifique, que ce soit sur nos valeurs ou sur le respect d’un multilatéralisme fondé sur la règle de droit, marque une absence de cohérence que la France ne peut que constater et regretter. »

Ce communiqué marque une réelle tension entre les pays impérialistes occidentaux, alors même que l’OTAN voudrait faire croire depuis des années à une cohésion entre ces mêmes États, qui auraient les mêmes intérêts. En réalité, tel n’est pas le cas et la seconde crise générale du capitalisme exacerbe les tensions interimpérialistes, y compris entre « alliés », comme il s’agit d’une bataille pour le repartage du monde où priment les intérêts immédiats des uns et des autres.

La France s’imaginait ainsi jouer un rôle de premier plan dans ce qu’elle nomme la zone Indo-Pacifique, en se maintenant entre les États-Unis et la Chine : en faisant annuler le contrat, les États-Unis lui barre frontalement la route.

C’est ce qui force la France a poussé en direction d’un pôle européen, avec dans le même communiqué ministériel ce passage :

« Alors qu’est publiée aujourd’hui même la communication conjointe sur la stratégie européenne pour la coopération dans la région Indo-Pacifique, la France confirme sa volonté d’une action très ambitieuse dans cette région visant à préserver la « liberté de la souveraineté » de chacun.

Seule nation européenne présente en Indo-Pacifique avec près de deux millions de ses ressortissants et plus de 7000 militaires, la France est un partenaire fiable qui continuera à y tenir ses engagements, comme elle l’a toujours fait.

La décision regrettable qui vient d’être annoncée sur le programme FSP ne fait que renforcer la nécessité de porter haut et fort la question de l’autonomie stratégique européenne. Il n’y a pas d’autre voie crédible pour défendre nos intérêts et nos valeurs dans le monde, y compris dans l’Indopacifique. »

De fait, l’alliance conclue entre les États-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni a été un véritable coup porté à l’impérialisme français qui se voit obligé d’espérer un déblocage européen.

Aussi, pour marquer le coup, le 17 septembre, la France a dans ce cadre pas moins que rappeler ses ambassadeurs aux États-Unis et en Australie pour des « consultations », manière de la diplomatie bourgeoise de montrer l’extrême gravité de la situation.

Ils ont été renvoyés dans leurs pays respectifs, après une entrevue téléphonique entre Emmanuel Macron et Joe Biden le 22 septembre. Une déclaration des deux chefs d’États impérialistes a été communiquée dans la foulée, avec une langue de bois qui n’avance rien de concret, alors que les États-Unis ont caché la réalisation d’AUSUK absolument jusqu’au dernier moment.

« Le Président de la République française, M. Emmanuel MACRON, et le Président des États-Unis d’Amérique, M. Joe BIDEN, se sont entretenus le 22 septembre, à la demande de ce dernier, pour examiner les conséquences de l’annonce faite le 15 septembre dernier. Ils sont convenus que des consultations ouvertes entre alliés sur les questions d’intérêt stratégique pour la France et les partenaires européens auraient permis d’éviter cette situation. Le Président BIDEN a fait part de son engagement durable à ce sujet.

Les deux chefs d’État ont décidé de lancer un processus de consultations approfondies, visant à mettre en place les conditions garantissant la confiance et à proposer des mesures concrètes pour atteindre des objectifs communs. Ils se rencontreront en Europe à la fin du mois d’octobre pour parvenir à des points d’accord et conserver à ce processus tout son dynamisme. Dans ce contexte, le Président MACRON a décidé que l’Ambassadeur de France retournerait à Washington la semaine prochaine. Celui-ci travaillera alors en lien étroit avec des hauts fonctionnaires américains.

Les États-Unis réaffirment que l’engagement de la France et de l’Union européenne dans la région Indo-Pacifique revêt une importance stratégique, notamment dans le cadre de la stratégie de l’Union européenne pour la coopération dans la région Indo-Pacifique récemment publiée. Les États-Unis reconnaissent également l’importance d’une défense européenne plus forte et plus capable, qui contribue positivement à la sécurité globale et transatlantique et est complémentaire à l’OTAN.

Les États-Unis s’engagent à renforcer leur appui aux opérations antiterroristes conduites par les États européens dans la région du Sahel, dans le cadre de leur lutte commune contre le terrorisme. »

De plus, le 5 octobre 2021, c’est le Secrétaire d’État américain, l’équivalent du Ministre des affaires étrangères et poste le plus important au sein d’une « administration » américaine, Anthony Blinken, qui se rendait en France pour éclaircir la situation avec celle-ci.

Il a principalement réaffirmé que la Chine était toujours la première menace. A propos de la crise il a déclaré à une des principales chaînes de télévision française : « On constate deux choses : on aurait pu, on aurait dû faire mieux au niveau de la communication ».

De manière bien plus concrète, la France a réalisé une nouvelle alliance avec la Grèce avec qui elle vient de vendre des frégates et des avions de chasse,

Le sens que prend alors la signature du pacte secret entre la France et la Grèce devient une question d’autant plus importante dans ce contexte. La France voulait jouer un rôle dans la zone Indo-Pacifique ; n’y parvenant pas, elle se tourne alors vers la Turquie, qui devient sa priorité. C’est un adversaire à son niveau, du moins en apparence, de par les immenses ramifications méditerranéennes de cette opposition franco-turque.


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