En affrontant la petite production comme réalité, Lénine récuse le gauchisme comme maladie infantile du communisme, qui est le produit de cette réalité, qui nie la centralisation nécessaire pour la réorganisation de l’économie du point de vue socialiste. Lénine conçoit ainsi véritablement le socialisme comme phase transitoire et il critique les gauchistes qui conçoivent la révolution socialiste sans intégrer les caractéristiques de cette phase transitoire.

Voici ce qu’il explique dans La maladie infantile du communisme (le « gauchisme ») :

la_revolution_russe_la_maladie_infantile_du_communisme__.jpg« Le capitalisme laisse nécessairement en héritage au socialisme, d’une part, les vieilles distinctions professionnelles et corporatives, qui se sont établies durant des siècles entre les ouvriers, et, d’autre part, des syndicats qui ne peuvent se développer et ne se développeront que très lentement, pendant des années et des années, en des syndicats d’industrie plus larges, moins corporatifs (s’étendant à des industries entières, et non pas simplement à des corporations, des corps de métiers et des professions).

Par l’intermédiaire de ces syndicats d’industrie, on supprimera plus tard la division du travail entre les hommes ; on passera à l’éducation, à l’instruction et à la formation d’hommes universellement développés, universellement préparés, et sachant tout faire.

C’est là que va, doit aller et arrivera le communisme, mais seulement au bout de longues années. Tenter aujourd’hui d’anticiper pratiquement sur ce résultat futur du communisme pleinement développé, solidement constitué, à l’apogée de sa maturité, c’est vouloir enseigner les hautes mathématiques à un enfant de quatre ans.

Nous pouvons (et devons) commencer à construire le socialisme, non pas avec du matériel humain imaginaire ou que nous aurions spécialement formé à cet effet, mais avec ce que nous a légué le capitalisme. Cela est très « difficile », certes, mais toute autre façon d’aborder le problème est si peu sérieuse qu’elle ne vaut même pas qu’on en parle.

Les syndicats ont marqué un progrès gigantesque de la classe ouvrière au début du développement du capitalisme ; ils ont marqué le passage de l’état de dispersion et d’impuissance où se trouvaient les ouvriers, aux premières ébauches du groupement de classe.

Lorsque commença à se développer la forme suprême de l’union de classe des prolétaires, le parti révolutionnaire du prolétariat (qui ne méritera pas ce nom aussi longtemps qu’il ne saura pas lier les chefs, la classe et les masses en un tout homogène, indissoluble), les syndicats révélèrent inévitablement certains traits réactionnaires, une certaine étroitesse corporative, une certaine tendance à l’apolitisme, un certain esprit de routine, etc. Mais nulle part au monde le développement du prolétariat ne s’est fait et ne pouvait se faire autrement que par les syndicats, par l’action réciproque des syndicats et du parti de la classe ouvrière.

La conquête du pouvoir politique par le prolétariat est, pour le prolétariat considéré comme classe, un immense pas en avant.

Aussi le parti doit-il, plus encore que dans le passé, à la manière nouvelle et pas seulement à l’ancienne, éduquer les syndicats, les diriger, sans oublier toutefois qu’ils restent et resteront longtemps l’indispensable « école du communisme » et l’école préparatoire des prolétaires pour l’application de leur dictature, le groupement nécessaire des ouvriers afin que la gestion de toute l’économie du pays passe graduellement d’abord aux mains de la classe ouvrière (et non à telles ou telles professions), et puis à l’ensemble des travailleurs.

Un certain « esprit réactionnaire » des syndicats, en ce sens, est inévitable sous la dictature du prolétariat. Ne pas le comprendre, c’est faire preuve d’une totale incompréhension des conditions essentielles de la transition du capitalisme au socialisme.

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Redouter cet « esprit réactionnaire », essayer de l’éluder, de passer outre, c’est commettre une grave erreur, car c’est craindre d’assumer ce rôle de l’avant-garde du prolétariat qui consiste à instruire, éclairer, éduquer, appeler à une vie nouvelle les couches et les masses les plus retardataires de la classe ouvrière et de la paysannerie.

D’autre part, remettre la mise en œuvre de la dictature du prolétariat jusqu’au moment ou il ne resterait plus un seul ouvrier atteint d’étroitesse professionnelle, plus un ouvrier imbu des préjugés corporatifs et trade-unionistes, serait une erreur encore plus grave. L’art du politique (et la juste compréhension de ses devoirs par un communiste) est d’apprécier correctement les conditions et le moment où l’avant-garde du prolétariat sera à même de s’emparer du pouvoir ; de bénéficier, pendant et après, d’un appui suffisant de couches suffisamment larges de la classe ouvrière et des masses laborieuses non prolétariennes ; où elle saura dès lors soutenir, renforcer, élargir sa domination, en éduquant, en instruisant, en attirant à elle des masses toujours plus grandes de travailleurs. »

Par conséquent, les communistes doivent accepter la réalité sociale ; la révolution n’est pas pure mais conforme à la réalité, et il faut chercher les masses là où elles sont :

« Mais nous luttons contre « l’aristocratie ouvrière » au nom de la masse ouvrière et pour la gagner à nous ; nous combattons les leaders opportunistes et social-chauvins pour gagner à nous la classe ouvrière. Il serait absurde de méconnaître cette vérité élémentaire et évidente entre toutes.

Or, c’est précisément la faute que commettent les communistes allemands « de gauche » qui, de l’esprit réactionnaire et contre-révolutionnaire des milieux dirigeants syndicaux, concluent à . . . la sortie des communistes des syndicats ! Au refus d’y travailler ! et voudraient créer de nouvelles formes d’organisation ouvrière qu’ils inventent ! Bêtise impardonnable qui équivaut à un immense service rendu par les communistes à la bourgeoisie (…).

La « théorie » saugrenue de la non-participation des communistes dans les syndicats réactionnaires montre, de toute évidence, avec quelle légèreté ces communistes « de gauche » envisagent la question de l’influence sur les « masses », et quel abus ils font dans leurs clameurs du mot « masse ». Pour savoir aider la « masse » et gagner sa sympathie, son adhésion et son appui, il ne faut pas craindre les difficultés, les chicanes, les pièges, les outrages, les persécutions de la part des « chefs » (qui, opportunistes et social-chauvins, sont dans la plupart des cas liés – directement ou indirectement – à la bourgeoisie et à la police) et travailler absolument là où est la masse. Il faut savoir consentir tous les sacrifices, surmonter les plus grands obstacles, afin de faire un travail de propagande et d’agitation méthodique, persévérant, opiniâtre et patient justement dans les institutions, sociétés, organisations – même tout ce qu’il y a de plus réactionnaires – partout où il y a des masses prolétariennes ou semi-prolétariennes. »

De la même manière, le parlement ne doit pas être compris abstraitement, mais dans son contexte historique. Voici ce que dit Lénine :

la_revolution_russe_la_maladie_infantile_du_communisme_le_gauchisme__3.jpg« Les formes parlementaires « historiquement ont fait leur temps ». C’est vrai au sens de la propagande. Mais chacun sait que de là à leur disparition dans la pratique, il y a encore très loin.

Depuis des dizaines d’années on pouvait dire à bon droit que le capitalisme « historiquement avait fait son temps » ; mais’ cela ne nous dispense nullement de la nécessité de soutenir une lutte très longue et très opiniâtre sur le terrain du capitalisme. Le parlementarisme a « historiquement fait son temps » au point de vue de l’histoire universelle, autrement dit l’époque du parlementarisme bourgeois est terminée, l’époque de la dictature du prolétariat a commencé.

C’est indéniable. Mais à l’échelle de l’histoire universelle, c’est par dizaines d’années que l’on compte.

Dix ou vingt ans plus tôt ou plus tard ne comptent pas du point de vue de l’histoire universelle ; c’est au point de vue de l’histoire universelle une quantité négligeable qu’il est impossible de mettre en ligne de compte, même par approximation. Mais c’est justement pourquoi, en invoquant, dans une question de politique pratique, l’échelle de l’histoire mondiale, on commet la plus flagrante erreur théorique. »

Lénine précise d’ailleurs bien ce qu’est le parlement, qui ne saurait être le centre du pouvoir bourgeois de toutes manières :

« De ce que le parlement devient l’organe et le « centre » (en fait, il n’a jamais été et ne peut jamais être le « centre », soit dit en passant) de la contre-révolution, tandis que les ouvriers créent les instruments de Leur pouvoir sous la forme des Soviets, il s’ensuit que les ouvriers doivent se préparer – idéologiquement, politiquement, techniquement – à la lutte des Soviets contre le parlement, à la dissolution du parlement par les Soviets. Mais il ne s’ensuit nullement que cette dissolution soit entravée ou ne soit pas facilitée par la présence d’une opposition soviétique au sein du parlement contre-révolutionnaire. »

Lénine est également parfaitement conscient des spécificités ayant facilité la révolution socialiste en Russie :

« Créer dans les parlements d’Europe une fraction parlementaire authentiquement révolutionnaire est infiniment plus malaisé qu’en Russie. Évidemment. Mais ce n’est là qu’un aspect particulier de cette vérité générale, qu’étant donné la situation historique concrète, extrêmement originale, de 1917, il a été facile à la Russie de commencer la révolution socialiste, tandis qu’il lui sera plus difficile qu’aux pays d’Europe de la continuer et de la mener à son terme. J’ai déjà eu l’occasion, au début de 1918, d’indiquer ce fait, et une expérience de deux ans a entièrement confirmé ma façon de voir. Des conditions spécifiques telles que :

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la possibilité d’associer la révolution soviétique à la cessation – grâce à cette révolution – de la guerre impérialiste qui infligeait aux ouvriers et aux paysans d’incroyables tortures ;

la possibilité de mettre à profit, pendant un certain temps, la lutte à mort des deux groupes de rapaces impérialistes les plus puissants du monde qui n’avaient pu se coaliser contre l’ennemi soviétique ;

la possibilité de soutenir une guerre civile relativement longue, en partie grâce aux vastes étendues du pays et à ses mauvais moyens de communications ;

l’existence dans la paysannerie d’un mouvement révolutionnaire démocratique bourgeois si profond que le parti du prolétariat a pu prendre les revendications révolutionnaires du parti des paysans (parti socialiste-révolutionnaire, nettement hostile, dans sa majorité, au bolchevisme) et les réaliser aussitôt grâce à la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, – pareilles conditions spécifiques n’existent pas actuellement en Europe occidentale, et le renouvellement de conditions identiques ou analogues n’est guère facile.

Voilà pourquoi, en plus d’une série d’autres raisons, il est notamment plus difficile à l’Europe occidentale qu’à nous de commencer la révolution socialiste. »

De là la position de Lénine, qui soutient le réalisme contre le gauchisme :

« Le capitalisme ne serait pas le capitalisme si le prolétariat « pur » n’était entouré d’une foule extrêmement bigarrée de types sociaux marquant la transition du prolétaire au semi-prolétaire (à celui qui ne tire qu’à moitié ses moyens d’existence de la vente de sa force de travail), du semi-prolétaire au petit paysan (et au petit artisan dans la ville ou à la campagne, au petit exploitant en général) ; du petit paysan au paysan moyen, etc. ; si le prolétariat lui-même ne comportait pas de divisions en catégories plus ou moins développées, groupes d’originaires, professionnels, parfois religieux, etc.

D’où la nécessité, la nécessité absolue pour l’avant-garde du prolétariat, pour sa partie consciente, pour le Parti communiste, de louvoyer, de réaliser des ententes, des compromis avec les divers groupes de prolétaires, les divers partis d’ouvriers et de petits exploitants. Le tout est de savoir appliquer cette tactique de manière à élever, et non à abaisser le niveau de conscience général du prolétariat, son esprit révolutionnaire, sa capacité de lutter et de vaincre. »

Lénine souligne bien que la vie l’emporte toujours, et que le processus révolutionnaire est toujours bien plus riche que ce à quoi on peut s’attendre. Cette reconnaissance du caractère vivant du mouvement de la matière décidé de la nature politique de l’intervention communiste :

« L’histoire en général, et plus particulièrement l’histoire des révolutions, est toujours plus riche de contenu, plus variée, plus multiforme, plus vivante, « plus ingénieuse » que ne le pensent les meilleurs partis, les avant-gardes les plus conscientes des classes les plus avancées.

Et cela se conçoit, puisque les meilleures avant-gardes expriment la conscience, la volonté, la passion, l’imagination de dizaines de mille hommes, tandis que la révolution est, – en des moments d’exaltation et de tension particulières de toutes les facultés humaines, – l’œuvre de la conscience, de la volonté, de la passion, de l’imagination de dizaines de millions d’hommes aiguillonnés par la plus âpre lutte des classes.

De là deux conclusions pratiques d’une grande importance : la première, c’est que la classe révolutionnaire, pour remplir sa tâche, doit savoir prendre possession de toutes les formes et de tous les côtés, sans la moindre exception, de l’activité sociale (quitte à compléter, après la conquête du pouvoir politique et parfois au prix d’un grand risque et d’un danger énorme, ce qu’elle n’aura pas terminé avant cette conquête) ; la seconde, c’est que la classe révolutionnaire doit se tenir prête à remplacer vite et brusquement une forme par une autre. »

Lénine, enfin, comprend bien que la social-démocratie a été exemplaire – il ne la rejette pas – mais qu’elle n’a pas compris justement le mouvement de la vie :

la_revolution_russe_la_maladie_infantile_du_communisme_5.jpg« Ce qui est advenu à des marxistes d’une aussi haute érudition, à des chefs de la II° Internationale aussi dévoués au socialisme que Kautsky, Otto Bauer et autres, pourrait (et devrait) être une utile leçon. Ils comprenaient parfaitement la nécessité d’une tactique souple ; ils avaient appris eux-mêmes et ils enseignaient aux autres la dialectique marxiste (et beaucoup de ce qui a été fait par eux dans ce domaine restera à jamais parmi les acquisitions précieuses de la littérature socialiste) ; mais au moment d’appliquer cette dialectique, ils commirent une erreur si grande, ou se révélèrent pratiquement de tels non-dialecticiens, des hommes tellement incapable d’escompter les prompts changements de forme et la rapide entrée d’un contenu nouveau dans les formes anciennes, que leur sort n’est guère plus enviable que celui de Hyndman, de Guesde et Plékhanov.

La cause essentielle de leur faillite, c’est qu’ils se sont laissé « hypnotiser » par une seule des formes de croissance du mouvement ouvrier et du socialisme, forme dont ils ont oublié le caractère limité ; ils ont eu peur de voir le bouleversement rendu inévitable par les conditions objectives, et ils ont continué à répéter des vérités élémentaires, apprises par cœur, aussi indiscutables à première vue que : trois c’est plus que deux.

Or, la politique ressemble plus à l’algèbre qu’à l’arithmétique, et encore plus aux mathématiques supérieures qu’aux mathématiques élémentaires. En réalité, toutes les formes anciennes du mouvement socialiste se sont remplies d’une substance nouvelle ; de ce fait un nouveau signe, le signe « moins », est apparu devant les chiffres, tandis que nos sages ont continué opiniâtrement (et continuent encore) à se persuader et à persuader les autres que « moins trois », c’est plus que « moins deux ». »

Par son analyse, La maladie infantile du communisme (le « gauchisme »), Lénine fait passer le niveau de conscience du mouvement ouvrier au stade de la construction socialiste.


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