L’échec du messianisme et l’apparition d’un messie « caché » avec le rabbin de Loubavitch puisent au cœur même de l’idéalisme du judaïsme : la providence est le lieu idéologique de l’effondrement inéluctable de cette religion.

Voyons pourquoi, dans une démonstration difficile à suivre.

Tout d’abord, il y a donc un Dieu qu’on ne peut pas connaître ; dans Le guide des égarés, il est ainsi dit :

« Sache qu’il y a pour l’intelligence humaine des objets de perception qu’il est dans sa faculté et dans sa nature de percevoir ; mais qu’il y a aussi, dans ce qui existe, des êtres et des choses qu’il n’est point dans sa nature de percevoir d’une manière quelconque, ni par une cause quelconque, et dont la perception lui est absolument inaccessible. »

Le second point est qu’on a un humain avec le libre-arbitre ; Maïmonide dit ainsi :

« De même, pour se préserver de la chaleur à l’époque des chaleurs et du froid dans la saison froide et se garantir contre les pluies, les neiges et les vents, l’homme est obligé de faire beaucoup de préparatifs qui tous ne peuvent s’accomplir qu’au moyen et de la pensée et de la réflexion.

C’est donc à cause de cela qu’il a été doué de cette faculté rationnelle par laquelle il pense, réfléchit, agit et, à l’aide d’arts divers, se prépare ses aliments et de quoi s’abrite et se vêtir ; et c’est par elle aussi qu’il gouverne tous les membres de son corps, afin que le membre dominant fasse ce qu’il doit faire, et que celui qui est dominé soit gouverné comme il doit l’être.

C’est pourquoi, si tu supposais un humain privé de cette faculté et abandonné à la seule nature animale, il serait perdu et périrait à l’instant même.

Cette faculté est très noble, plus noble qu’aucune des facultés de l’animal ; elle est aussi très occulte, et sa véritable nature ne saurait être de prime abord comprise par le simple sens commun, comme le sont les autres facultés naturelles.

De même, il y a dans l’univers quelque chose qui en gouverne l’ensemble et qui en met en mouvement le membre dominant et principal, auquel il communique la faculté motrice de manière à gouverner par là les autres membres ; et s’il était à supposer que la chose en question put disparaître, cette sphère (de l’univers) toute entière, tant la partie dominante que la partie dominée, cesserait d’exister.

C’est par cette chose que se perpétue l’existence de la sphère et chacune de ses parties ; et cette chose, c’est Dieu (que son nom soit exalté!).

C’est dans ce sens seulement que l’homme en particulier a été appelé microcosme, (c’est-à-dire) parce qu’il y a en lui un principe qui gouverne son ensemble ; et c’est à cause de cette idée que Dieu a été appelé, dans notre langue, « la vie du monde », et qu’il a été dit : « Et il jura par la vie du monde » (Dan. 12:7). »

Le guides des égarés

Maïmonide reprend également la thèse d’Avicenne (qui lui-même suit Al Farabi et Aristote) : certains individus peuvent atteindre certains « degrés » de connaissance. Citons ici Maïmonide assimilant les « sphères », les « intelligences » issues de Dieu, aux anges : « Les anges non plus n’ont pas de corps ; ce sont, au contraire, des Intelligences séparées de toute matière. Cependant, ce sont des êtres produits et c’est Dieu qui les a créés. »

Et voici donc ce qui est dit dans Le guide des égarés :

« Il en est absolument de même dans les perceptions intelligibles de l’homme, dans lesquelles les individus de l’espèce jouissent d’une grande supériorité les uns sur les autres, ce qui est également très clair et manifeste pour les hommes de science ; de sorte qu’il y a tel sujet qu’un individu fait jaillir de lui-même de sa spéculation, tandis qu’un autre individu ne saurait jamais comprendre ce même sujet, et quand même chercherait à le lui faire comprendre par toute sorte de locutions et d’exemples et pendant un long espace de temps, son esprit ne peut point y pénétrer et il se refuse, au contraire, à le comprendre.

Mais la supériorité en question ne va pas non plus à l’infini, et l’intelligence humaine, au contraire, a indubitablement une limite où elle s’arrête. »

Le guides des égarés

Quelle est la raison de pourquoi la raison a ses limites ? C’est la matière elle-même ; Maïmonide explique ainsi :

« La matière est un grand voile qui empêche de percevoir l’Intelligence séparée, telle qu’elle est, fût-ce même la matière la plus noble et la plus pure, je veux dire la matière des sphères, et à plus forte raison cette matière obscure et trouble qui est la nôtre.

C’est pourquoi, toutes les fois que notre intelligence désire percevoir Dieu, ou l’une des Intelligences (séparées), ce grand voile vient s’y interposer. »

Le guides des égarés

On est ici dans le néo-platonisme : l’âme issue du « Dieu-Un » est brimée dans son élan, car prisonnière de son alliance avec la matière.

Maïmonide dit également :

« Sache aussi que chaque prophète a un langage à lui propre, qui est en quelque sorte la langue (particulière) de ce personnage ; et c’est de la même manière que la révélation, qui lui est personnelle, le fait parler à celui qui peut le comprendre. »

Le guides des égarés

C’est là tout à fait semblable à ce que dit Avicenne. Or, la logique de cette pensée d’Aristote, puis d’Avicenne, a été affirmée par Averroès : Dieu ne connaît pas les particuliers. Il est comme le distributeur des sites internet, mais ne sait pas qui vient consulter ces sites. Il connaît les universaux, mais pas les particuliers.

On peut prendre des informations, mais on ne peut pas être choisi pour les recevoir : il faut savoir se « connecter ».

Or, Maïmonide ne veut pas que n’importe qui ait accès à la prophétie, il faut le choix de Dieu, sans quoi il n’y a plus de Dieu « pensant ».

Pourtant, Maïmonide explique :

« Il faut que comprennes mon opinion à fond. Certes, je suis loin de croire qu’une chose quelconque puisse être inconnue à Dieu, ou de lui attribuer l’impuissance ; mais je crois que la Providence dépend de l’Intelligence à laquelle elle est intimement liée.

En effet, la Providence ne peut émaner que d’un être intelligent et particulièrement de celui qui est une Intelligence parfaite au suprême degré de la perfection ; d’où il s’ensuit que celui-là seul auquel il s’attache quelque chose de cet épanchement (de l’Intelligence divine) participera à la Providence suivant la mesure selon laquelle il participe de l’Intelligence.

Telle est, selon moi, l’opinion qui s’accorde avec la raison et avec les textes de la Loi. »

Maïmonide se contredit ici. Il explique qu’un être, s’il est sage, croyant, etc., peut se connecter à un certain niveau de l’intellect, et par là « obtenir » quelque chose de lui, une reconnaissance.

Cela signifie que la providence l’accepte en son sein, le soutient. Or, normalement c’est Dieu qui est censé « choisir », alors que là cela dépend des « qualités » de l’individu.

Le problème est que Maïmonide pense que Dieu est « incompréhensible », donc il ne peut pas expliquer les modalités du « choix. »

C’est là qu’intervient la kabbale. De manière proche de Maïmonide, elle dit que l’action correcte a un impact. Chez Maïmonide, comme chez Aristote, l’action sage permet de recevoir les « informations » d’en haut.

Chez les kabbalistes, ce n’est pas la morale qui est en jeu : il y a une action mystique en haut – cela « explique » la providence.

Un texte kabbaliste explique :

« Si tu demandes comment le son du chofar d’en bas peut déclencher un ébranlement en haut, selon le secret du son perçu avec miséricorde, il te faut savoir ceci : Lui, béni soit-il, manifesta son existence et ses essences de haut en bas, et il fit exister [son existence] à partir de la Pensée supérieure.

De là, toutes les essences se sont déployées selon le secret des vivants célestiels, secret du Char d’en haut, lors de l’édification du monde et de l’épanchement des choses intérieures et spirituelles de nature saphirique, constituées et structurées pour que de là procèdent toutes les essences vers l’en bas.

Sache et considère que toutes les choses qui sont du côté du Créateur, béni soit-il, sont toutes, en haut, faites de souffle intérieur et sont dépourvues de toute réalité corporelle, mais l’existence du Créateur s’est déployée jusqu’à la dernière place.

L’ébranlement qui monte d’en bas ne se produit donc qu’à travers Son existence manifestée de haut en bas.

Et quand il monte d’en bas, il y a ce qui monte et ce qui descend. »

Rabbi Moïse de leon, Michkan ha-edout – le tabernacle du témoignage, 13e siècle

C’est précisément là où le judaïsme échoue : le critère de vérité du prophète est une action « mystique », qui par définition est totalement idéaliste. Seuls des faux messies peuvent se « réaliser. »


Revenir en haut de la page.