Les trois premiers chapitres de la Bhagavad Gîtâ sont déjà magistraux : ils ont déjà fourni la substance de l’œuvre, donné sa perspective. Reste qu’en tant qu’œuvre religieuse-magique, il fallait bien justifier l’irruption de Vishnou sous la forme de son avatar Krishna, homme tout bleu intervenant avec ses conseils avisés.

Cela dépasse la simple anecdote ; il en va de la cohésion idéologique de la proposition de la Bhagavad Gîtâ elle-même. La bataille racontée dans le Mahâbhârata marque le début de l’âge du Kali Yuga,l’âge final, des troubles, de la fin des temps.

Bien entendu, il n’y avait pas d’âge d’or auparavant, mais le système brahmanique rentrant dans une période de décadence et nécessitant une transformation, il fallait justifier cette transformation au moyen de l’affirmation d’une tendance générale.

La mort de Bhisma dans le Mahâbhârata, illustration dans une traduction persane, 1598-1599.

La mort de Bhisma dans le Mahâbhârata, illustration dans une traduction persane, 1598-1599.

L’intervention de Krishna, dans le chapitre 4 de la Bhagavad Gîtâ, tient donc à l’expression d’un rétablissement, en fait d’un établissement :

« 5. Nombreuses sont les existences que j’ai traversées, ô Arjuna, et nombreuses aussi les tiennes ; moi, je les connais toutes, ô héros, mais non pas toi.

6. Encore que je sois l’Âme sans commencement, impérissable, encore que je sois le Seigneur des êtres, je nais par mon pouvoir, en vertu de ma nature propre,

7. Toutes les fois que l’ordre chancelle, que le désordre se dresse, je me produis moi-même.

8. D’âge en âge, je nais pour la protection des bons et la perte dés méchants, pour le triomphe de l’ordre.

9. Ma naissance, comme mon œuvre, est divine. Qui sait cela en vérité, quand il dépouille son corps mortel, ne va pas à une nouvelle naissance, c’est à moi qu’il vient, ô Arjuna. »

Krishna est une auto-production de l’univers qui n’est en fait qu’un Dieu, le monde étant soit un sous-produit (dans l’école dite de la dualité), soit une illusion (dans l’école de la non-dualité).

Quand on progresse ou qu’on recule dans le système des castes dans le cycle de la réincarnation, c’est par rapport au Dieu suprême qu’on se situe, puisqu’on tend vers lui ou qu’on s’éloigne de lui. Krishna résume cela ainsi :

« 11. À chacun je fais sa part, dans la mesure où il tend vers moi ; mais de toutes façons, ô fils de Prithâ, c’est dans ma voie que cheminent les hommes (…).

13. J’ai créé la division en quatre classes que distinguent le guna et les devoirs qui lui sont propres. J’en suis l’auteur ; sache pourtant que je suis inagissant, immuable. »

Cependant, il y a ici un saut qualitatif qui se présente, de par la nature de Krishna lui-même. En donnant naissance à une figure au-delà des castes, il y a un espace pour l’expression d’une sagesse ultime, au-delà du système des castes.

On a alors le passage suivant, éloge véritable du sage, passage formidable de l’œuvre, qui sait ce qu’il fait et qui agit en connaissance de la nécessité :

« 17. Car il faut être au fait de l’action, au fait de l’action dévoyée, au fait de l’inaction. Les sentiers de l’action sont mystérieux.

18. Celui qui sait voir l’inaction dans l’action et l’action dans l’inaction, celui-là est sage entre les hommes ; tout en agissant sans restriction, il reste fidèle au yoga.

19. Celui qui, quoi qu’il fasse, n’obéit jamais au désir ni à un calcul d’espérance, les gens sensés le considèrent comme un sage dont les actions sont brûlées au feu de la connaissance.

20. Indifférent au fruit de l’action, toujours satisfait, libre de toute attache, si affairé qu’il puisse être, en réalité il n’agit pas.

21. Sans désir, l’esprit dompté, ayant renoncé à rien posséder, n’accomplissant que matériellement les actes, il ne contracte aucune souillure.

22. Satisfait de ce que le hasard lui apporte, également supérieur à toutes les perceptions, libre de tout égoïsme, indifférent au succès ou à l’insuccès, même en agissant il n’est point lié.

23. Pour qui, affranchi de tout attachement, délivré, la pensée solidement assise dans la vérité, s’emploie aux œuvres du sacrifice, toute activité se dissout en néant. »

Par contre et bien évidemment, il n’est jamais précisé de manière concrète ce qui doit être fait : c’est là qu’on retombe dans la magie, le mysticisme, le système des castes.

Les auteurs de la Bhagavad Gîtâ – qui a été nécessairement travaillée et retravaillée, tout comme le Mahâbhârata – donnent des exemples vagues correspondant à ces formes idéalistes. Krishna raconte ainsi :

« 24. L’instrument du sacrifice est Brahman ; l’offrande est Brahman ; c’est par Brahman qu’est faite l’oblation dans le feu qui, lui-même, est Brahman. Il ne peut aller qu’en Brahman, celui qui voit ainsi Brahman dans l’acte liturgique.

25. Des yogins, plusieurs n’envisagent comme objet du sacrifice que les dieux ; d’aucuns, par le sacrifice même, sacrifient à Brahman, identique au feu.

26. D’autres sacrifient l’ouïe et tous les sens dans le feu du renoncement ; d’autres les objets sensibles, son, etc., dans les feux des sens.

27. D’autres sacrifient toutes les opérations des sens et toutes les opérations du souffle vital dans le feu du yoga, du renoncement intérieur, allumé par la connaissance.

28. Des ascètes aux observances rigoureuses, les uns pratiquent le sacrifice de la pauvreté ou le sacrifice de l’austérité, d’autres le sacrifice du yoga, d’autres encore le sacrifice de l’étude et de la science.

29. D’aucuns sacrifient le souffle expiré dans le souffle inspiré, d’autres le souffle inspiré dans le souffle expiré, interrompant le cours de l’un et de l’autre et appliqués uniquement à l’exercice des souffles.

30. D’autres, restreignant leur nourriture, sacrifient les souffles dans les souffles. Et tous ils ont la notion vraie du sacrifice et, par le sacrifice, effacent leurs souillures.

31. Ceux qui se nourrissent de cette ambroisie que sont les restes du sacrifice vont au Brahman éternel. À qui ne sacrifie pas, ce monde ne saurait appartenir ; combien moins encore l’autre monde, ô le meilleur des Kurus ?

32. Ainsi sont de bien des sortes les sacrifices destinés à la bouche de Brahman. Mais tous impliquent action. Si tu entends cela, tu atteindras la délivrance.

33. Supérieur à tout sacrifice matériel est le sacrifice en esprit, ô héros terrible. En la connaissance se résolvent, ô fils de Pṛithâ, tous les actes du sacrifice. »

Il faut donc sacrifier, c’est-à-dire se sacrifier dans l’action en faisant ce qui est nécessaire, par principe, par principe chevaleresque en fait, ou bien encore mieux sacrifier en esprit et c’est là qu’on a toutes les pratiques ascétiques délirantes de la caste des prêtres, qui sont nécessaires pour se prétendre « supérieurs » aux guerriers.


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