Le fascisme épuise sa crédibilité alors que la crise sociale s’approfondit et que la guerre impérialiste devient la seule orientation véritable du régime. Le PCI a quant à lui décider de lutter pour conquérir les masses ; en comprenant qu’il doit lutter y compris au sein de syndicats ou de la jeunesse fascistes, il a compris que le radicalisme verbal bordiguiste était une faille. Il assume le travail de fond et dans ce cadre, le PCI assume ainsi enfin la ligne du Front populaire, ce qui est d’autant plus facile que l’Italie fasciste s’allie totalement à l’Allemagne nazie.
La résolution du Comité Central, intitulée « Contre l’Axe Rome Berlin », de septembre 1937, dit ainsi :
« Le Parti déclare que le devoir du prolétariat italien dans la période actuelle est de prendre la direction de la lutte populaire pour la conquête de la démocratie, pour l’avènement, en Italie, d’une république démocratique.
Le parti communiste doit se faire l’initiateur d’une alliance de tous les partis, des organisations, des mouvements antifascistes républicains (socialistes, républicains, giellistes etc…) disposés à lutter pour la paix, pour la démocratie, pour la république.
Il doit travailleur à l’unification de ce bloc avec toutes les forces antifascistes non républicaines (libéraux, démocrates, « populistes » etc..) et avec les mouvements antifascistes spontanés qui naissent et qui naîtront dans le peuple et qui luttent pour la paix et la démocratie.
Il doit travailler à coordonner l’action du plus large front antifasciste avec les mouvements d’une opposition fasciste à la politique de guerre du gouvernement qui surgissent et surgiront au sein du fascisme. »
Agir reste cependant très difficile dans les conditions de répression terroriste. Aussi, l’Internationale Communiste procède elle-même à la réorganisation de la direction du PCI, avec un nouveau Comité Central en 1938, une conférence du Parti en 1939. Le dirigeant reste Palmiro Togliatti, qui fut présent longtemps en Espagne, en même temps que des centaines d’antifascistes participant aux Brigades Internationales.
Le PCI est prêt pour le combat dans une nouvelle période, marquée par le début du conflit inter-impérialiste ouvert, la Tchécoslovaquie tombant comme première victime. Le fascisme italien a du mal à maintenir son économie : si on prend l’année 1938 comme base 100 pour les prix, ceux-ci passent à 115 en 1939, 144 en 1940, 201 en 1944.
La colère populaire grandit toujours plus et d’ailleurs les larges masses italiennes refusent la guerre, encore plus alors que c’est l’Allemagne qui mène le jeu. Le régime le sait, mais il sait qu’il est déjà trop tard pour s’opposer maintenant à lui, alors que le Parti National Fasciste a 3,6 millions d’adhérents, ses organisations féminines un million de femmes, celles de jeunesses huit millions de jeunes, celles estudiantines pratiquement 120 000 étudiants.
Encore cela n’est-il que le noyau dur : en pratique, plus de 23 millions de personnes sont liées, d’une manière, ou d’une autre, à un organisme généré par le fascisme. L’opposition étant illégale, il est très difficile de s’organiser et le PCI souffre en permanence de dizaines d’arrestations. Ici, les masses paient grandement le prix du fait que 600 000 personnes progressistes aient quitté l’Italie fasciste, quittant le terrain de la lutte de classes de leur pays.
Le noyau tentant de maintenir le lien avec le pays est par ailleurs brisé lorsque la France, le principal pays d’accueil, est défait par l’Allemagne nazie, qui s’empresse de traquer les antifascistes, emprisonnant surtout les communistes, alors que les démocrates de Justice & Liberté émigrent aux États-Unis. Lorsqu’en juin 1940, plus de 1,6 million d’hommes sont mobilisés, cela force aussi la jeunesse à rejoindre l’armée et par conséquent démantèle les velléités de rébellion.
La situation est donc paradoxale : le PCI maintient son existence, son combat continue, il comprend enfin le principe du Front populaire, mais la guerre amène un saut qualitatif au moment précis où le fascisme commençait à se « banaliser » aux yeux des masses, à perdre son aura.
Cela va être de très lourde conséquence pour le PCI. En effet, jusqu’à présent, le PCI appelait jusqu’à présent à ce que soit formée une Assemblée constituante, base d’un régime démocratique aux contours indéfinis, que le PCI conçoit comme une phase de transition de courte durée avant le socialisme. Plus le temps a passé, plus le PCI a dû élargir les contours de son front, afin d’être en mesure de mobiliser tout de même au moins un peu contre le fascisme.
Or, avec la guerre, le front devient encore plus large. La question n’est plus seulement celle de la classe ouvrière, mais du destin de l’Italie. On a un bon aperçu de la nouvelle position du PCI, avec les propos de Palmiro Togliatti, le 2 juillet 1941, su les ondes de Radio Milan, basé à Moscou :
« Nous, Italiens, nous avons à gagner de la ruine d’Hitler. Et entendez-moi bien : tous, tous les Italiens de toutes conditions sociales.
C’est ce que pensent du moins ces industriels qui voient leurs affaires ruinées par la brutale concurrence allemande.
C’est ce que pensent les commerçants à qui on a fermé aujourd’hui les marchés européens dominés par les envahisseurs allemands.
C’est ce que pensent les catholiques qui voient dans le fascisme allemand l’ennemi de leurs traditions et de leurs idéaux de fraternité.
C’est ce que pensent toutes les mères italiennes à qui on arrache leurs fils et leurs maris pour les envoyer mourir sous le drapeau à croix gammée. C’est ce que pense le peuple pour qui la guerre signifie gêne, privations, faim.
C’est ce que pensent les Italiens qui aspirent à être de nouveau un peuple libre. Il n’y a qu’un petit groupe d’hommes en Italie qui a peur de voir s’écrouler le fascisme allemand, c’est le groupe des aventuriers, des gens incapables et corrompus qui entoure Mussolini et dont Mussolini est le chef.
Ce sont eux les responsables de la ruine actuelle de l’Italie et de la servitude du peuple italien. Ce sont eux les responsables des défaites subies en Afrique et en Grèce. Ce sont eux qui gouvernement mal l’Italie et l’oppriment pour le compte de l’étranger. Au plus vite le peuple italien se libérera de cette bande d’aventuriers, mieux cela vaudra pour le sort de notre pays. »
Or, cette ligne est erronée, car elle nie que le fascisme italien a sa propre dynamique expansionniste, qu’elle est elle-même impérialiste. Tout est mis sur le dos de l’impérialisme allemand : tactiquement, cela aurait pu être un levier pour gagner ceux et celles ne voulant pas suivre l’impérialisme allemand, mais là c’est une stratégie qui va, de fait, être poursuivie jusqu’en 1945.
Le PCI a ainsi deux aspects : d’un côté, il est le fruit de toute la période précédente, assumant la lutte révolutionnaire, de l’autre il saisit mal la question du front et va se mettre à la remorque du courant considérant que l’Italie s’est faite embarquée malgré elle dans la guerre, à la suite de l’Allemagne nazie.
Le PCI se retrouve ici avec la question de l’interprétation de l’Italie, de l’analyse de son histoire, qui n’a malheureusement pas été réalisée. Il n’y a pas de pensée-guide et l’arrestation d’Antonio Gramsci a sans nul doute bloqué tout un processus historique. Car, dans les faits, le PCI a bien compris que le régime allait s’effondrer et qu’il fallait être capable de construire un front prend à prendre le pouvoir à ce moment-là. En Italie, dès 1942 les choses sont d’ailleurs claires à ce sujet.
Les bombardements anglais frappant les villes traumatisent une population qui considère que la guerre n’est pas la sienne ; 100 000 logements sont détruits.
Benito Mussolini lui-même, dans son « rapport historique » à la Nation, est obligé de reconnaître la perte de 40 000 soldats sur le front, de 2000 personnes dans les bombardements, de 232 000 soldats faits prisonniers alors que 37 000 sont portés disparus. De fait, le système de ravitaillement s’effondre à l’échelle nationale. La même année, le corps italien envoyé sur le corps de l’est est écrasé par la contre-offensive soviétique, le régime reconnaissant lui-même 84 300 morts ou disparus et 29 600 gelés.
C’est l’arrière-plan qui fait que le PCI a commencé à lancer l’appel à s’armer, à saboter, à aller vers la guérilla. Sur les ondes de Radio Milan, Palmiro Togliatti explique ainsi en mars 1942 :
« Depuis que la guerre contre l’URSS a commencé, un mot a acquis une popularité inouïe dans le monde entier : le mot Partisan.
Qu’est-ce qu’un Partisan ? C’est un citoyen qui défend les armes à la main sa patrie contre l’envahisseur étranger.
Mais il ne le fait pas comme soldat dans les rangs de l’armée régulière et sur un front, mais loin du front, derrière lui, sur l’arrière de l’armée ennemie d’invasion. C’est pourquoi son champ de bataille parmi les plus divers, les plus compliqués que l’on puisse imaginer.
C’est la campagne où, embusqué, il surprend une unité ennemie en déplacement et la décime.
C’est la voie ferrée où une explosion inattendue fait sauter le pont ou le viaduc au moment précis où passe un train militaire.
C’est la rue d’un village où apparaît à l’improviste un groupe d’hommes armés qui harcèle à coups de grenades le siège d’un commando et disparaît de manière tout aussi inattendue.
C’est la ville où les entrepôts militaires prennent feu, où les centrales électriques qui font fonctionner les usines sautent, où les dépôts de munitions explosent l’un après l’autre.
Les armes des partisans sont toutes celles qui peuvent servir à endommager l’ennemi : des ciseaux pour couper des fils électriques, le couteau qui tue en silence, jusqu’à la bombe à main ou à la mitraillette. Le partisan a un objectif, une loi : porter des coups à l’ennemi de toutes les manières possibles, l’empêcher de se déplacer librement, ralentir et paralyser ses mouvements, l’anéantir. »
Le processus de formation d’unités armées va cependant occuper toute une période. Ainsi, L’Unité du 28 février 1943 titre en pleine page :
« Nous commémorons le XXVe anniversaire de l’Armée Rouge en commençant la lutte armée pour la paix et la liberté. »
Toutefois, il n’y a alors pas encore d’unités partisanes à part un petit noyau d’une quinzaine de personnes formant, en mars, sous la direction de Mario « Max » Karis, le détachement Garibaldi, à Trieste, grâce à l’appui yougoslave, notamment les Slovènes formant également une minorité pourchassée par l’Italie mussolinienne. Le PCI ne parvient pas à s’extirper encore massivement de la répression, qui continue de frapper de plein fouet : entre avril 1943 et avril 1943, 2600 personnes ont été arrêtées, 300 passant par le Tribunal spécial.
Cependant, si la nécessité du front a été construit et si le trotskysme a été réfuté, l’antifascisme comme tactique tend à être remplacée par une stratégie prônant une Constitution. Le discours précédant chaque transmission de Radio Milan représente cette ligne :
« Italiens, Italiennes, écoutez !
C’est Radio Milan Liberté qui parle. C’est le peuple italien libre qui parle ! Milan Liberté est la voix des Italiens qui luttent pour briser le joug du fascisme et libérer l’Italie de son esclavage et de la barbarie hitlérienne…
Milan Liberté est la radio de tous les Italiens. Elle est celle des démocrates, des catholiques, des socialistes et des communistes, celle de tous les vrais Italiens. Elle parle aussi au nom de tous ces fascistes qui n’en peuvent plus de tous les mensonges et des fanfaronnades de Mussolini, qui comprennent que cet homme funeste les a trompés et les a conduits à la ruine.
Pour la liberté, pour l’honneur du pays, pour nous libérer de l’esclavage allemand, pour briser le joug du fascisme, Italiens ! Réveillez-vous, unissez-vous, combattez ! »
Le fait de dire que Benito Mussolini a trompé les masses est correct, mais il y a ici un court-circuitage de l’autocritique nécessaire, de la remise en cause des fondements de l’idéologie fasciste, ainsi qu’une juste compréhension du rôle de la bourgeoisie et du Vatican.
De fait, tout un pan de la bourgeoisie et le Vatican décide de faire en sorte de passer dans le camp anglo-américain, en mettant de côté Benito Mussolini. L’objectif est une paix séparée et bien sûr la base du régime ne doit pas changer réellement.
Le PCI a conscience de cela, mais considère le risque comme secondaire, Dans La vie du Parti, il explique en juin 1943 :
« Conscients de la gravité de l’heure, anxieux du destin de la patrie, le PC renouvelle à tous les Italiens, à quelque courant politique ou religieux qu’ils appartiennent, son chaleureux appel à s’unir dans un vaste Front national d’action et à lutter avec de nouvelles énergies.
1) Pour briser les pactes militaires qui ont asservi l’Italie à l’Allemagne
2) Pour une paix séparée immédiate dans le respect de l’indépendance nationale
3) Pour la destruction de l’odieux régime fasciste, pour la restauration de la liberté et de la démocratie.
Le Parti communiste italien qui revendique l’honneur d’avoir brandi le drapeau de l’union de tout le peuple italien au début de la guerre, est comme toujours à son poste de combat, prêt à tous les accords avec les forces saines du pays et à toutes les actions susceptibles d’accélérer la fin de la guerre et la conquête de la liberté et de l’indépendance nationale, déclare solennellement être disposé à assumer, sur le plan de la collaboration politique avec tous les regroupements nationaux, les responsabilités qui en découlent. »
Un tel positionnement demande une énorme capacité idéologique et culturelle, que n’a pas le PCI, contrairement à certains partis d’Europe de l’Est, qui de leur côté sauront aller vers la Démocratie populaire, le Parti Communiste de Tchécoslovaquie étant le modèle en ce qui concerne cette question.
Qui plus est, l’Internationale Communiste se dissout, abandonnant la conception d’un Parti Communiste mondial centralisé, considérant que les sections doivent disposer d’autonomie complète.
Pour le Parti Communiste d’Italie – qui devient alors le Parti Communiste italien – cela signifie se lancer seul dans une démarche qu’il n’est pas en mesure d’assumer.