L’Internationale Communiste, depuis le début, a un problème avec la direction du PCI, qui n’hésite pas à faire comme bon lui semble, au nom de la révolution qui serait imminente dans toutes les situations, ce qui nécessiterait une position ultra-gauchiste afin d’apparaître comme la seule option aux yeux des masses.
Lorsque l’Internationale Communiste exige que le Parti Communiste d’Italie fusionne avec le Parti Socialiste italien, Amadeo Bordiga qui est emprisonné parvient à exposer sa ligne dans ses messages : il faut dire non et rejeter l’Internationale Communiste.
La rupture est alors complète et l’Internationale Communiste peut enfin remplacer la direction du PCI, ce qui se réalise à la mi-1924, avec enfin un poste de secrétaire général qui est formé, Antonio Gramsci assumant cette fonction.
A l’opposé complet d’Amadeo Bordiga qui n’a pas de formation intellectuelle et a toujours été un activiste de type syndicaliste révolutionnaire, Antonio Gramsci a étudié pendant longtemps, en partie également de par sa santé extrêmement fragile, le rendant vite exténué ; il a ainsi obligatoirement besoin d’un camarade pour l’épauler physiquement.
Le grand problème est qu’Antonio Gramsci a un fond idéologique qui est également syndicaliste révolutionnaire, comme l’ont montré ses positions purement conseilliste au tout début des années 1920. Il n’a pas compris le matérialisme dialectique et il considère ainsi comme une question tout à fait secondaire la question de la dialectique de la nature.
Toutefois, Antonio Gramsci progresse. Il est l’envoyé du PCI à Moscou de mai 1922 à décembre 1923, avant de passer ensuite six mois à Vienne, jusqu’en mai 1924. Il échappe à l’influence de la culture syndicaliste révolutionnaire du PCI et comprend le fonctionnement de l’Internationale Communiste.
En septembre 1923, il établit ainsi le plan d’un quotidien destiné à la gauche en général, porté par le PCI et la gauche du PSI, qui se fait d’ailleurs expulser du PSI, avec notamment Fabrizio Maffi, Giacinto Menotti Serrati, Ezio Riboldi, Francesco Buffoni, Mario Malatesta.
Il a enfin compris la question du front et il pose la nécessité d’une conformité avec la situation italienne, dans la logique de la Pensée-Guide ; voici comment il expose son point de vue à l’Internationale Communiste :
« Je propose comme titre « L’Unité » qui aura une signification pour les travailleurs et une signification générale, parce que je crois qu’après la décision de l’Exécutif élargi nous devons accorder de l’importance, tout spécialement, à la question méridionale, c’est à dire à la question où se pose le problème des rapports entre ouvriers et paysans.
Il se pose non seulement comme un rapport de classe mais également et particulièrement comme un problème territorial, c’est à dire comme un aspect de la question nationale. Je pense personnellement que le mot d’ordre de «gouvernement ouvrier et paysan » doit être adapté en Italie de la manière suivante : « République fédérale des ouvriers et des paysans ».
Je ne sais pas si le moment actuel est favorable à cela mais je crois que la situation que le fascisme est en train de créer et la politique coopérative et protectionniste des confédérations amènera notre Parti à ce mot d’ordre. A ce propos je suis en train de préparer un rapport que vous examinerez et discuterez.
Si cela s’avère utile, après quelques numéros, on pourra commencer une polémique dans le journal sous des pseudonymes et voir quelles répercussions cela aura dans le pays et dans les couches de gauche des populistes et des démocrates qui représentent des tendances réelles de la classe paysanne qui ont toujours dans leur programme de mot d’ordre de l’autonomie locale et de la décentralisation.
Si vous acceptez la proposition du titre « L’Unité » vous laisserez le champ libre pour une solution de ces problèmes et le titre sera une garantie contre les dégénérescences autonomistes et les tentatives réactionnaires de donner des interprétations tendancieuses et policières aux campagnes que l’on pourra faire : je crois, d’autre part que le régime des Soviets, avec son centralisme politique donné par le Parti communiste et sa décentralisation administrative et sa colorisation des forces populaires locales, trouve une excellente préparation idéologique dans le mot d’ordre de « République fédérale des ouvriers et des paysans. »
De fait, la question méridionale est selon Antonio Gramsci la clef de l’histoire italienne et pour forger un corpus idéologique au PCI, il refonde également L’Ordre Nouveau comme organe idéologique et culturel. C’était également une demande de Palmiro Togliatti et d’autres camarades autour de lui, qui avaient formé en août 1923 Lo Stato Operaio – L’État Ouvrier – comme organe politique du PCI et qui voyaient un manque idéologique et culturel qu’à leurs yeux seul Antonio Gramsci pouvait combler.
Ce n’est pas tout : Antonio Gramsci comprend que contrairement à la Russie qui était arriérée, les pays capitalistes ont davantage développé des appareils culturels et idéologiques. Il constate ainsi :
« Amadeo… pense que la tactique de l’Internationale souffre de l’influence de la situation russe, c’est à dire d’une civilisation capitaliste arriérée et primitive.
Pour lui, cette tactique est extrêmement volontariste et théâtrale parce que ce n’est que par un immense effort de volonté que l’on pouvait obtenir des masses russes une activité révolutionnaire et que ce n’était pas déterminé par une situation historique.
Il pense que pour les pays plus évolués de l’Europe centrale et occidentale cette tactique est inadéquate et carrément inutile. Dans ces pays, le mécanisme fonctionne selon toutes les règles marxistes : c’est la détermination qui manque en Russie et c’est pourquoi le devoir, absorbant, devait être d’organiser le Parti en soi et pour soi.
Je crois que la situation est très différente. En premier lieu parce que la conception pratique des communistes russes s’est formée sur le terrain international et non sur le terrain national ; deuxièmement parce qu’en Europe centrale et occidentale, le développement du capitalisme a déterminé, non seulement la formation de larges couches prolétariennes mais que, également à cause de cela, s’est formée une couche supérieure de bureaucrates syndicaux et de groupes sociaux-démocrates.
La détermination qui existait en Russie et qui lançait les masses sur la voie de l’assaut révolutionnaire se complique en Europe centrale et occidentale à cause de toute cette superstructure politique créée par le développement plus grand du capitalisme, et rend l’action des masses plus lente et plus prudente et demande donc au Parti révolutionnaire toute une stratégie et une tactique bien différentes de celles qui furent nécessaires aux bolcheviques entre mars et novembre 1917. »
Pour cette raison, le Parti a une autre signification chez Antonio Gramsci que chez Amadeo Bordiga. S’il considère que la rupture PCI-PSI a été juste et que le PCI forme vraiment le noyau du de la révolution, il ne pense pas pour autant que l’Internationale Communiste ait tort pour autant. Aussi faut-il, selon lui, remettre en cause la conception du Parti qui a prévalu jusque-là. Dans une lettre du 9 février 1924, Antonio Gramsci dit ainsi, remettant en cause la conception pratique de construction du Parti selon Amadeo Bordiga :
« Le Parti n’a pas été conçu comme le résultat d’un processus dialectique dans lequel convergent le mouvement spontané des masses révolutionnaires et la volonté d’organisation et de direction du centre mais seulement comme quelque chose en l’air qui se développe en soi et pour soi et que les masses rejoignent quand la situation est propice et que la crête de la vague révolutionnaire arrive à sa hauteur ou bien quand la direction du Parti considère devoir commencer une offensive et s’abaisser vers les masses pour les stimuler et les conduire à l’action (…).
Certains pensent qu’une reprise prolétarienne peut et doit survenir au profit de notre Parti. Je crois que, au contraire, en cas de reprise, notre parti sera encore minoritaire, que la majorité de la classe ouvrière ira avec les réformistes et que la bourgeoisie démocratique libérale aura encore beaucoup à dire.
Que la situation soit activement révolutionnaire, je n’en doute pas ni qu’ensuite, dans une période de temps déterminé, notre Parti ait la majorité avec lui.
Mais si cette période n’est peut-être pas longue chronologiquement, elle sera indubitablement riche en phases supplétives que nous devrons prévoir avec une certaine exactitude pour pouvoir manœuvrer et ne pas tomber dans des erreurs qui prolongeraient les expériences du prolétariat. »
Il y a ainsi un tournant Antonio Gramsci : la parenthèse Amadeo Bordiga se referme, le Parti Communiste d’Italie redémarre son processus, après la faillite gauchiste.