[Janvier 1932.]

On ne s’avisait pas jusqu’à ces derniers jours que la phrase poétique, soumise qu’elle est à ses déterminations concrètes particulières, obéissant comme elle fait par définition aux lois d’un langage exalté, courant ses risques propres dans le domaine de l’interprétation où ne parvient aucunement à l’épuiser la considération de son sens littéral, – on ne s’avisait pas que la phrase poétique pût être jugée sur son contenu immédiat et au besoin incriminée judiciairement au même titre que toute autre forme mesurée d’expression.

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Les seules poursuites intentées contre Baudelaire nous rendent conscients du ridicule auquel se fût exposée une législation qui, dans son impuissance, eût demandé compte à Rimbaud, à Lautréamont, des élans destructeurs qui passent dans leur oeuvre, ces élans assimilés pour la circonstance à divers crimes de droit commun.

La poésie lyrique qui, au vingtième siècle, en France, ne saurait, de par ses déterminations historiques, vivre que de représentations extrêmes et se produire que comme déchaînement de mouvements intérieurs violents, va-t-elle tout à coup se trouver en butte aux persécutions réservées encore à ce qui constitue les formes d’expression exacte de la pensée ?

Considérant le peu d’intelligence des textes poétiques que l’on peut s’attendre à trouver chez ceux qui prétendraient en juger non plus selon la qualité artistique ou humaine mais selon la lettre, de manière à pouvoir leur opposer tel ou tel article du code, il y a lieu de se demander si pour la première fois le poète lui-même ne va pas cesser de s’appartenir, ne va pas être enjoint de payer d’une véritable désertion morale le droit de ne pas passer sa vie en prison.

Le 16 janvier 1932, le juge d’instruction Benon inculpe notre ami Aragon d’excitation de militaires à la désobéissance et de provocation au meurtre dans un but de propagande anarchiste. Le motif donné à cette inculpation est la publication de son poème « Front Rouge » (1) dans Littérature de la Révolution mondiale, revue saisie par la police en novembre dernier. Il est à peine nécessaire de souligner que ce poème, écrit à la gloire de l’U.R.S.S. et célébrant, outre ses conquêtes actuelles, les conquêtes futures du Prolétariat, se défend rigoureusement de militer en faveur de l’attentat individuel et se borne à anticiper sur une partie des événements qui marqueront en France, le jour venu, la prise du pouvoir.

Rien de moins extraordinaire, de moins partial, que l’analogie entre deux mouvements révolutionnaires appelés à se succéder dans l’histoire aux dépens des mêmes catégories d’individus. Aragon n’a pu faire là qu’acte de représentation visuelle, que tenter d’exprimer un moment de conscience unanime. Il s’est fait l’interprète objectif de l’épisode terminal d’une lutte qu’il lui appartient à peine de passionner. Voilà pourtant tout ce sur quoi le gouvernement républicain se fonde pour faire peser sur lui la menace de plusieurs années


(1) On trouvera ce poème, parmi les « Pièces jointes » à Misère de la Poésie, dans la partie « Description et commentaires », infra. (N.D.E.)


de prison. Une inculpation si neuve, si scandaleuse, – jamais à notre connaissance un poète français n’a encouru pour ses écrits une si lourde peine – n’a été mentionnée que par un seul journal bourgeois : Le Populaire. Celui-ci, d’ailleurs, prévient aimablement le parquet de la Seine qu’il a eu tort de « prendre au sérieux ces roulades poétiques », car « M. Louis Aragon se couronnera des épines du martyr » et « essaiera d’exploiter sa petite mésaventure ».

C’est ainsi qu’épaulée une fois de plus par les « socialistes », la bourgeoisie entend, par le moyen de ses policiers, de ses juges et bientôt de ses geôliers, démontrer aux poètes qu’ils doivent éprouver un dégoût invincible pour les luttes sociales, se livrer à l’expérimentation pure dans leur « tour d’ivoire » et se réclamer uniquement de « l’art pour l’art ».

Le surréalisme n’a jamais cessé de s’élever contre ces points de vue et son attitude a été, à cet égard, si nette qu’au cours de ces derniers dix-huit mois, cette même bourgeoisie a fait interdire le film surréaliste « L’Age d’or », condamner tel d’entre nous à trois mois de prison, qu’elle a refusé un passeport à tel autre, révoqué tel autre encore de son poste de professeur.

Surréalistes, nous nous déclarons solidaires de la totalité du poème « Front Rouge » puisque aussi bien, aux termes mêmes de l’inculpation, c’est la totalité de ce poème qui est à retenir. Nous saisissons cette occasion de dénoncer – et nous voudrions pour cela emprunter les mots magnifiques de « Front Rouge » – la pourriture capitaliste et spécialement celle du capitalisme français impérialiste et colonisateur et d’appeler de toutes nos forces à la préparation de la Révolution prolétarienne sous la conduite du Parti Communiste (S.F.I.C.), d’une Révolution à l’image de l’admirable Révolution russe qui construit dès maintenant le socialisme sur un sixième du globe. (*)

MAXIME ALEXANDRE, ANDRÉ BRETON, RENÉ CHAR, RENÉ CREVEL, PAUL ELUARD, GEORGES MALKINE, PIERRE DE MASSOT, BENJAMIN PÉRET, GEORGES SADOUL, YVES TANGUY, ANDRÉ THIRION, PIERRE UNIK.


(*) Quelle que soit à cet égard notre position, que nous maintenons inébranlable et qu’il est de notre devoir le plus élémentaire de préciser en la circonstance, nous pensons que, parmi ceux même qui ne sauraient la reconnaître pour leur, il en est qui, sur la seule valeur intellectuelle et morale représentée à leurs yeux par Aragon, sinon par nous, aimeraient joindre leur protestation à la nôtre. Nous leur serions reconnaissants de vouloir bien nous retourner la feuille ci-jointe, revêtue de leur signature et de celle de leurs amis.

L’inculpation d’Aragon pour son poème « Front Rouge » paru dans la revue Littérature de la Révolution mondiale, inculpation qui l’expose à une peine de cinq ans de prison, constitue en France un fait sans précédent.

Nous nous élevons contre toute tentative d’interprétation d’un texte poétique à des fins judiciaires et réclamons la cessation immédiate des poursuites.


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