Chers camarades,
Je viens de recevoir votre lettre qui m’a suivi ici, dans le trou perdu des Alpes où je me repose un peu, et qui m’est donc parvenue trop tard pour que je puisse encore vous envoyer l’article demandé.
Je le regrette beaucoup, car j’aurais tant aimé témoigner de cette façon de l’immense importance que prend à mes yeux la tâche a laquelle vos journaux La Lutte des Classes et Volharding se sont attelés. S’ils parviennent à la remplir, ils donneront au prolétariat de la Belgique la qualité qui seule lui manque encore pour accomplir dans la lutte des classes les choses les plus extraordinaires.
La ténacité flamande et l’élan wallon, son intrépidité, son esprit de sacrifice et les dispositions favorables de son intelligence font du prolétaire belge un combattant idéal dans la lutte des classes, du moment qu’il atteint à la clarté des conceptions théoriques.
Dans ce dernier domaine, la masse des prolétaires belges est restée jusqu’ici dans un état fort arriéré, oui il me semble même que, grâce au misérable système d’instruction publique, ils sont maintenus par les classes dominantes dans un état d’ignorance telle qu’il leur manque même souvent le besoin de la clarté théorique, et qu’ils ne ressentent qu’une faim physique sans ressentir en même temps une faim intellectuelle.
Partout où cela est le cas, notre devoir primordial et le plus sacré est d’éveiller cette faim, de créer ce besoin. Sans cela, aucun progrès réel et durable du prolétariat n’est possible. Son ennemi le plus dangereux est la suffisance intellectuelle.
Puissent vos deux feuilles parvenir à éveiller dans la mesure la plus large cette soif de savoir socialiste, et puissent-elles aussi l’étancher dans une mesure non moins large !
Je vous souhaite chaleureusement plein succès et vous serre la main.
Votre dévoué Karl Kautsky.
Möllbrücken en Corinthie (Autriche), le 5 août 1911.