Une enquête sur le destin de la poésie est assez nécessaire. La poésie fait partie de ce système idéologique dont les multiples reflets, qu’il s’agisse de psychologie, d’art, de morale, de philosophie ou de toute autre manifestation de l’esprit, présentent une réalité historique concrète.

La poésie n’est pas une spéculation idéaliste, un enchantement magique vu qu’elle reflète ce qu’en langage commun on appelle une époque, c’est-à-dire la complexité dialectique des relations sociales, les contradictions et les antagonismes de la structure politico-économique d’une société, à un moment déterminé de l’histoire. Une telle condition en fait un témoignage et un élément d’analyse de cette société.

Un titre ambitieux pour cet essai eût été celui-ci : « De Mallarmé à Maïakovski ». Le cas du grand poète français et du génial poète révolutionnaire russe illustre, selon moi ce que j’essaie de démontrer, et lui donne un singulier relief.

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Mallarmé apparaît à une époque où la fortune progressiste du capitalisme a déjà atteint son point mort. La société bourgeoise entre dans sa phase déclinante et à la destruction des forces productives elle ajoute la négation des valeurs culturelles.

Si de cette agonie l’écrivain ne recueille que l’esprit négatif, si, dans la mort de l’organisme social caduc il ne parvient à capter le substitut de plus haute qualité qui doit lui succéder, sa crainte et son désespoir pourront se traduire par une évasion de la réalité susceptible d’adopter les formes les plus diverses.

« Je m’enfuis et cherche mon refuge aux carrefours où l’on tourne le dos à la vie… »

chante Mallarmé. Et lui facilite la fuite la construction solitaire d’une poétique étrange, l’exquise alchimie du langage et une sorte de fanatisme des sons purs.

Mais cette réinvention de la langue n’est pas une pure recherche esthétique : on trouve aussi une tentative délibérée de nier le commun en se refusant à le comprendre.

La langue n’est pas étrangère à la lutte des classes. Par exemple, le développement des forces sociales peut être facilement suivi depuis le XVIIè siècle jusqu’à la Révolution française à travers l’étude, dans la poétique, des périphrases stéréotypées qui avaient pour but de fuir le vulgaire, le plébéien, le populaire et par l’exclusion ou l’inclusion de certains mots qui montraient clairement le mouvement des classes dirigeantes. Observée sous cet angle, la poésie de Mallarmé est l’une des plus réactionnaires qui se connaisse.

Paul Valéry a exposé avec netteté l’attitude du poète qui s’isole du peuple et y trouve le motif d’un orgueil démesuré : « Il ne déplaît pas à la minorité, dit-il, d’être la minorité ». Et l’une de ses trouvailles les plus heureuses se manifeste dans ces réflexions sur Mallarmé, le moins primitif des poètes, qui,

« par l’accouplement insolite, étrangement sonore et comme stupéfiant des mots, par la splendeur musicale des vers et leur singulière plénitude donne l’impression de ce qu’il y a de plus puissant dans la poésie originale : la formule magique. »

Si toutes les ressources de l’intelligence, l’alliance de la syntaxe avec la pensée la plus raffinée et la recherche désespérée de la pure expression poétique doivent conduire à la « synthèse de l’enchantement » primitif, c’est avouer une défaite.

Autour d’un tel étendard s’entrelacent le phénomène exposé, l’intuitionnisme et l’impulsion vitale d’un Bergson : l’expression négative de la raison par la société bourgeoise en décomposition. C’est comme si l’exploration des formes les plus élaborées de l’art musical nous transportait par une sorte de paléontologie à rebours, d’une fugue de Bach au thème archaïque du tambour primitif.

Il y a cependant un point qui distingue essentiellement la position de Mallarmé de celle des poètes et écrivains qui sont aujourd’hui les architectes de la pensée irréelle : en son temps, était exclu et ridiculisé par ce que l’on peut appeler la bonne société littéraire, c’est-à-dire l’académie, la critique bourgeoise, les piliers intellectuels du capitalisme tandis que, aujourd’hui, ceux-ci accueillent les bras ouverts les protagonistes de l’irrationnel et les derviches du spiritualisme.

C’est que, dans l’interrègne, le monde est arrivé à une croisée des chemins historiques. Les forces du capitalisme et du socialisme s’affrontent dans une lutte décisive.

A la veille d’une transformation historique fondamentale, la vieille société qui s’effondre trouve dans les constructions idéalistes la soumission aux idoles métaphysiques, le retour aux forces obscures de la mystique, les armes idéologiques de la contre-révolution.

Il faut examiner, avec l’attention scientifique de l’entomologiste, les individus qui inventent des prétextes moraux pour entrer, par la porte de la cuisine, dans le camp des ennemis du peuple. C’est alors qu’on découvre le lamentable insecte petit-bourgeois paralysé par l’angoisse abjecte, qui se réfugie dans la chrysalide de la poésie pure ou de la liberté de l’esprit, parce que le mouvement inexorable de l’histoire menace les intérêts de classe de ses patrons qui ont porté la production intellectuelle au niveau d’un article de magasin.

Il faut en finir, avant tout, avec le mythe de la liberté du poète. Loin d’être, comme le prétend Valéry, un « homme très ancien », le poète est surtout un contemporain, la conscience réfléchie de son époque.

Si sa pensée n’est pas action, le poète n’est pas libre. Il ne l’est pas s’il ne s’astreint à la nécessité impérieuse de choisir. De choisir entre Garcia Lorca et Franco, entre Hitler et Thaelmann, entre la paix et la guerre, entre la démocratie socialiste et le fascisme. Sa prétendue liberté s’achève dans ce qu’on pourrait appeler le complexe de Ponce Pilate, qui couvre tous les artifices de la lâcheté, du renégat. Le poète est à la fois témoin et acteur du drame historique. Il y est enrôlé avec sa pleine responsabilité. Et particulièrement dans notre temps, son art doit être une arme de première ligne au service de son peuple.

Je sais que beaucoup s’indigneront de ce qu’une telle mission soit assignée au poète. Parce que, pour eux, le poète appartient aux sphères transcendantes de l’esprit et tandis que se joue le destin des hommes dans une formidable convulsion historique il peut retiré dans la propriété privée de sa solitude spirituelle, continuer à donner à la poésie le sens d’une chansonnette qui se balance entre les pôles traditionnels de l’érotisme et du rêve.

Il est significatif cependant que ces théoriciens qui définissent l’art comme transcendant les contingences de classe renoncent à leur quiétude pour tricoter des articles favorables à la « démocratie » anglaise, qui tient asservis 400 000 000 d’esclaves coloniaux, ou encore pour vouer aux gémonies l’Union Soviétique qui a libéré un sixième du monde du joug capitaliste.

C’est justement parce qu’eux aussi ont fait leur choix, mais doivent en même temps voiler la honte de ce choix, qu’ils ont recours aux justifications par l’esthétique ou l’idéalisme.

La nécessité humaine est la loi morale de l’esprit. L’une des choses qui me paraissent les plus admirables dans l’œuvre de Lénine, c’est que l’auteur du Matérialisme et criticisme empirique, cet esprit encyclopédique, ce géant de la pensée, écrivit un pamphlet réclamant de l’eau bouillie pour le thé des ouvriers des tissages de Schlusselburg. Et Maïakovski obéissait à la vraie mission révolutionnaire du poète lorsqu’il mettait son art au service de la lutte contre le typhus.

L’art du poète d’aujourd’hui doit être une arme semblable à un tract, un pamphlet ou à un placard. Si au contenu de classe du poème nous pouvons allier la beauté de la forme, si nous savons apprendre les leçons de Maïakovski, nous pourrons créer une grande poésie humaine et révolutionnaire digne des valeurs de l’esprit que nous avons la volonté de défendre.

janvier 1941


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