On assiste depuis quelques temps dans nos pays (capitalistes) à une nouvelle recrudescence d’attaques contre la raison, contre la rationalité. Certes, d’une part il y a toujours eu contradiction entre le rationnel et l’irrationnel, et d’autre part au cours de l’histoire des civilisations, il s’est produit fréquemment des poussées d’irrationalité. Nous verrons plus loin pourquoi précisément à l’heure actuelle, le dénigrement de la raison, la négation de la rationalité prennent une nouvelle ampleur.
La raison commande de mener tout débat dans la clarté.
Commençons donc d’abord par définir le sens, le contenu, l’essence de la catégorie, contenus dans les mots « raison, rationnel, rationalité ».
C’est d’autant plus nécessaire qu’en français, souvent, le même terme désigne des notions, des concepts différents. De plus, fréquemment au même terme est donné un contenu différent selon l’approche mentale, philosophique (consciente ou inconsciente) pratiquée à l’égard de ce que le mot est censé représenter.
A cet égard, les auteurs des dictionnaires versent parfois dans le subjectivisme. Néanmoins, dans la mesure où le dictionnaire peut aider à comprendre la portée du terme employé et où elle est adoptée par les lecteurs, référons nous aux définitions de cet ouvrage appelé communément « Le Grand Robert », quitte à les critiquer ou les compléter.
« Raison pouvoir par lequel l’homme est capable d’organiser, de systématiser sa connaissance et sa conduite, d’établir des rapports vrais avec le monde. »
Cette définition peut paraître satisfaisante; mais elle apparait insuffisante, quelque peu réductionniste. Un peu plus loin, le même dictionnaire, après avoir cité une première fois Descartes (« La raison, propre de l’homme »), ajoute :
« Dans un sens normatif La faculté de penser, considérée d’un point de vue général et abstrait, en tant qu’elle permet à l’homme ‘de bien juger (cit. Descartes) et de distinguer le vrai du faux’, et d’appliquer ce jugement à l’action ».
Cette définition complète quelque peu la première, reprise plus haut. Néanmoins on peut estimer que la partie de phrase disant « considérée d’un point de vue général et abstrait » est de trop en ce qu’elle détache un « point de vue… abstrait » du phénomène concret, réel.
Tout compte fait, il apparaît à la fois plus complet et conforme à la réalité de définir la raison de la façon suivante :
Activité mentale humaine cherchant à connaître les phénomènes objectifs et leurs lois, y compris en élaborant des concepts et des théories guidant les comportements individuels et collectifs. La raison doit conduire ainsi à la satisfaction croissante de l’aspiration à la connaissance et au-delà à la prise de conscience permettant l’utilisation des lois des phénomènes objectifs et des théories qui en résultent pour satisfaire toujours plus et au mieux l’ensemble des besoins humains.
A partir de là, le terme rationnel peut se définir simplement « qui appartient à la raison, est conforme à la raison », et rationalité « caractère de ce qui est rationnel », ces deux citations étant reprises du « Grand Robert ».
La rationalité, c’est la démarche rationnelle à l’égard des phénomènes objectifs, y compris dans le rapport entre objectif et subjectif.
Ainsi, on peut dire qu’au travers de l’histoire de l’humanité, il y a une histoire de la rationalité. Cela conduit à admettre qu’il y a eu au cours du temps des évolutions de la rationalité accompagnée fréquemment de rupture (changements révolutionnaires). On peut donc dire qu’il y a des rationalités successives mais ayant en commun la même essence, la recherche dans le cadre de leur époque, du progrès humain.
Ces modifications de la rationalité correspondent chaque fois au développement de la connaissance du monde objectif (socialement, il y a le lien avec le développement des forces productives et les modifications des rapports de production). Avec le développement des connaissances une rationalité nouvelle apparaît.
Les tenants de la rationalité ancienne s’opposent généralement au développement de la rationalité nouvelle. Ainsi, la « rationalité ancienne » cesse d’être rationalité parce que devenant incompatible avec des connaissances et des théories nouvelles. L’émergence de la nouvelle rationalité, son acceptation, et sa suprématie sur l’ancienne ne vont pas sans luttes (ne se limitant d’ailleurs pas toujours au champ idéologique). Et à certains moments des reculs ont lieu.
La lutte de classes est généralement mêlée, indirectement parfois, mais le plus souvent directement, à ce combat idéologique. Généralement, la classe montante, « révolutionnaire » à l’époque, étant porteuse du progrès humain, s’avère également protagoniste du progrès de la rationalité.
Un autre aspect de la question traitée doit être signalé vu son importance, même si ici il est traité sommairement. Il s’agit du type de relations existant entre rationalité et humanisme.
La rationalité ne peut être légitime que comme partie intégrante de l’humanisme. D’autre part, l’humanisme se réalise (dans le sens de devenir réalité) toujours mieux grâce à la raison. Les conceptions humanistes, elles aussi, comme les rationalités, ont évolué au cours du temps. Les périodes de progrès étant parfois interrompues, marquées de recul, avant de connaître de nouvelles avancées généralement liées aux progrès de la raison.
Le véritable humanisme de notre époque s’identifie à l’humanisme socialiste (socialiste dans le sens donné à « socialisme scientifique »).
Recherchons maintenant la cause de ce que, dans nos sociétés capitalistes, les attaques ouvertes ou camouflées contre la raison, contre la rationalité, prennent actuellement une nouvelle ampleur. Il ne faut surtout pas sous-estimer la phénomène en le limitant à des errements, parfois démentiels, de certains pseudo-intellectuels. Non seulement nombre d’intellectuels se laissent entraîner par ces irrationalités, mais servent de relais et au travers d’articles de « vulgarisation » véhiculés par les mass média, influencent négativement de larges couches de la population, notamment mais pas seulement, faut-il le dire, parmi les jeunes désorientés dans des sociétés avec un présent déprimant et des perspectives encore plus alarmantes.
Ces attaques contre la raison constituent en fait une forme de démagogie tendant en quelque sorte à systématiser, à renforcer le désarroi de victimes de monstruosités de plus en plus flagrantes qu’entraîne un régime d’exploitation et d’oppression de l’homme par l’homme. Il s’agit de détourner de la lutte collective pour la transformation socialiste de la société, seule perspective rationnelle pour sortir des contradictions que l’aggravation de la crise générale du capitalisme rend de plus en plus infernales. A cet égard, on peut dire que les attaques contre la raison ne sont pas étrangères à l’anticommunisme propagé actuellement.
Et peu importe à cette classe dominante que ces incitations au désarroi conduisent certains, que le régime marginalise, à l’individualisme forcené, au nihilisme de toute structure collective, à l’anticulture, à la drogue, à « l’asocial », à la délinquance, au dérèglement mental. Au contraire, cela fait bien l’affaire de la clique dominante du grand capital financier qui ne craint rien tant qu’une prise de conscience par la majorité de la population, de la cause réelle de l’accablante régression sociale, des inquiétantes poussées de l’extrême-droite, de la situation de plus en plus dramatique de peuples entiers de ce qui est appelé le « tiers-monde », de la dangereuse escalade des armements de plus en plus meurtriers, perpétrée par les impérialismes avec le danger d’une troisième guerre mondiale qui serait probablement un holocauste nucléaire.
Or, tout cela n’est pas fatal, si les peuples victimes s’y opposent résolument « avec raison ». Mais, l’individualisme, délictueux ou non, avec ses conséquences, ne menace en aucune façon le pouvoir actuel de la finance, au contraire. D’autant plus que ce grand capital financier entretient simultanément les tendances fascisantes et fascistes, avec actuellement, notamment l’apologie d’un « pouvoir fort » (dont le caractère antipopulaire se camoufle sous des slogans démagogiques), avec aussi les campagnes. et mesures xénophobes et de caractère raciste, avec les déformations de l’histoire visant à « réhabiliter » les anciens « collabos » et par là, finalement et au travers de cette manœuvre, la barbarie nazie elle-même.
Les exemples abondent dans le monde où le fascisme constitue un mode de gouvernement auquel cette clique de l’oligarchie financière a recours lorsque l’exercice de libertés démocratiques conquises par le peuple risque de menacer sa domination.
Il est donc établi qu’il y a un lien entre lutte de classes et les antagonismes dans le domaine philosophique. D’une façon générale d’ailleurs, la lutte idéologique constitue un front important de la lutte des classes. A ce titre, réaffirmer la rationalité est aussi un combat allant dans le sens de la libération de l’humanité contre toute forme d’oppression.
Certaines philosophies (ce mot étant pris au sens large) nient par principe la rationalité. Il en va ainsi de certaines conceptions de la « religion » (ce mot étant aussi pris au sens large).
D’une façon générale, les différentes variantes relevant de l’idéalisme philosophique (notamment à notre époque le positivisme, l’empiriocriticisme) sont en fait irrationnelles, ne fût-ce que parce qu’elle rejettent d’une façon ou d’une autre, le caractère du lien entre la pensée et le monde objectif, par exemple certaines niant l’existence de phénomènes objectifs ou encore toute valeur à la représentation que nous nous faisons des faits objectifs. Le. nihilisme philosophique quant à lui, comportant fondamentalement le refus de toute théorie, rejette aussi par conséquent la démarche rationnelle.
Il est encore une autre attaque plus subtile de la raison. Parce que, comme on l’a vu plus haut, les résultats obtenus au cours des temps grâce à la démarche rationnelle, ont évolué (en progressant), d’aucuns prétendent nier toute valeur à la rationalité. C’est là pire qu’un sophisme : c’est tirer une conclusion fausse, directement opposée en fait à la vérité des prémisses.
En résumé, toutes ces poussées actuelles de l’irrationnel, constituent un nouvel obscurantisme.
Par ailleurs, il faut aussi dénoncer certains cheminements se revendiquant d’une « rationalité » mais indûment, parce que s’opposant à reconnaître tout ou partie de la réalité des faits, alors qu’il y a incompatibilité entre ceux-ci (ou une partie de ceux-ci) et la pétition de principe se trouvant à la base de ce qui ainsi est (ou devient) théorie irrationnelle. Les exemples abondent de cette corruption de la pensée.
Pour n’en prendre que quelques-uns relevant de la lutte des classes, citons ce qui suit, qui tient lieu de ligne de conduite, de « morale » antisociale pour le grand capital et ses commis :
– le régime capitaliste ne peut être que le meilleur pour les temps actuels ;
– La recherche du profit maximum pour le capital est le seul critère valable pour la société ;
– c’est au plus grand nombre, au peuple travailleur, à payer les conséquences de la crise afin de préserver les profits capitalistes ;
– la course aux armements ( et même si elle débouche sur une troisième guerre mondiale nucléaire provoquée par l’impérialisme américain) étant profitable au complexe militaro-financier est une bonne chose pour l’humanité ;
– ce qui est bon pour le capital financier doit être considéré comme bon pour le pays, fût-ce au prix d’une impitoyable régression sociale, de l’aggravation de la crise, de la destruction d’«outils performants », du sous-développement, de l’appui à des régimes permettant une exploitation toujours plus féroce de leur peuple par le capitalisme international, de la soumission sur tous les plans à l’impérialisme américain.
Face à ces perversions, opposons la pensée rationnelle, avec son expression sociale, le socialisme scientifique. Sur un plan général, le matérialisme dialectique, conception du monde et méthode d’investigation et de connaissance, produit lui- même de la raison, est l’instrument adéquat pour la démarche rationnelle.
Il n’est pas déterminé une fois pour toutes, mais se développe avec la pratique et le progrès des connaissances.
Jacques Grippa, 5 août 1984