Enbata : Au bout de dix ans, comment jugez-vous votre action du 20 décembre 1973 ?
E.T.A. : Le temps passé a renforcé le succès politique remporté par l’exécution de l’amiral Carrero Blanco.
La phrase de notre communiqué de revendication qui affirmait que Carrero « était la clé de voûte garantissant la continuité et la stabilité du système franquiste » a pris au cours des années qui ont suivi sa disparition, valeur d’évidence d’une analyse vivante et dynamique ; en son temps, elle avait servi de principal fil conducteur pour la réalisation de ce que l’on a appelé « l’opération Ogro » et a confirmé a posteriori la vision politique correcte de l’Organisation.
Enbata : Concrètement, pensez-vous toujours que l’action représente une contribution importante à ta lutte antifasciste dans l’Etat espagnol, et pourquoi pas, la pierre angulaire dans le virage politique qui s’est produit à la suite de la mort de Franco ?
E.T.A. (Ier intervention) : Incontestablement la disparition de Carrero aussi bien parce qu’elle était inespérée, et survenait au moment de l’agonie de Franco, que par la façon dont elle s’est produite, à la suite d’un processus de violence révolutionnaire, a représenté une étape décisive dans l’affaiblissement du régime franquiste.
Cependant, nous n’avons pas un instant eu l’impression vaniteuse et outrée que notre action seule était la panacée et le prélude à la victoire anti-franquiste. Elle constituait simplement l’attaque qualitative d’un des bastions physico-politiques qui, joint à l’image déjà flétrie de Franco, composait l’héritage statique et conservateur du modèle dictatorial instauré en 1936.
Nous voulions désarmer le Régime en éliminant un de ses soubassements, afin de mettre en lumière les contradictions existantes dans le sein même du fascisme et de la bourgeoisie, entre les tendances immobilistes et libérales; autrement dit, nous voulions trancher le nœud gordien que représentait pour le franquisme sans Franco, la personnalité de Carrero et promouvoir une situation plus favorable aux forces démocratiques et progressistes dans le développement de la lutte contre l’oppression et l’exploitation subies par les nationalistes et les travailleurs de l’ensemble de l’Etat.
Nous pensons sincèrement que l’objectif a été atteint.
L’autre problème réside dans le rôle de détonateur de l’Opération dont le champ d’incidence s’est vu réduit du fait de la politique hésitante, lâche parfois, et traîtresse il faut le dire dans certains cas, que développèrent les partis traditionnellement anti-fascistes face à l’abîme ouvert à leurs pieds du fait d’un franquisme en crise progressive, privé de Franco son chef spirituel, et de Carrero, l’unique successeur possible.
Ni l’Histoire, ni les démocrates conséquents, ne pourront jamais oublier, mais au contraire juger durement les graves responsabilités assumées par ceux qui comme le PCE ou le PSOE, en brandissant cyniquement le drapeau de la Rupture démocratique, renièrent leur idéal et entraînèrent peu à peu de larges secteurs des travailleurs vers l’acceptation honteuse d’un Régime légué par la Dictature et remodelé en Monarchie et en système réformiste.
Il est clair pour nous que la perte d’initiative pour la Dictature qu’a représentée le fait de se voir privé de la clé de voûte de son système n’a pas eu l’exploitation politique qu’aurait pu amener l’instauration tant attendue d’un Régime démocratique en ce qui concerne l’Etat et la reconnaissance pour les Nationalités basques, galiciennes et catalanes de leurs droits historiques nationaux.
En argumentant ainsi nous ne voulons pas enlever l’importance d’un fait que nous considérons comme crucial ; et cela surtout parce qu’il s’inscrit dans le cadre de la lutte de libération nationale et dans un contexte de solidarité avec les Travailleurs et les autres peuples de l’Etat.
L’action en soi a été frappante mais là où elle prend véritablement sa force et son sens politique, c’est dans la lutte même du Peuple Basque, dans la capacité d’un Mouvement de Libération National de donner naissance à une Organisation Armée, et d’arriver à trouver une étroite unité dialectique entre la composante politique et militaire du processus.
ETA s’est simplement constitué en force exécutive, en instrument conscient et organisé, pour amener à terme la sentence dictée par le Tribunal Collectif du Peuple Basque et de tous les démocrates de l’Etat contre le Fascisme et ses représentants.
E.T.A. (2ème intervention) : Dans votre question vous vous référez à l’action comme pierre angulaire possible des évènements politiques qui se sont succédé après la mort de Franco.
Nous considérons plutôt qu’il s’est agi d’un maillon important de la longue chaîne de résistance populaire contre l’oppression. Il ne fait aucun doute que cela a amené des conséquences à long terme qui sont toujours valables.
Il suffit pour le constater d’analyser les énormes efforts de réadaptation et de rénovation que la Dictature reformée a été obligée de réaliser pour préparer et stabiliser la voie de succession et de gouvernement de l’Etat.
Arias Navarro, Suarez, Cavo Sotelo, Gonzalez lui-même, ne sont que de simples essais du Régime dans sa recherche infructueuse pour obtenir un nouveau et actuel Carrero. Chaque faux-pas de la Monarchie dans ce sens revalorise un peu plus notre action, et signifie, au moins en Euskadi sud, un pas en avant des processus de conquête de la Démocratie et de l’auto-gouvernement.
Enbata : Je voudrais adresser cette question concrètement à ceux qui alors faisaient partie du Commando Txikia. Quelle impression personnelle gardez-vous de cette époque ? Le temps passé a-t-il modifié d’une façon ou d’une autre votre façon d’envisager l’action, tant sur le plan technique que politique ?
E.T.A. (un des participants au commando Txikia) : En ce qui me concerne, je conserve un souvenir extraordinaire de toute l’opération. D’un côté, je ressens la satisfaction personnelle que ressentirait n’importe quel militant révolutionnaire qui aurait participé à l’élimination d’un tortionnaire et d’un assassin fasciste ayant la responsabilité de Carrero.
De plus, il faut voir l’envergure même de cette action qui, sans déprécier d’autres actions ou d’autres types d’activité à l’intérieur de la lutte armée, lui ajoute une valeur spécifique qui me remplit d’orgueil militant.
D’autre part, je partage la satisfaction politique collective de l’organisation, pour avoir contribué à donner un coup de pouce qualitatif contre le franquisme, à une époque chancelante où la mort artificiellement retardée du Dictateur, offrait des possibilités réelles pour sa chute.
Pour apporter un complément aux évaluations politiques déjà faites sur ce thème, j’aimerais ajouter que l’action contre Carrero est une démonstration claire de la valeur et du pouvoir d’incidence que la lutte armée, développée dans un contexte de stratégie populaire (dans notre cas de Libération Nationale et Sociale), possède dans l’exercice de la lutte contre l’oppression et l’exploitation.
C’est ce qui est devenu de plus en plus évident dans la dernière décennie en ce qui concerne la dynamique propre de notre activité politico-militaire, la manière de mettre en évidence les contradictions de l’ennemi et le progrès considérable enregistré par le Mouvement Populaire au niveau de l’organisation et de la mobilisation.
Je me rappelle avec amertume les critiques, les condamnations et les étranges implications qui, juste après l’action contre Carrero, nous sont tombées dessus de la part de dirigeants de la gauche de l’Etat et de certains dirigeants de ce qui constituait encore l’éventail nationaliste.
Amertume envers cette injustice qui présageait déjà l’avalanche des lâchetés et de renoncements vis-à-vis de la tâche de défendre de manière conséquente les intérêts progressistes et populaires qui ont été adoptés ultérieurement en l’honneur du Réformisme.
Pour certains on peut chercher comme justification le fait qu’ils se sont laissés gagner par la peur de la réaction du Régime après notre action, mais pour la majorité d’entre eux, ce qui pesait le plus était la crainte de voir comment une lutte de résistance assumée dans toute sa cohérence incluant la pratique de la violence, pouvait démasquer devant le Peuple et les Travailleurs leur inopérance et mettre en danger leur « repli stratégique » déjà évident pour aller vers la réconciliation boiteuse et la répartition indolente des miettes que leur offraient les héritiers franquistes.
E.T.A. (2ème participant du commando Txikia) Je partage pleinement les impressions de mon camarade.
Pour finir de répondre à votre question, en ce qui concerne l’aspect technique de l’action, je pense qu’en 10 ans l’Organisation, et donc nos moyens et méthodes d’intervention, a suivi une évolution notable. L’ennemi aussi, bien sûr ; il suffit de voir le régime d’occupation militaire dont nous souffrons actuellement en Euskadi sud pour le constater.
Cependant, je crois que l’action contre Carrero s’est réalisée d’une manière précise à l’intérieur de nos limitations. Le courage, l’imagination et la confiance dans la lutte ont été sans aucun doute le composant technique qui nous a le plus servi. En somme, outre les distances, la même chose que maintenant.
Je pense qu’au moment d’apprécier les questions politiques qui se réfèrent à des attitudes de dérapage, nous avons omis de parler de l’attitude tragi-comique d’anciens camarades qui mendient actuellement du côté du Réformisme et qui durant un certain temps ou même maintenant, tentent étrangement de capitaliser la lutte armée et bien sûr, l’action contre Carrero.
Ces gens laissent entendre que la réalité de l’Organisation et nous, les militants qui continuons d’être sur la brèche, ne répondons plus à l’idéal de cet ETA mythifié, dans ses bandages de momie et dans le « charme politique » de ceux qui se sont laissé aller à déserter.
Pour Madrid, favoriser cette manœuvre de confusion est parfait puisqu’on atteint un double but : discréditer et déformer aux yeux des gens, surtout de l’Etat espagnol, la nature uniforme et non équivoque du processus de lutte maintenu par ETA tout au long de son histoire et favoriser les options réformistes qui se nourrissent de tels artifices.
Il est certain que ceux qui nous manquent aujourd’hui, ce sont ceux qui sont tombés au combat les armes à la main et qui devraient être présents à cette entrevue ; ils sont ceux qui auraient pu parler le mieux de ces questions.
Enbata : Pour terminer, comment voyez-vous la situation actuelle ?
E.T.A. : Nous comprenons que le panorama politique, de Carrero à maintenant, a substantiellement changé, même si en ce qui concerne les choses fondamentales, persistent des conditions de nature structurelle qui nous indiquent que depuis lors peu de modifications sont intervenues. Au moins en ce qui concerne Euskadi Sud et ses droits légitimes et indéniables.
Nous ne sommes pas aveugles et nous reconnaissons qu’une grande partie des aspects formels qui caractérisaient la dictature franquiste ont disparu.
Mais le régime en place, si on l’analyse à travers le prisme de la lutte des classes et dans l’optique de Libération Nationale et Sociale que celle-ci revêt en Euskadi Sud, nous montre que les aspects réels d’oppression brutale et d’exploitation sauvage persistent, à l’image de ceux qui ont été subis pendant la longue nuit du franquisme. Les contradictions auxquelles nous faisions allusion, quand nous estimions la valeur de l’action contre Carrero, n’ont pas encore été résolues à la satisfaction des Travailleurs et du Peuple.
Au contraire, elles se sont diversifiées et sont même devenues plus aiguës dans de nombreux cas, entre les pouvoirs de fait, les forces politiques et la base populaire, démontrant jour après jour une plus grande faiblesse à les affronter ; c’est pourquoi on fait appel à des pactes et alliances anti-naturels, qui ne peuvent offrir d’autre alternative qu’une reproduction et un recommencement dans une absurde spirale sans fin.
Pour nous il n’y a qu’une seule porte de sortie qui rompe définitivement avec le carrousel infernal d’un Etat régi et gouverné par un parti militaire qui se retranche derrière le pouvoir d’une couronne de magazine et des forces politiques qui, de l’UCD au PSOE, se préoccupent uniquement de gérer leurs propres ambitions mendiantes : la Rupture démocratique, ou ce qui au niveau d’Euskadi Sud revient au même, l’Autogouvernement et les points minimum groupés dans l’alternative tactique de KAS.
C’est la solution que nous offrons au Peuple Basque comme au reste des Nationalistes et Travailleurs de l’Etat : continuer la lutte jusqu’à le conquérir.
Quelque part en Euskadi, décembre 83