Ce qui découle de la remise en cause du kémalisme, c’est une lecture nouvelle de la question kurde. L’une des grandes particularités d’Ibrahim Kaypakkaya, c’est même d’avoir en premier posé la question nationale kurde dans une perspective révolutionnaire.

Pour autant, le soulèvement kurde de la fin des années 1970 sera dirigé par le PKK, à l’extérieur, voire contre le TKP/ML, bien qu’une convergence de fond subsistera grosso modo.

Ibrahim Kaypakkaya a une démarche systématique : dans la mesure où il réfute le kémalisme, il réfute les crimes de celui-ci, et inversement. Voici comment il dénonce ceux qui s’alignent sur la politique anti-kurde menée dès la mise en place de la République de Turquie par Mustafa Kemal :

« Ceux qui applaudissaient la répression des rébellions Kurdes par le nouvel État turc et les massacres qui ont suivi comme étant un mouvement « progressiste » « révolutionnaire » contre le féodalisme sont, purement et simplement, d’incorrigibles nationalistes issus des nations dominantes.

Ce genre de personne ignore le fait que le nouvel État turc ne s’est pas seulement attaqué aux chefs féodaux Kurdes mais aussi à l’ensemble Kurdes, femmes, enfants, hommes, massacrant des dizaines de milliers de villageois.

Ils oublient que le nouvel État turc était amical envers les chefs féodaux qui ne s’y opposaient pas, les soutenaient et les renforçaient. Ils ignorent la différence significative entre les facteurs qui ont poussé les paysans Kurdes à se lever et la raison qui a poussé les chefs féodaux Kurdes à se soulever. »

C’est qu’Ibrahim Kaypakkaya reconnaît la nation kurde. Dans son étude de la question nationale en Turquie, il pose la chose suivante. La direction du TIIKP parle de peuple kurde opprimé, mais en réalité c’est la nation kurde qui est opprimée.

Pour Ibrahim Kaypakkaya, la dimension de la question nationale kurde a été sous-estimée, car on s’imagine que les nations se développent tardivement dans le capitalisme, alors qu’en réalité dès la mise en place d’un marché, il y a un cadre de posé. Il souligne ainsi :

« En outre, les nations émergent à l’aube du capitalisme, pas quand elles atteignent la limite ultime de leur développement.

Quand le capitalisme entre dans un pays, quand il se déplace dans une région, dans une certaine mesure et quand il unit les marchés dans ce pays, dans cette région, dans une certaine mesure, les communautés qui possèdent les autres caractéristiques d’être une nation sont alors considérées comme étant devenues une nation. Si ce n’était pas le cas, il faudrait considérer que toutes les communautés stables dans tous les pays et les régions reculés où le développement capitaliste est limité ne sont pas des nations (…).

Dans cette optique, il faudrait accepter qu’il n’y ait eu absolument aucunes nations en Turquie au cours de ces années. Aujourd’hui le féodalisme existe dans des parties du monde reculées et opprimées, en Asie, Afrique, et en Amérique latine à des degrés divers.

Selon cette logique il faudrait accepter que les nations n’existent pas dans ces régions et pays économiquement arriérés. Il est très clair que la théorie qui prétend que les Kurdes ne constituent pas une nation est un non-sens du début à la fin, contrairement aux faits, et, dans la pratique, nuisible.

Elle est nuisible car une telle théorie est bénéfique seulement pour les classes dirigeantes des nations qui oppressent, exploitent et dominent. Ils pourront ainsi trouver une justification à l’oppression nationale et à la cruauté qu’ils infligent aux nations opprimées, dépendantes et soumises, aux privilèges qu’ils s’octroient et aux inégalités qui en découlent. »

Il y a par conséquent deux aspects à prendre en compte : l’oppression de classe et l’oppression nationale. Il dit ainsi :

« L’oppression nationale utilisée par la bourgeoisie et les propriétaires de la nation dominante pour le “marché “et par la bureaucratie au pouvoir pour des “objectifs de caste” peuvent aller jusqu’à l’usurpation des droits démocratiques et les tueries en masse (c’est-à-dire le génocide). Il y a de nombreux exemples de génocide en Turquie.

L’oppression des travailleurs des peuples minoritaires de cette manière acquiert une double qualité. Premièrement il y a l’oppression de classe utilisée contre les travailleurs afin d’exploiter et d’éradiquer la lutte de classe ; deuxièmement, il y a l’oppression nationale mise en œuvre pour les objectifs mentionnés plus haut contre toutes les classes des nations et des nationalités minoritaires.

Les communistes ont fait la distinction entre ces deux formes d’oppression, parce que, par exemple, tandis que les bourgeois Kurdes et les petits propriétaires s’opposent à la seconde forme d’oppression, ils supportent la première.

En ce qui nous concerne, nous sommes opposés aux deux formes d’oppression.

Afin d’éradiquer l’oppression nationale, nous supportons la lutte de la bourgeoisie Kurde et des petits propriétaires, mais, d’un autre côté, nous devons nous battre contre eux pour mettre un terme à l’oppression de classe. »

Ibrahim Kaypakkaya tient à insister sur le fait que l’oppression nationale n’a pas comme origine l’impérialisme, car celui-ci en profite et l’appuie, mais sa base repose en Turquie, sur la bourgeoisie compradore et les grands propriétaires terriens. Il rappelle comment les puissances impérialistes découpent les pays comme ça les arrange lorsqu’ils sont en mesure de le faire :

« Le Traité de Lausanne a divisé les Kurdes entre les différents États. Les impérialistes et le nouveau gouvernement turc ont fixé les frontières au en marchandant, en violant le droit de la nation Kurde à l’autodétermination et en ignorant ses aspirations et ses désirs. De cette façon, la région du Kurdistan a été divisée entre l’Iran, l’Irak et la Turquie.

À ce stade, passons à un autre point : il est sans aucun doute injuste que le droit du Kurdistan à l’autodétermination ait été piétiné et déchiré en morceaux par le Traité de Lausanne.

Et comme l’a dit le camarade Lénine à une autre occasion, c’est le devoir des partis communistes de protester contre cette injustice et de faire prendre constamment honte à toutes les classes dirigeantes sur ce sujet. »

Cela ne veut cependant pas dire qu’Ibrahim Kaypakkaya se positionne en faveur de l’unité du Kurdistan et son indépendance. Il rappelle que c’est à la nation kurde de faire ces choix, que les communistes prônent le droit à l’auto-détermination, pas l’auto-détermination systématique, forcée.

Il dit ainsi :

« Le mouvement communiste en Turquie est seulement tenu de résoudre de la meilleure façon, la plus correcte, la question nationale dans les frontières de la Turquie. Si les partis communistes en Irak et en Iran trouvent la meilleure solution pour la question nationale du point de vue de leurs propres pays, alors l’injustice historique en question n’aura plus aucune valeur ou plus aucune importance.

Pour nous inclure l’unification de l’ensemble du Kurdistan serait malsain pour cette raison : ce n’est pas quelque chose que nous devons décider. C’est quelque chose que la nation Kurde décidera elle-même.

Nous défendons le droit à l’autodétermination de la nation Kurde, qui est, le droit de créer son propre État indépendant. Nous laissons à la nation Kurde elle-même le soin de décider si elle exerce ce droit ou dans quelles conditions elle l’exerce. »

Tout doit se décider démocratiquement et démocratiquement au moins, la meilleure situation étant celle où les choix se font en fonction des intérêts de la révolution mondiale. Ibrahim Kaypakkaya conçoit ainsi l’hypothèse d’une séparation du Kurdistan turc si jamais la révolution y est plus avancée que dans le reste de la Turquie. Tout doit cependant se décider selon la réalité historique, les exigences démocratiques et les intérêts de la révolution mondiale.


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