inde-15.jpgKarl Marx ne connaissait pas le bouddhisme et son rôle en Inde. Il pensait que l’hindouisme avait toujours été la forme religieuse dominante et que le culte de la nature en était un élément, alors que c’était en fait une pratique animiste des peuples autochtones colonisés et une composante pacifique du bouddhisme comme idéologie urbaine et civilisée.

Si nous prenons par exemple Adi Shankara (vers 788-820), un des plus importants théoriciens de l’hindouisme, nous voyons qu’il a combattu le culte de Khandobā, un dieu pré-aryen à tête de chien protecteur du Deccan (la partie sud de l’Inde).

Ce dieu a plus tard été transformé en forme, en « avatar » de Shiva et, en fait, l’hindouisme a surtout mis en avant Vishnu et Shiva et a intégré tous les dieux non-aryens en tant que « formes », en tant qu’ « avatars », des autres dieux.

De la même façon, Adi Shankara a lutté contre la culture « tantrique », c’est-à-dire la magie et les rituels érotiques qui existaient sur le territoire actuel de l’Assam, une région très éloignée des zones aryennes.

Et Adi Shankara a aussi contribué à une forte culture des monastères, une culture ascétique directement empruntée au bouddhisme qui est encore aujourd’hui très forte dans le sud de l’Inde où elle a émergé.

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Adi Shankara a en fait été le grand théoricien de l’hindouisme, celui qui a écrasé le bouddhisme déjà affaibli.

Le point crucial est le suivant : le triomphe sur l’ego est clairement la composante la plus développée de l’hindouisme, du bouddhisme et du jaïnisme. Même si la réflexion à ce niveau se perd dans la psychologie réactionnaire, et si la réincarnation apparaît comme l’élément le plus fort dans ces systèmes, le niveau de questionnement est extrêmement élevé, et contenait à ses débuts une dimension matérialiste.

Selon le matérialisme dialectique, la pensée est le reflet du mouvement de la matière éternelle : le mode de production tel qu’il est expliqué par Karl Marx permet de comprendre la relation entre la pensée et la matière en (éternel) développement.

Averroès, en affirmant que l’être humain ne pense pas, a ouvert la voie au matérialisme en Europe, avec l’averroïsme latin.

En Inde, c’est le « Bouddha » qui a formulé la première position allant dans ce sens. Sa position consistait à expliquer que la conscience en tant qu’ego individuel était une illusion.

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Cependant, la démarche étant de libérer la société par la religion, les efforts se concentraient uniquement sur l’extinction de la fausse conscience, sans jamais attribuer de valeur à la réalité. La réalité était l’apanage du monarque absolu et des marchands.

Mais il y avait encore un problème : même si dans cette conception les actions sont mauvaises car elles créent de la souffrance, il fallait quand même pouvoir expliquer les actions. Et c’est précisément là que l’hindouisme a développé une explication, en fait identique à celle de Platon et d’Aristote.

C’est là qu’Adi Shankara a joué un rôle crucial. En fait, Shankara a admis la position du bouddhisme mais au lieu de dire que l’ego n’existait pas, il a proposé un système de fusion de la conscience individuelle et du vrai Soi.

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Le système s’avérait supérieur au bouddhisme parce qu’il se présentait comme un monisme : il n’y avait qu’une réalité, celle du vrai Soi, qui englobait notre propre soi. La religion était la méthode pour comprendre cela, et les textes sacrés des Védas, rejetés par le bouddhisme, étaient d’une grande assistance.

Le bouddhisme n’expliquait pas le monde, il ne faisait que le nier. Shankara abondait dans ce sens et a utilisé la notion de « māyā », du monde comme illusion. Cependant, il a expliqué que le monde n’était pas une abstraction mais une sorte de rêve de la superconscience.

Le bouddhisme expliquait que le monde matériel était le produit de la « volonté », qui formait une « cause » par le biais du « désir ». Quand s’accomplit l’arrêt de la volonté, la conscience demeure dans une sorte de zone tampon entre la destruction et la création : le « nirvana ».

Shankara a expliqué qu’au contraire, l’effet préexistait à la cause, notre propre réalité était superposée à la cause éternelle, notre âme n’étant en fait qu’une partie de la superconscience, l’« ātman ».

Selon Shankara, par exemple, comme il l’explique dans le Brahmasutra :

« l’âme n’est que la réflexion de sa formé élevée, l’ātman. »

« L’âme n’est que savoir ou connaissance. »

« Il est impossible de nier l’ātman, car précisément celui qui nie est lui-même ātman ».

« Il est impossible que la conscience individuelle, qui est connaissance, soit différente de ce Brahman, et il est impossible qu’il en existe plusieurs effets ou des consciences distinctes ».

Platon, puis les néoplatoniciens, ne disaient pas autre chose : Dieu a créé la bonté, la bonté étant quelque chose de « plus » que Dieu, une sorte de « numéro 2 » qui a produit le multiple. Les nombres du multiple ont engendré, de par leurs combinaisons, les « idées » qui ont donné forme à la matière.

Le but est donc de comprendre que chaque conscience provient de la grande conscience et veut y retourner. Shankara dit précisément la même chose. La matière masque la conscience, c’est le principe de la māyā-avidyā, « illusion-ignorance ».

Dans son commentaire du Brahmasutra, Shankara dit :

« cette superposition, définie comme telle, est appelée avidyā [ignorance] par les sages, alors qu’ils appellent connaissance l’affirmation de la vraie nature de quelque chose que l’on distingue des choses superposées. »

Shankara a ainsi produit une arme puissante contre le bouddhisme. Toutefois il est impossible de ne pas remarquer que, de ce point de vue, l’objectif est de rejoindre la « vraie » réalité, la réalité divine, et de considérer le « bas monde » comme étant sans valeur. Le concept de māyā est même directement emprunté au bouddhisme.

Il en découle que ce système « advaita » (non dualiste) n’a pas remporté l’hégémonie dans l’hindouisme, les classes dirigeantes préférant les systèmes « dvaita », c’est-à-dire les systèmes déistes classiques. Mais avant d’étudier ces systèmes dvaita, voyons quelle était la position du matérialisme et pourquoi ce dernier n’a pas pu triompher.


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