Il est évident que si Georges Sorel avait limité sa critique à une dénonciation de la politique et de la corruption, il n’aurait pas eu d’impact ; il serait simplement un compagnon de route d’un syndicalisme révolutionnaire né et se développant sans lui.

Il fallait que s’ajoute une conception bien particulière, qui justement va dépolitiser le projet de Georges Sorel et permettre à son oeuvre de devenir une référence fasciste, ou plus exactement un apport à la genèse du principe de « révolution fasciste ».

C’est qu’il ne s’agit pas chez Georges Sorel simplement du fait qu’il y aurait une prise du contrôle du prolétariat par les intellectuels devenant politiciens, chef de parti. Il y a également, et c’est là la grande originalité de Georges Sorel, une prise d’assaut de la bourgeoisie elle-même.

Ce qu’il dénonce en la social-démocratie, en le parti d’avant-garde, c’est le fait de se proposer comme nouvel Etat, nécessairement parasite. Mais ce parasite n’est pas simplement effectif après la révolution – ce serait ici répéter simplement ce qu’a prétendu Bakounine. Il est également présent avant la révolution, dans le capitalisme lui-même.

Pourquoi cela? Parce que la bourgeoisie est une classe non pas qui exploite comme chez Karl Marx, avec la question du taux de profit, etc., mais simplement une classe qui, en quelque sorte, règne.

La bourgeoisie, devenue abrutie à force de domination, laisserait donc la place aux gestionnaires. Voici comment Georges Sorel voit les choses, dans Réflexions sur la violence :

« Si l’abrutissement de la haute bourgeoisie continue à progresser d’une manière régulière, à l’allure qu’il a prise depuis quelques années, nos socialistes officiels peuvent raisonnablement espérer atteindre le but de leurs rêves et coucher dans des hôtels somptueux.

Deux accidents sont seuls capables, semble-t-il, d’arrêter ce mouvement : une grande guerre étrangère qui pourrait retremper les énergies et qui, en tout cas, amènerait, sans doute, au pouvoir des hommes ayant la volonté de gouverner ; ou une grande extension de la violence prolétarienne qui ferait voir aux bourgeois la réalité révolutionnaire et les dégoûterait des platitudes humanitaires avec lesquelles Jaurès les endort.

C’est en vue de ces deux grands dangers que celui-ci déploie toutes ses ressources d’orateur populaire : il faut maintenir la paix européenne à tout prix ; il faut mettre une limite aux violences prolétariennes. »

Comme on le voit ici très bien, Georges Sorel met sur le même plan une guerre et la violence prolétarienne, car ce qui compte ce n’est nullement l’idéologie, mais la violence en soi. La violence est source d’énergie ; c’est elle qui fournit la substance de la révolution.

Cela est nécessaire, car la bourgeoisie est abrutie, elle n’apparaît plus sur le devant de la scène. Tout devient alors une question de gestion, tout est endormi sur le plan révolutionnaire aux yeux de Georges Sorel. Il faut donc, en quelque chose, chercher la casse.

Frapper fort, c’est ici réactiver la bourgeoisie, la forcer à être elle-même, à se montrer, à se présenter, et donc à affronter. La violence n’est pas un mouvement historique, elle est un choix forçant l’existence de protagonistes.

Georges Sorel dit donc :

« Marx supposait que la bourgeoisie n’avait pas besoin d’être excitée à employer la force ; nous sommes en présence d’un fait nouveau et fort imprévu : une bourgeoisie qui cherche à atténuer sa force.

Faut-il croire que la conception marxiste est morte ? Nullement, car la violence prolétarienne entre en scène en même temps que la paix sociale prétend apaiser les conflits ; la violence prolétarienne enferme les patrons dans leur rôle de producteurs et tend à restaurer la structure des classes au fur et à mesure que celles-ci semblaient se mêler dans un marais démocratique.

Non seulement la violence prolétarienne peut assurer la révolution future, mais encore elle semble être le seul moyen dont disposent les nations européennes, abruties par l’humanitarisme, pour retrouver leur ancienne énergie.

Cette violence force le capitalisme à se préoccuper uniquement de son rôle matériel et tend à lui rendre les qualités belliqueuses qu’il possédait autrefois.

Une classe ouvrière grandissante et solidement organisée peut forcer la classe capitaliste à demeurer ardente dans la lutte industrielle ; en face d’une bourgeoisie affamée de conquêtes et riche, si un prolétariat uni et révolutionnaire se dresse, la société capitaliste atteindra sa perfection historique.

Ainsi la violence prolétarienne est devenue un facteur essentiel du marxisme.

Ajoutons, encore une fois, qu’elle aura pour effet, si elle est conduite convenablement, de supprimer le socialisme parlementaire, qui ne pourra plus passer pour le maître des classes ouvrières et le gardien de l’ordre. »

Il va de soi que le marxisme dont parle Georges Sorel n’a rien à voir avec le marxisme authentique. C’est que, justement, Georges Sorel a son interprétation très personnelle des écrits de Karl Marx.


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