« Qu’est-ce que l’E.T.A. ? Que pense l’E.T.A. ? » Ces deux questions sont fréquemment posées, aussi bien dans les milieux basques que dans les milieux non basques. C’est par ces mots que commençait un numéro spécial de la publication officielle de l’E.T.A., fin 1968. La dureté de la répression policière contre l’E.T.A., jointe à divers problèmes, fit que le numéro 50 de la publication Zutik ! [en basque : Debout !] ne circulât qu’à un tirage très réduit.

Cependant, aujourd’hui, en 1971, après le procès de Burgos, nombreuses sont les personnes, dans le monde entier, qui se posent ces mêmes questions : Qu’est-ce que l’E.T.A. ? Que pense l’E.T.A. ? Commençons par le nom : E.T.A. sont les initiales des mots basques Euskadi ta Askatasuna, c’est-à-dire : Patrie basque et Liberté. Sous ce sigle, l’organisation E.T.A. est connue depuis 1959. Cependant elle existait avant. Comment et pourquoi est né le noyau de ce qui devait devenir l’organisation E.T.A. ?

Conférence de presse d’ETA en décembre 1973

En 1952, un petit groupe d’étudiants du Guipuzcoa et de la Biscaye se réunissent à Bilbao. Tous se posent le problème basque. Tous savent qu’ils doivent « faire quelque chose ». Aucun ne sait quoi ni comment. Ils partent à zéro. Ils établissent une série de thèmes qu’il faut étudier et ils se répartissent ces thèmes. Ils établissent également des normes de travail. Ils sont tous issus de la petite-bourgeoisie basque. La plupart sont des fils de familles de tradition basquiste. Tous sont basques, basquistes et antifranquistes. Chacun des thèmes choisis est tapé en sept exemplaires. Chacun des membres du groupe les étudie et rédige d’autres thèmes.

Au début de l’été 1953, le groupe recrute deux petits groupes de jeunes, auxquels sont faites des causeries préparées sur les thèmes qu’on a étudiés. Ces causeries, ou petites conférences se tiennent dans des conditions de sécurité (incognito, ponctualité, travail méthodique, etc.) qui constituent l’abc de tout travail clandestin mais qui, à cette époque-là, étaient une nouveauté radicale dans les milieux de la jeunesse basquiste.

Dans cette première époque le groupe rédige, également dactylographié, un organe intérieur, à l’usage exclusif des militants ; son nom était Ekin [en basque : Agir]. L’organisation fut bientôt connue sous le nom de cette publication. On a d’abord dit « ceux de l’Ekin », et plus tard, simplement, « Ekin. »

Le nom choisi pour la première publication est justement symbolique : Ekin, Agir. En effet, depuis la naissance du nationalisme politique basque, en 1892, une grande organisation avait pratiquement monopolisé le mouvement basque : le parti nationaliste basque (P.N.V.), dont le slogan décrit – avec une exactitude relative – les objectifs. Ce slogan subsiste aujourd’hui ; c’est : « Jaungoikoa eta Lagi-Zarrak » [en basque : Dieu et Vieilles Lois]. C’était un parti catholique, bourgeois, qui est passé d’un séparatisme radical à l’acceptation d’une autonomie accordée par le gouvernement de gauche de la IIe République espagnole.

Pendant les années qui se sont écoulées entre sa fondation et la guerre de 1936, deux tendances s’étaient affrontées à l’intérieur du P.N.V. : celle de la grande-bourgeoisie et celle de la petite-bourgeoisie. Pendant quelques années, l’organisation s’était trouvée scindée. La République espagnole avait provisoirement uni les deux tendances. Elles se séparèrent de nouveau en 1933. Une scission a-confessionnelle et vaguement de gauche avait également eu lieu en 1930 : celle de l’Action nationaliste basque (A.N.V.).

Cependant le P.N.V. était toujours resté majoritaire. La guerre de 1936-1939 l’avait nimbé d’une auréole d’héroïsme que ses dirigeants avaient su exploiter. Les dirigeants les plus connus et, bien entendu, les plus populaires appartenaient au P.N.V. : Aguirre, président du gouvernement autonome d’Euzkadi (exilé d’abord aux U.S.A., puis à Paris), Leizaola, Irujo, Landaburu, Rezola, etc.

Tous ces hommes avaient cru que la déroute de l’Axe nazi-fasciste serait la déroute du régime phalangiste de Franco. Pendant les années 1945-1950, ils avaient participé activement aux Congrès européens de la Démocratie chrétienne et étaient amis intimes de Schuman, Adenauer, De Gasperi, etc.

Ces hommes avaient organisé deux grèves gigantesques, les premières sous un régime politique dictatorial, en Euzkadi, en 1947 et en 1951. Mais quand les démocraties européennes les ont abandonnés, toute la stratégie politique du P.N.V., basée sur cet appui, s’était effondrée ; l’appareil clandestin, après les vagues d’arrestations en masse, se trouvait désarticulé et, ce qui était plus grave, privé de toute stratégie et de toute tactique. Il était, en somme, inopérant.

C’est pour cela que le nom choisi par le petit groupe d’étudiants était symbolique. Ils voulaient « AGIR ». D’une certaine façon ils étaient sensibles à l’immobilité, à l’inefficacité, à la fossilisation qui attaquait le grand parti historique. La première nécessité à laquelle ils voulaient répondre était bien : agir. Cependant, dans la réalité de leur situation, dépourvus de tout appui et de tout maître, le chemin qui s’offrait à eux était long.

Pendant quatre ans toute leur activité s’est concentrée dans la création de groupes clandestins de plus en plus nombreux avec une mission très précise : former intellectuellement les membres mêmes de l’organisation. Un deuxième pas était prévu dans l’avenir : commencer à jeter les bases d’un mouvement basque authentiquement clandestin.

Sur ce principe, et dans un pays relativement petit, les membres devaient se rencontrer, tôt ou tard, avec le P.N.V. Les premiers contacts ont eu lieu en 1954. Les négociations se sont poursuivies jusqu’en 1957. Le P.N.V. est resté intransigeant : les membres de l’Ekin devaient se dissoudre en tant qu’organisation et s’intégrer individuellement à l’organisation de jeunesse que le P.N.V. contrôlait étroitement : l’Eusko Gastedi [en basque, Jeunesse basque].

L’Ekin s’est dissoute pour répondre aux exigences du parti historique. Ses membres se sont intégrés à l’Eusko Gastedi. Mais les différences de mentalité et de méthodes étaient trop accusées pour que l’union fût permanente. Elle a duré un an environ. C’était toujours la même vieille histoire : les vétérans, maîtres de l’appareil politique, accusaient les jeunes d’indiscipline et les jeunes accusaient les vieux d’immobilisme et de fossilisation.

Début 1959, la rupture a été définitive et le sigle E.T.A. est apparu pour la première fois. Pendant les années qui avaient précédé, les dirigeants de l’Ekin manquaient totalement de connaissances et d’expérience politique : ils acceptaient vaguement le slogan traditionnel du P.N.V. et se considéraient eux-mêmes, vaguement aussi, démocrates-chrétiens.

Quand l’E.T.A. est apparue, elle s’est définie comme un « mouvement abertzale, a-confessionnel et démocratique » [Abertzale signifie, en basque, patriote]. Vu d’aujourd’hui, ce n’était pas grand-chose, mais sans aucun doute c’était beaucoup pour le Pays basque de 1959. En même temps on commence à faire de la propagande. De nouvelles publications naissent qui, pour la première fois, s’adressent au public.

C’est alors que sont nées deux publications, devenues classiques : l’organe officiel « Zutik ! » et l’organe clandestin d’informations interdites par la censure franquiste, qui s’appela d’abord « Zabaldu » [en basque : répandu, diffus], puis « Zutik berriak » [Informations de Zutik] et aujourd’hui, simplement « Berriak » [Informations]. C’est également alors qu’ont commencé les premières activités de propagande extérieure : des drapeaux basques sont placés dans des endroits bien visibles, et on revêt d’inscriptions au goudron les premiers murs.

Cependant, en aucune circonstance on ne signe, et la police de Franco ignorera l’existence de l’E.T.A. jusqu’en 1960 : quand une grande partie des membres d’Euzko Gastedi est arrêtée, l’existence d’un groupe indépendant devient publique. La police politique se lance à la poursuite de cette organisation fantôme, qu’elle ne connaît pas. En août 1960 divers membres de l’E.T.A. sont arrêtés dans le Guipuzcoa.

En mars, d’autres avaient été arrêtés en Biscaye. 1960 est donc l’année de l’affrontement, pour la première fois, de ceux qui seront les protagonistes principaux de la répression franquiste dans le Pays basque : la police politique (connue sous l’euphémisme de « brigade sociale ») et les membres de l’E.T.A. L’activité s’accroît de façon constante. Le 18 juillet 1961, à l’occasion du 25e anniversaire de la rébellion franquiste, l’organisation tente de faire dérailler un train plein de fascistes qui se dirigeait vers Saint-Sébastien pour commémorer l’anniversaire.

On tente de faire dérailler le train, mais avec toute sorte de précautions pour que personne ne soit tué. Les précautions sont si bien prises que le train passe, suivi de six autres, sans qu’aucun ne déraille. Cependant l’organisation a commis une erreur : vouloir une escalade trop rapide. La réaction fasciste est terrible : plus de cent personnes sont arrêtées et torturées par la brigade sociale et la garde civile.

Trente d’entre elles sont conduites à la prison de Carabanchel (Madrid) après des tortures d’une violence inconnue jusqu’alors. Quelques-unes, laissées en liberté provisoire, réussissent à s’exiler, mais les autres sont condamnées à des peines qui paraissent alors terribles : 20 ans, 15 ans, etc. Elles sont transférées dans la prison espagnole de Soria. La leçon a été dure : il faut éviter le volontarisme. « Zutik ! » commentera la chose ainsi : « De nouveaux coups, de nouvelles leçons, encore des expériences, encore du perfectionnement. »

En mai 1962 est tenue la première Assemblée de l’E.T.A., où l’on discute des problèmes d’organisation et d’idéologie. On approuve des principes idéologiques, qui sont imprimés et diffusés à travers l’Euskadi en une édition énorme pour l’époque : 30 000 exemplaires. Au cours de la première Assemblée [en basque : Biltziar Nagusia], l’E.T.A. se définit comme « mouvement révolutionnaire basque de libération nationale ». Les objectifs se dessinent plus clairement : libération nationale et libération sociale ; liberté de l’Euzkadi et liberté de l’homme basque.

Aujourd’hui cette Assemblée et ces principes idéologiques font sourire, avec leur timide position démocrate de gauche, avec en plus quelques revendications socialistes. On commence à noter dans l’E.T.A. une tendance socialiste et une tendance guévariste, mais à ce point confuses que plutôt que de tendances dans l’abstrait il faudrait parler de tendance du militant X … ou du militant Z… « La guerre révolutionnaire » sera la bible de ces années-là. C’est à travers la guerre révolutionnaire (du F.L.N, algérien, du 26 juillet castriste, du F.N.L. vietnamien, etc.) que pénétrera l’idéologie socialiste.

En mars 1963 se tient la IIe Assemblée. On crée des délégations pour plusieurs pays d’Europe et d’Amérique. Six mois plus tard une terrible vague d’arrestations désarticule l’organisation en Biscaye. Le Comité directeur prend des mesures, provisoires mais radicales : on rend « permanents » divers membres pour diriger l’organisation dans le Pays basque (ce seront les fameux liberados), on restructure les zones de l’organisation (les herrialdes), on donne la voie libre à la propagande massive vers le peuple, on approuve officiellement les principes de la guerre révolutionnaire et on décide d’imprimer un dépliant dont le titre est déjà tout un programme : « Insurrection en Euzkadi ».

La IIIe Assemblée approuvera et fera siennes ces décisions. L’activité de l’E.T.A. se multiplie. Le petit groupe d’étudiants s’est renforcé de groupes de plus en plus grands, de la petite-bourgeoisie et de la paysannerie. En même temps, les besoins toujours croissants du travail clandestin et la répression policière toujours plus violente, amènent l’organisation à se rapprocher toujours plus étroitement du peuple et à le connaître de mieux en mieux. L’E.T.A. est sur le point de se convertir en un mouvement populaire basque.

Cet accroissement de l’activité et cette diversification de la « clientèle politique » l’amènent à une clarté idéologique de plus en plus grande. A cause de cela les problèmes qui, aux temps anciens de l’Ekin, semblaient être un problème de générations, se révèlent peu à peu sous leur véritable aspect : le nationalisme du P.N.V. est un nationalisme bourgeois, tandis que le basquisme de l’E.T.A. devient de plus en plus clairement un nationalisme anti-impérialiste et anti-capitaliste.

La IVe Assemblée consacrera ce point de vue et l’exprimera dans une Lettre aux intellectuels : « Pour l’E.T.A., les problèmes « national » et « social » sont deux abstractions d’une même réalité créée au cours du développement du capitalisme en Euzkadi. Et si la réalité est une, il semble logique que soit également une la lutte entreprise pour la modifier. » C’est à ce moment-là, dans cette attitude politique, que l’E.T.A. va subir une attaque à gauche. En effet, depuis la naissance du socialisme dans le Pays basque, la plupart de ses tenants avaient été recrutés parmi les travailleurs espagnols qui étaient venus travailler en Euskadi.

Au cours des vingt dernières années du XIXe siècle et des soixante premières années du XXe on était parvenu à une dichotomie parfaite : le nationalisme basque était bourgeois et de droite, tandis que le socialisme était espagnoliste et de gauche. Le socialiste regardait le militant basquiste comme un bourgeois ou un instrument de la bourgeoisie réactionnaire, tandis que le nationaliste voyait dans le socialiste une espèce d’espagnoliste antibasque dirigé par le gouvernement de Madrid.

Au moment où l’E.T.A. se déclare organisation socialiste, un groupe de jeunes socialistes de gauche se rapprochent de l’organisation et, lentement, commence à préparer le terrain. Ils profitent de la grande liberté qui existait traditionnellement dans l’E.T.A. (comme l’organisation se déclare en apprentissage permanent et ignore l’orthodoxie, toute opinion et toute collaboration sont toujours les bienvenues). Les mois passent, et comme ils ne remarquent aucune réaction violente contre eux, ils démasquent le fond de leurs théories : la lutte de libération basque est un frein pour la libération sociale. Pour la libération sociale, il est nécessaire de subordonner la lutte qui se déroule en Euskadi à celle de la classe ouvrière de l’Etat espagnol.

A la grande surprise de ces éléments, qu’on appellera « liquidationnistes », la réaction est extrêmement violente dans les organisations de base et parmi les exilés. La Ve Assemblée se tient en décembre 1966. Cette Assemblée expulse les dirigeants de la tendance que nous avons dite. Une deuxième session de la Ve Assemblée a lieu en mars 1967 : on y approuve les principes du nationalisme révolutionnaire, on adopte une stratégie et une profonde réforme des structures de l’organisation.

Comme toujours, l’organisme suprême est l’Assemblée nationale, qui se réunit une fois par an et délègue ses pouvoirs à un Comité exécutif, qui contrôle les permanents, les responsables de zone, la propagande, l’activisme (inscriptions sur les murs, faux papiers, voitures, argent, armes, etc.).

En même temps, l’orthodoxie politique du Comité exécutif est surveillée par une petite Assemblée (Biltziar Txikia) d’exilés, qui ne disposent pas du pouvoir exécutif et peuvent seulement convoquer une nouvelle Assemblée s’ils considèrent que le C.E. viole les décisions de l’Assemblée. A l’extérieur de l’Euskadi fonctionne également un organisme théorique (Office politique) et un organisme qui dresse le plan d’opérations difficiles ou de longue portée (Commandement stratégique).

La Ve Assemblée a signifié un grand pas en avant dans l’histoire de l’E.T.A. et, en général, dans celle de la lutte d’Euskadi contre le pouvoir de l’oligarchie de Madrid. La Ve Assemblée consacre pleinement la volonté socialiste de l’Organisation; elle indique que l’oppression subie par le peuple basque, Euzkadi, est unique dans sa racine, bien qu’elle se présente sous deux formes : l’oppression nationale et l’oppression sociale; elle montre aussi que l’oppression subie par le prolétariat basque est double, à la différence de celle que subit le prolétariat espagnol, qui n’est opprimé que socialement ; elle met en relief les principes de l’internationalisme prolétarien et son application au cas concret des peuples basque et espagnol, etc.

La Ve Assemblée a signifié en fait le dépassement de la ligne politique traditionnelle de la droite bourgeoise basque (idéaliste sur le plan philosophique et légaliste-ultra-réformiste dans la pratique) de même que le dépassement de l’erreur de la « gauche » espagnoliste qui combattait le basquisme parce qu’elle identifiait la lutte du peuple basque pour sa libération nationale aux revendications petites-bourgeoises du P.N.V. qui dirigeait le mouvement basque.

La Ve Assemblée a ébauché les points de base pour l’élaboration d’une théorie révolutionnaire en Euskadi, en indiquant comme axe de la lutte le peuple travailleur basque, en mettant en relief le rôle historique de la conscience nationale de classe, en vue de rompre ainsi définitivement, comme nous l’avons indiqué, avec la fausse dualité libération nationale – libération sociale. En même temps ont été tracées les lignes générales d’une stratégie à longue échéance, fondée sur la lutte sur quatre fronts : ouvrier, culturel, politique et militaire.

Et de la même façon on a posé les problèmes qu’impliquait la mise en œuvre de cette stratégie : les moyens économiques et matériels de tout genre, nécessaires pour subsister, la structuration solide et efficace de l’appareil organisateur et du travail de propagande politique qui devait se développer. La Ve Assemblée terminée, l’E.T.A. déploya un gigantesque effort d’activité qui fut peut-être le « chant du cygne » de toute une époque.

Tout au long de 1967, l’organisation réussit d’une part à s’introduire pratiquement dans tous les secteurs importants d’Euskadi, prenant ainsi une véritable envergure d’organisation politique de dimension nationale, d’autre part à prendre pleinement conscience du fait que les 85 % de la population d’Euskadi, particulièrement en Biscaye et Guipuzcoa, sont composés de travailleurs.

Dans le dernier « Zutik ! » publié par l’E.T.A. avant les grandes arrestations de 1969, l’organisation était ainsi décrite : « un noyau conscient et structuré créé par le peuple travailleur basque (P.T.V.) et qui, en même temps, définit la situation concrète dans laquelle se trouve le P.T.V. [Peuple Travailleur Basque] ». Pendant un an et demi, l’E.T.A. a fait le désespoir des forces de répression franquistes : distributions massives de propagande de toutes sortes, drapeaux, inscriptions sur les murs, les autobus et les trains, attaques de banques, appels à des manifestations, soutien à la lutte des ouvriers, des étudiants, etc. L’Etat fasciste espagnol a riposté par une augmentation spectaculaire du nombre des policiers et des gardes civils.

En juin 1968 se produit le fait initial de l’époque actuelle de l’E.T.A. : un licencié ès sciences économiques, membre du Comité exécutif de l’E.T.A., âgé de vingt-trois ans, est tué au cours d’un contrôle routier par la garde civile, qui ne connaît même pas sa véritable identité. La mort de Xabi Echebarrieta met en lumière la capacité d’indignation du peuple : pendant plus d’un mois les escarmouches sont constantes entre la répression et la masse qui veut assister aux funérailles qui s’organisent dans presque toutes les agglomérations d’Euzkadi, en signe para-légal de protestation.

La réponse de l’E.T.A. ne se fait pas attendre : en août le policier le plus tristement célèbre d’Euskadi, doté d’une renommée acquise tout au long de trente années de sadisme et de tortures, est exécuté dans sa maison même.

Franco et ses policiers répondent à leur tour : le Guipuzcoa est soumis à trois états d’exception (entre août 1968 et mars 1969), les arrestations se chiffrent par milliers, les tortures par centaines, il y a plus de cent bannissements. Toutes les couches populaires sont secouées par la répression. Le reste de l’Euskadi est soumis également à l’état d’exception, de janvier à mars 1969, en même temps que tout l’Etat espagnol.

La moisson de cette vague de répression déchaînée donnera ses fruits : quinze jours après la levée de l’état d’exception – et par suite de l’arrestation d’un militant de l’E.T.A. en Biscaye mais conduit en Guipuzcoa pour y être torturé pendant un mois, militant qui sera ensuite condamné à mort, puis gracié, Arrizabalaga la police politique réussit à arrêter dans une embuscade Onaindia, Abrisqueta et Arana à Bilbao, cependant que Michel Echeberria réussit à s’enfuir, grièvement blessé. Pendant les mois d’avril, mai et juin, les arrestations sont continues en Biscaye.

On crée trois nouveaux tribunaux militaires pour des affaires politiques à Bilbao et, dès juillet, à Burgos, s’installent des Conseils de guerre contre des membres de l’E.T.A. à un rythme d’un ou deux par mois. Le point culminant de ce processus répressif a été le procès « Ultra-sommaire » 31/69, la demande par le ministère public de six peines de mort et la sentence infligeant neuf peines de mort plus une, par contumace : celle d’Escubi Larraz.

Les résultats de la répression des années 68 et 69 sont clairs : plus de 1000 arrestations, plus de 500 accusés, plus de 250 bannis, plus de 250 condamnations à des peines de prison, application systématique du délit de rébellion militaire et de ceux de banditisme et terrorisme, avec en moyenne des peines supérieures à 12 ans. Cependant, durant tout ce temps, en dépit du coup atroce qu’elle a reçu, l’E.T.A. poursuit son travail. Pendant des mois elle essaie de recomposer lentement ses structures, de remplacer ses militants, de retrouver ses moyens.

Entretemps elle effectue un examen profond des causes de la situation. La première publication de l’E.T.A., après la crise d’avril-mai 1969, est consacrée à une sévère autocritique des erreurs et défauts du travail. Le reste est consacré au front ouvrier. Une vive discussion a lieu dans les rangs de l’E.T.A. en 1969-1970. Un groupe de militants soutient que le rôle de l’organisation est terminé et qu’il faut créer un parti des travailleurs ; c’est ce groupe qui démissionne lors de la VIe Assemblée d’août 1970.

Un autre groupe soutient tout le contraire : selon lui, le rôle de l’E.T.A. commence à peine, les échecs antérieurs sont dus à des erreurs techniques et au fait que les arrestations sont inévitables ; c’est ce groupe qui sera expulsé au cours de la VIe Assemblée pour « fractionnisme », aujourd’hui connu sous le nom de « groupe des militaires », ou « groupe Etxabe ».

Finalement, la tendance soutenue par le Comité exécutif et appuyée par les militants les plus connus des prisons, parmi lesquels ceux de Burgos, défend une thèse intermédiaire : elle ne croit pas qu’il y ait un « péché originel » dans l’origine petite-bourgeoise de l’organisation qui rendrait l’E.T.A. incapable de jouer son rôle d’« avant-garde du prolétariat basque » à l’intérieur d’un vaste Front national basque; elle ne croit pas non plus que les démissionnaires (« il faut s’unir à la classe ouvrière espagnole ») ou les expulsés (« nous ne sommes pas antifranquistes, nous sommes anti-espagnols ») aient raison. A l’occasion de la VIe Assemblée, ces divergences se révèlent et elles seront démesurément amplifiées par la presse mondiale, à l’occasion de la séquestration du consul Beihl.

Maintenant, c’est l’inconnu, quoiqu’il ne soit pas difficile de prévoir, à court terme, une tentative de la droite basque pour monter un Front national basque qui exclut la gauche et, à plus long terme (mais pas trop long), la constitution d’un vaste F.N.V., avec exclusion des puristes radicalistes de gauche et de droite.

Il reste, pour terminer, quelques points à souligner :

1. L’E.T.A. en tant que phénomène politique.

Ou : comment un cénacle d’étudiants réussit à créer une organisation révolutionnaire dans une zone à forte concentration industrielle à l’intérieur d’un Etat policier-fasciste.

2. Le basquisme en tant que motivation et en tant que constante.

C’est sans aucun doute le « fait national » qui fait naître et nourrit le phénomène E.T.A. Ses membres peuvent appartenir à différentes tendances idéologiques, mais tous sont basquistes (même s’ils ne sont pas d’origine basque, comme on a vu dans de nombreux Conseils de guerre : Galiciens, Léonais, Castillans, etc.).

La pire accusation qui puisse être portée contre un individu ou un groupe est celle d’ «espagnoliste », c’est-à-dire anti-basque.

3. La fidélité à la pratique.

L’une des principales caractéristiques de l’E.T.A. a été son « pragmatisme ». Elle n’a pas attendu d’avoir des solutions théoriques parfaites. Elle n’a pas anxieusement recherché des antécédents théoriques qui la légitiment. Elle a essayé simplement de résoudre les problèmes qu’elle envisageait avec une immense bonne volonté et un grand esprit de sacrifice.

D’autre part elle n’a jamais considéré un échec comme un cas de malchance explicable par le calcul des probabilités, mais a essayé de remédier à tout ce qui avait donné de mauvais résultats. Elle n’y est pas toujours parvenue, mais du moins l’a-t-elle tenté.

4. L’idéologie en tant qu’outil.

Les dirigeants de l’E.T.A. se sont toujours considérés comme des élèves en apprentissage permanent. Ils ont étudié Cuba, l’Algérie, le Viêt-Nam, Israël, la Grèce de Markos, etc. Maintenant ils étudient la Bolivie, les Palestiniens, les Tupamaros. Ils ont été éclectiques quant à la recherche de méthodes.

D’autre part, on a respecté les différentes idéologies existant à l’intérieur de l’organisation, du moment qu’elles coïncidaient avec le basquisme et l’antifascisme. Peut-être la nouvelle ère de l’E.T.A. verra-t-elle le déclin de cette tolérance, déclin explicable par le fait que l’E.T.A. agissait jusqu’ici en tant que Front national et qu’elle prétend maintenant être une tendance définie à l’intérieur du Front basque.

5. Les questions en suspens.

Il se pose maintenant une série de questions auxquelles seule la pratique pourra répondre. Fondamentalement, les limites du nationalisme révolutionnaire de la Ve Assemblée sont-elles celles de la petite-bourgeoisie ?

Le glissement actuel de la base sociale de l’E.T.A. vers le prolétariat, aboutira-t-il à enliser l’E.T.A. dans le problème insoluble de la gauche européenne depuis 1917 ?

Cela signifie-t-il que nous allons assister à l’affrontement d’une idéologie sans praxis et d’une praxis sans idéologie ? Ou y a-t-il une possibilité de coordonner les deux et de faire réellement la révolution ?


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