1. Examinons tout d’abord la position de Luis Maria Leizaola, président du Gouvernement basque en exil depuis la mort de José Antonio Aguirre, et membre ancien et influent du Parti nationaliste basque.
Immédiatement après la publication du premier communiqué d’ETA dans lequel notre organisation revendiquait l’exécution de Carrero Blanco, M. Leizaola rendit public à son tour un communiqué dans lequel il contestait notre responsabilité, en s’appuyant sur deux séries de raisons.
a) Un acte aussi violent qu’un assassinat prémédité et parfaitement organisé répugne à la nature même de l’homme basque ; il est donc impossible que ETA ait joué un rôle dans l’exécution du président du Gouvernement franquiste.
b) Si ETA avait été l’auteur de cette exécution, M. Leizaola, en tant que président du Gouvernement basque en exil, et de ce fait principal représentant politique du peuple basque, aurait été au courant de l’événement ; or, il ne l’était pas.
L’analyse de ces deux points est très importante pour comprendre le véritable caractère du Gouvernement basque, car toute cette institution porte la responsabilité des paroles de son président
a) Historiquement, le premier argument a lourdement pesé sur les travailleurs et sur l’ensemble des couches populaires basques. Nos pères ont vieilli en se repentant de leur « bonté » passée et d’un refus de la violence qui a fini par être ce qui les a écrasés. Il faut que nous comprenions une bonne fois pour toutes, que contre la bourgeoisie et son appareil de pouvoir dans l’Etat espagnol la dictature franquiste, la résistance passive ou la violente strictement défensive ne sont en elles-mêmes d’aucune efficacité.
[Il est nécessaire ici, pour définir ce que nous entendons par violence défensive de distinguer trois formes de violence :
a) violence défensive : c’est le cas de la fusillade de Galdakano il y a deux ans. Un groupe de militants tue un agent de police et un garde civil au moment où, avec d’autres policiers, ceux-ci essayaient de les arrêter. C’est l’équivalent de ce qu’on appelle communément légitime défense.
b) violence de représailles : la police blesse et arrête un militant à Pamplona et, à la suite de cela un commando abat à Azpeitia le responsable du Service d’investigation politico-sociale de la Guardia Civil dans ce secteur. Un des objectifs est d’avertir les forces répressives de l’État que chaque coup qu’il assène à l’organisation entraînera une dure riposte de la part de celle-ci. Il est fort probable que cela amènera les forces répressives à y regarder à deux fois avant d’exercer leurs fonctions. Ce type violente peut être considéré comme relevant de la défense organisationnelle.
L’exécution de Carrero Blanco comme on l’a déjà expliqué dans ce document, ne correspond pas exclusivement ni même fondamentalement, à ce type de violence; mais du fait qu’elle a été réalisée peu après l’assassinat de plusieurs de nos camarades on pouvait très bien penser que c’était le cas.
C’est pour cette raison que M. Leizaola, dans ses déclarations nous refuse implicitement la possibilité d’utiliser cette forme de violence et que, se référant aux normes juridiques du droit bourgeois, il ne reconnaît comme licite « pour les Basques » (il ne parle pas des autres peuples) que la violence comprise dans le concept de légitime défense.
c) violence offensive : c’est la pratique qui découle des nécessités qu’impose toute stratégie tendant a obtenir la défaite de l’ennemi. Elle inclut les formes précédentes de violence dont la fonction est tactique et leur adjoint des formes nouvelles. C’est dans ce cadre que s’inscrit fondamentalement l’exécution de Carrero Blanco.
L’oligarchie espagnole n’essaie pas seulement d’emprisonner ou d’abattre les militants révolutionnaires, elle pratique la violence contre le peuple basque en l’exploitant et en l’opprimant, de façon méthodique et conforme à sa propre stratégie.
C’est seulement par une conséquence de ce fait qu’il faut au peuple une stratégie de libération qui inclut nécessairement si l’on veut qu’elle obtienne des succès, la pratique de la violence offensive.
En bref, la condamnation de toute forme de violence populaire relève de la plus grossière bêtise et de montre clairement l ‘incapacité de ses auteurs a sortir des perspectives idéologiques de la classe exploiteuse.
Les peuples ne pratiquent pas la violence pour le plaisir, ils y sont poussés par la pressante nécessité de conquérir un droit dû à tout homme, le droit à la liberté dans les rapports sociaux.
La violence populaire apparaît uniquement comme une réponse à l’oppression et, quelle que soit sa forme de légitime défense de représailles ou offensive, elle est toujours défensive face à la violence institutionnalisée de la classe exploiteuse et par conséquent absolument légitime.
Refuser au peuple basque comme le fait M. Leizaola la possibilité d’utiliser la violence sous n’importe quelle forme équivaut à lui refuser la possibilité de se libérer ; et qui fait preuve d’un tel comportement ne mérite pas d’autre qualificatif que celui de traître.]
La bourgeoisie (de même que les classes possédantes qui l’ont historiquement précédée) a institutionnalisé la violence, sous la forme de l’exploitation dans les rapports socio-économiques et de l’oppression dans les rapports culturels et politiques.
Les intérêts de l’oligarchie et des secteurs pro-monopolistes de l’État, d’une part, ceux des travailleurs et des autres couches populaires (anti-monopolistes), d’autre part, sont directement opposés ; et une telle contradiction ne peut se résoudre que moyennant la destruction définitive de l’une des deux parties en présence : l’oligarchie, minoritaire et pratiquant la discrimination, est appelée à disparaître avec ses alliés, car elle a maintenant largement rempli le rôle que l’histoire lui avait confié.
[Dans le but d’éviter des erreurs d’interprétation, nous devons préciser que ETA approuve l’analyse suivant laquelle la lutte de classes en Euskadi revêt actuellement la forme d’un affrontement entre l’oligarchie monopolistique espagnole et le peuple basque, ce dernier concept incluant la classe ouvrière et l’ensemble des couches ou des catégories sociales d’Euskadi dont les intérêts sont anti-monopolistes.
Mais la reconnaissance de ce fait n’implique pas que ETA représente et défende les intérêts de tout le peuple basque, sauf dans des périodes et dans des cas concrets où ceux-ci coïncident pleinement avec ceux de la classe ouvrière, la seule que ETA prétende représenter et défendre, en tant que la classe la plus exploitée, la plus opprimée, la plus nombreuse et la seule capable, par sa situation historique, de faire progresser la société basque en y éliminant tout antagonisme national de classe et toute exploitation de l’homme par l’homme, sous n’importe quelle forme que ce soit.]
Cette lutte ne connaît pas de normes « morales » ou autres qui la réglementeraient. La résistance passive, la violence défensive, peuvent être des instruments tactiques à utiliser ; mais une fois que la violence a été institutionnalisée par la classe exploiteuse, nous devons concevoir notre stratégie dans les mêmes termes, si nous voulons voir nos efforts couronnés de succès.
Pour atteindre la victoire, dans n’importe quel affrontement, il faut avoir l’initiative à tous les niveaux de la lutte, et la violence n’est rien d’autre que le niveau le plus élevé, le niveau décisif en dernière instance.
Les paroles de M. Leizaola ne sont que l’expression de l’orientation culturelle humaniste et petite-bourgeoise qui préside à la politique du PNV depuis déjà de nombreuses années, si ce n’est depuis toujours, et qui n’a d’autre effet que de détourner certaines couches populaires (heureusement de plus en plus réduites) de l’unique voie possible pour atteindre ses objectifs.
Même si M. Leizaola n’avait pas donné d’autres preuves de son abandon de la lutte pour la libération socio-économique, politique et culturelle du peuple basque, la phrase que nous venons d’analyser suffirait à le caractériser comme un traître.
Cependant, autant lui que le Gouvernement basque en général ont fait preuve, tout au long de ces dernières années, d’une telle absence d’activité et d’un tel éloignement par rapport aux véritables intérêts du peuple basque, que le moindre doute à leur égard apparaît totalement déplacé.
Le Gouvernement basque n’est plus que le fantôme d’une institution qui a désormais rempli son rôle historique et qui ne pourrait ressusciter aujourd’hui que grâce à une manœuvre de l’oligarchie espagnole en vue d’intégrer le peuple basque dans le système monopoliste, manœuvre à laquelle devraient participer certaines organisations réformistes espagnoles.
Autrement dit, la seule fonction que le Gouvernement basque puisse remplir dans le présent est celle d’instrument de la classe exploiteuse, et encore, uniquement dans le cas où celle-ci déciderait de remplacer la dictature fasciste par un système politique doué d’une plus grande capacité de manœuvre face aux initiatives populaires.
Mais pour que l’oligarchie puisse lui assigner un tel rôle, il serait nécessaire que le Gouvernement basque démontre qu’il est capable d’assimiler toutes les autres forces patriotiques, parmi lesquelles on ne peut éviter de nous compter.
A ce qu’il semble, M. Leizaola s’imagine avoir atteint cet objectif, et cela explique la seconde des raisons sur lesquelles il se fonde pour affirmer que ETA ne peut pas être l’auteur de l’exécution de Carrero Blanco.
Peut-être est-il nécessaire de rappeler que ETA s’est définie comme organisation révolutionnaire socialiste basque de libération nationale, et qu’elle prétend mener une action en rapport avec cette définition; qu’elle n’a jamais reconnu l’autorité, encore moins le paternalisme du Gouvernement basque, qu’elle considère comme il vient d’être dit; et enfin qu’elle n’admettra jamais d’autre autorité que celle d’un Gouvernement populaire révolutionnaire dirigé par la classe ouvrière d’Euskadi.
Voyons maintenant la suite des événements.
Dès que le communiqué de M. Leizaola fut porté à la connaissance de ETA, celle-ci envoya une délégation officielle pour lui demander de rectifier ses déclarations. Il s’y refusa, au terme d’une violente discussion dans laquelle il manifesta un véritable infantilisme dialectique ; c’est ainsi que, pour justifier son refus, il en vint à dire aux membres de la délégation :
« Étiez-vous à Madrid pour voir l’attentat ? Non ? Alors, comment savez-vous qu’il est l’œuvre de votre organisation ? Moi, quand j’ai dit que ce n’était pas nous qui avions détruit Guernica, on ne m’a pas cru. »
C’est à croire qu’il est nécessaire de visiter la Chine avant d’affirmer qu’on y cultive du riz. Quant à Guernica, c’est ici le lieu d’appliquer le proverbe : « A quelque chose malheur est bon. »
Immédiatement fut envoyée une seconde délégation, accompagnée de deux membres du PNV pour garantir l’appartenance de ses membres à l’organisation ETA. Cette délégation obtint de Leizaola qu’il signe la déclaration suivante, rédigée en français :
« A la sollicitude de représentants de l’organisation basque ETA, je tiens à préciser que ladite organisation revendique, conformément au communiqué qu’elle a diffusé, être l’auteur de l’attentat qui a causé la mort du chef du Gouvernement de Madrid, l’amiral Carrero Blanco ; que ladite organisation ne figure pas parmi celles qui soutiennent le Gouvernement basque établi en 1936, et qui continue en fonction en exil, n’existant aucun lien entre l’une et l’autre.
Fait à Paris, le 22 décembre 1973. Luis Maria Leizaola. »
Cette déclaration, qui devait être publiée intégralement, fut portée par la délégation de ETA au quotidien France-Soir qui, pour des raisons inconnues ( on ne doit pas exclure la possibilité de démarches de la part du Gouvernement basque), la publia en l’amputant de sa seconde partie et en donnant sur la première des explications mystifiantes.
2. Sans aucun doute, la position du PCE mérite une attention particulière; on la trouve exprimée dans la déclaration du Plénum de son CE et dans celle de son président Santiago Carrillo, publiées dans la revue Munda Obrero du 29 décembre 1973.
Étant entendu que notre texte vise seulement à étudier la position des diverses forces de l’opposition face à l’exécution de Carrero Blanco, et ne prétend pas être une analyse complète de leur ligne politique, nous nous contenterons d’en citer deux extraits, quoique, à vrai dire, la faux de la critique ne trouverait rien à épargner dans toutes ces déclarations :
« Nous sommes opposés à l’attentat individuel, parce que nous considérons qu’il ne constitue pas une solution, qu’il n’ouvre aucune perspective et qu’il peut être, en revanche, un obstacle au développement de la lutte du peuple, de la lutte des masses qui seule comporte une possibilité de solution. »
(Déclaration du Plénum du CE.)
Cette thèse théorique est aussi vieille que la trahison des textes de Marx et de Lénine par beaucoup de gens qui s’auto-proclament marxistes-léninistes, mais qui dans la pratique ne sont rien d’autres que de vulgaires réformistes.
Aucune forme de lutte, aucune action minoritaire ou de masse n’est intrinsèquement mauvaise ; tout dépend de leur degré d’adéquation au processus révolutionnaire dans lequel elles s’inscrivent.
L’action pour l’action, c’est de l’aventurisme.
La subordination du travail d’organisation, d’élévation du niveau de conscience et de lutte des masses ouvrières, à l’activisme minoritaire, c’est le signe certain d’une idéologie petite-bourgeoise, qui fonde ses espérances sur l’audace et l’intrépidité d’un groupe restreint d’hommes triés sur le volet, et qui méprise le potentiel révolutionnaire des masses ouvrières, seules capables de mener à son terme la révolution socialiste.
Mais il existe un troisième type d’action minoritaire dont le contenu est fondamentalement différent, et même directement opposé à ces deux premiers types. C’est celui qui vient en aide au travail d’organisation, d’élévation du niveau de conscience et de lutte des masses, et facilite la marche de celles-ci vers le pouvoir.
Traiter comme le fait Carrillo le problème de l’action minoritaire est aussi schématique que de dire que la pluie est mauvaise. La pluie peut-être bonne ou mauvaise, cela dépend des conditions dans lesquelles il pleut et des effets que cette pluie produit. La même pluie qui provoque une inondation en ville, avec tout son cortège de malheurs, peut servir à fertiliser un champ qui menaçait de rester stérile à cause de la sécheresse.
Quand on juge la ligne politique d’une organisation, on peut dire, comme le fait Carrillo, que l’attentat individuel n’est pas une solution ; cependant, l’interviewer ne lui demandait pas son avis sur la ligne politique de ETA mais, plus concrètement, sur l’exécution de Carrero Blanco, et sa réponse aurait dû être centrée là-dessus.
Mais cela l’aurait obligé à développer une critique de l’action, et le temps est bien révolu où de telles méthodes de réflexion étaient utilisées par le PC : il est sans aucun doute plus commode, à court terme, de s’appuyer sur des dogmes; aussi Carillo a-t-il préféré éluder la question et se réfugier sur un autre terrain, en utilisant un cliché abstrait.
Une action politique, et en particulier un attentat individuel, n’est jamais neutre, elle peut soit favoriser soit gêner l’ascension des masses vers le pouvoir, et c’est en partant de ce principe qu’on doit en faire la critique dans chaque cas.
Certes, un attentat individuel (ou même cent attentats) ne constitue pas en lui-même une solution complète aux problèmes des masses exploitées; mais peut-il aider à atteindre une telle solution ? Carrillo nous répond à ce propos, en contradiction flagrante avec ses paroles précédentes :
« L’attentat individuel… peut être un obstacle au développement de la lutte du peuple, de la lutte des-masses… »
Remarquons qu’il ne dit pas « est un obstacle », mais simplement « peut être un obstacle », ce qui laisse entendre qu’il y a des cas où ce n’en est pas un ; et, si l’on admet qu’aucune action n’est neutre, toutes celles qui ne sont pas des obstacles apportent au contraire une aide, ce qui les justifie pleinement.
C’est-à-dire qu’implicitement, Carrillo reconnaît avec nous qu’un attentat individuel peut être positif; mais alors, pourquoi cette condamnation de l’attentat individuel en général ?
S’il avait répondu à la question concrète que lui posait son interlocuteur, il aurait évité de tomber dans une contradiction de taille.
Mais la question que lui a éludée, le Plénum du CE y répond :
« Compatriotes !
Notre pays entre dans une phase critique, dont personne ne peut minimiser l’importance ni les conséquences. La crise du régime dictatorial qui est longtemps restée larvée, a brusquement éclaté avec la mort de l’amiral Carrero Blanco. Ce qui ressort à l’évidence, c’est que la crise du pouvoir est ouverte. L’appareil d’État reste debout, mais le système politique qui dirige cet État tombe en chute libre. »
Après ces paroles, qui oserait dire que l’exécution de Carrero Blanco a été négative ?
Nous ne pensons pas que l’on puisse imaginer un système politique plus cruel et plus répressif que le fascisme; par suite, sa chute vertigineuse doit forcément avoir des conséquences positives pour les peuples de l’État espagnol.
[Certains pourraient peut-être alléguer que la mort de Carrero Blanco pouvait servir de prétexte à un coup de main de l’extrême droite qui, en prenant le pouvoir de cette manière, aurait poussé jusqu’au bout le durcissement du régime fasciste.
De fait, les rumeurs selon lesquelles une tentative de ce genre aurait existé de la part du directeur général de la Guardia Civil, le lieutenant Iniesta Cano, pourraient bien avoir un fondement.
Mais de quelle base sociale l’extrême droite peut-elle disposer aujourd’hui dans l’État ? Son arrivée au pouvoir pourrait rejeter dans l’opposition politique certains secteurs de l’oligarchie, sceptiques quant à l’adéquation du fascisme à la situation, et que les impératifs économiques poussent davantage vers une certaine libéralisation que vers un durcissement.
En somme, un régime politique d’extrême droite pourrait provoquer rapidement un nouveau coup d’État, pour lequel la fraction libérale de l’oligarchie aurait besoin d’un certain appui populaire, ce qui, d’une certaine manière, hypothéquerait son action vis-à-vis du peuple et ouvrirait à celui-ci de grandes possibilités révolutionnaires.
Et, de fait, l’extrême droite n’a pas même disposé de forces militaires suffisantes pour prendre le pouvoir.]
Carrillo dit ailleurs dans ses déclarations :
« Il ne s’agit aucunement de menace. Mais, en effet, même si les choses en viennent là, nous ne renoncerons jamais à la liberté. La violence dans la lutte de masse peut finir par s’imposer comme une nécessité et, si la lutte se place sur ce terrain, s’il n y a pas d’autre voie, nous prendrons celle-là. Ce sera plus dur, plus douloureux et plus long. Nous faisons tout notre possible pour l’éviter. Et nous appelons tous, sans distinction, à l’éviter ».
Et c’est là le fondement de son anathème à l’égard de tout attentat individuel. Il croit encore possible que le maître allonge un peu la chaîne qui attache l’esclave si celui-ci se montre docile, quoique sournoisement menaçant.
Ce qu’il ne semble pas arriver à comprendre, et que pourtant l’histoire a confirmé par des expériences successives, c’est que la docilité de l’esclave ne lui sert qu’à rester ligoté; et qu’aucune classe sociale exploitée n’a obtenu quelque chose qu’elle revendiquait autrement que grâce à une lutte brutale, en l’arrachant par la force à la classe exploiteuse.
Par conséquent, faire dépendre l’élimination du fascisme du dialogue et de la convergence d’intérêts des différentes couches sociales de l’État équivaut à ensemencer un terrain non labouré; cela ne peut donner aucun fruit.
Pour que le système fasciste cède le pas à un autre, plus démocratique, il serait nécessaire que l’oligarchie le désire elle aussi. Or celle-ci ne désirera semblable chose que lorsque tout un ensemble de raisons économiques, politiques et autres l’y obligeront.
Certains pensent que l’oligarchie a besoin d’une ouverture démocratique, par suite de l’urgent besoin qu’elle a de s’intégrer au Marché commun européen, et que c’est là une raison fondamentale. Mais ils oublient qu’aucun marché capitaliste (et moins que tout autre la Communauté européenne, à laquelle la technique espagnole n’a dans l’ensemble pas grand-chose à offrir) n’aurait pu produire la surexploitation de la classe ouvrière sans agiter l’ombre du système fasciste.
Il est possible que l’oligarchie essaie de démocratiser son système d’exploitation, en vue de maintenir des privilèges de classe menacés par la pression populaire contre le fascisme.
En tout cas, seule la lutte du peuple peut labourer le champ politique et le préparer à recevoir la semence de la démocratie bourgeoise. Et, même ainsi, il est peu probable que celle-ci donne des fruits car, du XVIIIè siècle à nos jours, le terrain est devenu très rocailleux.
Le fascisme n’est pas, comme certains semblent le penser, un système politique pré-bourgeois mais, bien au contraire, l’envers de la république démocratique bourgeoise.
De toute manière, même si l’on ne croit guère à sa possibilité, il n’y a aucun obstacle à ce que la revendication d’un système démocratique bourgeois vienne s’intégrer au programme politique minimum de la classe ouvrière; au contraire, cela conviendrait à l’objectif d’assimilation des couches non ouvrières des forces anti¬monopolistes.
Mais il faut avoir présent à l’esprit qu’aucune concession démocratique ne sera obtenue de l’oligarchie autrement que par une lutte incessante et toujours plus intense de la part du peuple tout entier ; et que cette lutte a besoin aussi bien des actions de masse que des actions minoritaires, surtout si ces dernières apportent un soutien et créent des conditions plus favorables au développement des premières.
La liberté n’a jamais été une concession de la classe exploiteuse aux exploités, mais toujours un droit arraché aux exploiteurs; et la seule manière d’obtenir ce droit a toujours été la force. Il ne suffit pas de dire : « Si tu ne me donnes pas la liberté, je lutterai », il y a longtemps que les mots ont cessé de faire peur à l’ennemi et qu’il s’agit de lutter dans les faits.
La violence dans la lutte de masse n’est pas « ce qui peut finir par s’imposer comme une nécessité », mais constitue dès aujourd’hui une nécessité urgente ; c’est le devoir des avant-gardes révolutionnaires de la comprendre et d’aider le peuple à la comprendre, à s’organiser de telle sorte qu’il puisse commencer à y répondre jusqu’au triomphe final.
«… la main qui en a décidé ainsi n’est même pas connue; en tout cas, elle est celle de professionnels expérimentés et couverts par le pouvoir; il ne semble pas que ce soit celle des amateurs qui, de manière irresponsable, revendiquent la paternité du fait, aidant ainsi à en protéger les auteurs véritables… »
(Extrait de la déclaration du Plénum du CE.)«… Quand nous avons dit que l’attentat contre Carrero Blanco était l’œuvre de professionnels et non d’amateurs, c’était sans aucune intention dépréciative envers ETA. Nous voulions souligner que cet attentat porte davantage la marque de certains services spécialisés que d’une organisation dont les moyens et les possibilités sont limités … »
« Tout se passe comme si, en choisissant la date du 20 décembre, date du procès contre les dirigeants des commissions ouvrières, et en accusant ETA, il s’agissait de couvrir la main qui a réellement préparé l’attentat, main qui ne semble pas appartenir à la gauche… »
(Déclarations de Santiago Carrillo.)
Comme le dit un dicton populaire, « qui se ressemble, s’assemble ». Ce qui s’est passé-là ne devrait étonner personne. Par différentes voies, le Gouvernement basque et le PCE sont arrivés à la même conclusion : ETA n’a pas pu être l’auteur de l’exécution de Carrero Blanco.
Cela signifie que le chemin de la trahison ( comme celui de la révolution) est unique dans son essence, malgré tous ses méandres, et qu’il finit par réunir tous ceux qui l’empruntent.
Si les dirigeants du PCE maintenaient la moindre réelle liaison avec le peuple, ils auraient pu faire preuve de la même intuition que beaucoup de leurs militants de base, qui ont admis comme logique le fait que ETA ait exécuté Carrero Blanco.
Mais il y a longtemps que les carrillistes ont cessé de ressentir les choses avec le peuple, et c’est cela qui les a conduit à soutenir une position aussi ridicule que celle de Leizaola et, s’il se peut, encore plus impopulaire.
C’est que jamais on n’a exprimé en aussi peu de paroles un aussi profond mépris de la capacité révolutionnaire d’un peuple que ne l’a fait la direction du PCE à l’égard de notre peuple et de tous les peuples de l’État espagnol.
Un ancien officier de l’OAS, un ex-sergent de la Légion française, un spécialiste de l’IRA, un ingénieur des mines, un spécialiste d’électricité, un spécialiste d’optique : tous ces messieurs auraient été nécessaires, d’après la presse officielle et les militaires fascistes, pour exécuter Carrero Blanco ; et la direction du PCE, Carrillo en tête, de répéter ces sottises.
Il est logique que le régime fasciste fasse des déclarations de ce type : il lui faut justifier d’une manière ou d’une autre l’exécution de dirigeants dans le quartier de Madrid le plus étroitement surveillé par les divers services de police. Mais la direction du PCE, quelle excuse peut-elle avoir ? Il est inutile d’en chercher, il n’y en a aucune.
Son mépris envers le peuple va jusqu’à le considérer incapable de creuser un petit tunnel, d’installer un explosif, de tendre un câble et d’appuyer sur un interrupteur.
Il est parfaitement logique qu’avec une telle vision du peuple, on prêche le pacifisme et la « réconciliation nationale » ; mais alors, si on le considère comme incapable de faire des choses aussi simples, comment peut-on le considérer comme capable de faire une révolution ?
Faire une révolution socialiste signifie, de la part de la classe ouvrière, détruire un État bourgeois, construire un État prolétarien, prendre en main la direction économique, culturelle et politique d’un pays. Comment une classe ouvrière incapable de préparer et de réaliser une explosion pourrait-elle prendre la responsabilité de tâches aussi compliquées ?
Cependant, et pour être juste, nous devons reconnaître qu’aucun membre de la direction du PCE ne connaît probablement les rudiments de la technique des explosifs.
Peut-être ne savent-ils pas non plus que creuser un tunnel de quinze mètres est à la portée de n’importe quel homme aux facultés physiques pas trop diminuées ; qu’il suffit de dix minutes pour apprendre à mettre en place un explosif tel que celui utilisé rue Claudio Coello ; que tendre un câble est à la portée d’un enfant, dès lors qu’il dispose d’une échelle ; que pour mettre à feu un détonateur, il suffit de l’impulsion que donne à un homme opprimé la nécessité de se libérer.
Mais tout cela, loin d’être une excuse, constitue une accusation très grave pour un parti qui se dit révolutionnaire mais qui, par son ignorance des techniques de la lutte armée, démontre qu’il a depuis longtemps cessé de considérer le recours à la violence armée comme une nécessité.
D’autre part, même si la technique nécessaire à l’exécution de Carrero Blanco avait été plus complexe, les peuples n’ont-ils pas démontré, tout au long de l’histoire, qu’ils étaient capables de pallier leurs insuffisances, du point de vue de la technique conventionnelle, par leur courage et par une inépuisable imagination créatrice ?
Comment est-il possible qu’un groupe marxiste, conscient du fait que la classe ouvrière est créatrice de tout ce qui existe, la considère comme incapable de faire une chose aussi simple ? C’est que la direction du PCE n’a de marxiste que l’étiquette ; il y a longtemps qu’elle a oublié le véritable contenu du marxisme. Carrillo n’a pas à s’excuser auprès de ETA : nous savons déjà depuis longtemps à qui nous avons affaire.
Demandez plutôt pardon aux peuples de l’État espagnol, et essayez de ne pas les mépriser à nouveau, car ce n’est pas vous mais eux qui feront la révolution. Il ne suffit pas de dire qu’ils sont maintenant majeurs, il faut savoir le reconnaître dans la pratique.
Les paroles du PC démontrent, tout comme celles de M. Leizaola (bien que sous un autre aspect), une totale incapacité à s’extraire des schémas mentaux de la bourgeoisie; et, involontairement, elles renforcent activement le mythe selon lequel les masses seraient incapables d’atteindre le niveau technique nécessaire à la réalisation d’actions révolutionnaires comme celle-ci, mythe qu’il est indispensable de détruire aux yeux du peuple pour lui montrer que la forteresse de l’État bourgeois n’est pas inexpugnable, que la révolution est possible.
Il est temps de comprendre que la révolution n’est pas une affaire de professionnels ou d’amateurs, mais bien la seule solution au besoin pressant qu’ont les peuples de se libérer; et les peuples ont toujours su répondre aux nécessités devant lesquelles ils se trouvaient.
Pour finir, jetons un coup d’œil sur les positions des groupes nés des différentes scissions de ETA au long de son histoire brève mais agitée : VIè Assemblée (et non pas ETA-VIè Assemblée, comme ils se définissent eux-mêmes) − aujourd’hui fusionnée avec la LCR − et le Mouvement communiste d’Espagne (MCE) ; vu la teneur identique de leurs critiques, elles peuvent être traitées dans un même chapitre.
[Lors de la Ve Assemblée de ETA (décembre 1968-février 1969), un groupe s’en détacha pour prendre le nom de ETA-Berri (nouvelle ETA). Ce groupe, qui prit ensuite les noms de Kommunistak, puis de Mouvement communiste espagnol, prône la subordination de la lutte nationale basque à la lutte d’ensemble contre l’État espagnol.
En septembre 1969, la VIe Assemblée fut marquée par une nouvelle scission. Le groupe scissionniste fusionna par la suite avec la Ligue communiste révolutionnaire, liée à la IVè Internationale (trotskiste), devenant ainsi une organisation espagnole, dont l’organe basque a conservé le même nom que l’organe de ETA (Zutik) – NdT]
VIè Assemblée se livre à une dure critique de la position des partis révisionnistes et justifie moralement l’action :
« ETA-VI − LCR soutient l’exécution de l’assassin Carrero Blanco en tant qu’acte légitime de représailles de la part de ETA-V, qui répond à l’assassinat de six de ses militants au cours de ces dernières années. » (Zutik, n° 62,janvier 1974.)
Merci beaucoup ; mais nous tenons à rappeler que ce n’est pas uniquement, ni même essentiellement pour venger les militants assassinés que ETA a exécuté Carrero Blanco.
D’autre part, ce que la classe ouvrière sollicite et attend de son avant-garde, ce n’est pas un jugement moral, mais une appréciation de la valeur politique d’une action. Cette question, la LCR-VIe Assemblée l’élude habilement, au moyen de force contorsions dialectiques.
Examinons cela à travers ses déclarations :
« Mais ni notre estimation quant au caractère juste et légitime des représailles de ETA-V, ni notre constatation des signes de joie que l’exécution de Carrero a fait naître dans les masses, ne nous font oublier notre position très ferme à l’encontre des illusions que l’activisme minoritaire en général, et cet attentat en particulier, peuvent faire naître dans la classe ouvrière et dans certaines franges de son avant-garde.
S’il est bien certain que, dans une période de maturation pré-revolutionnaire telle que la période actuelle, l’exécution du président du gouvernement peut amener des effets propres à stimuler le mouvement, il est également certain qu’elle peut faire naître des illusions quant aux voies à suivre pour préparer, sur le plan politique et organisationnel, la classe ouvrière à lutter pour le renversement de la dictature.
En d’autres termes (et indépendamment du fait que ETA-V partage ou non cette conception), ce n’est pas par la liquidation progressive des capitalistes du régime que l’on pourra renverser celui-ci, mais au moyen de l’action révolutionnaire des masses. »
(Zutik, n° 62,janvier 1974.)
ETA accepte ces conceptions comme siennes, mais souligne qu’il manque, dans cette analyse, un aspect qui aurait pu servir de fil directeur pour une estimation de l’action.
La LCR-VIe Assemblée n’a considéré celle-ci que du point de vue de ses répercussions possibles pour l’organisation de la classe ouvrière. Mais dans tout affrontement, les deux camps qui s’affrontent entretiennent entre eux des relations dialectiques.
C’est-à-dire que la classe ouvrière ne se renforce pas seulement par une plus grande prise de conscience et une plus grande organisation, mais aussi par n’importe quel affaiblissement de l’ennemi. Lénine, il y a déjà de longues années, mentionnait, parmi les conditions nécessaires pour déterminer l’existence d’une situation révolutionnaire, l’extrême acuité des contradictions internes de la classe dominante, et la faiblesse correspondante de son appareil de pouvoir.
Évidemment, ETA ne prétendait pas atteindre, par cette action, un objectif aussi ambitieux que celui indiqué par Lénine ; mais qui peut mettre en doute que l’exécution de Carrero Blanco a créé des problèmes multiples et affaibli l’État fasciste ?
Lisons, à cet égard, quelques extraits de l’article publié dans un hebdomadaire français, le Nouvel Observateur (n° du 24 au 30 décembre 1973) sur l’exécution de Carrero Blanco :
« Dès 1949, Carrero Blanco tient, en fait, tout le pays… Dès 1956, il contacte les leaders de l’Opus Dei. Avec son principal dirigeant, Lopez Rodo, et la bénédiction de Franco, il prépare, dans le secret, la restauration de la monarchie. Déjà, il sait qu’il sera l’homme chargé de continuer le franquisme sans Franco.
Alors que le Caudillo vieillit, les familles du franquisme commencent à s’entre-déchirer : Opus Dei contre Phalange. Seul Carrero Blanco, accepté par l’Opus, admis par la Phalange parce que dévoué à Franco, peut empêcher un éclatement et préparer le terrain pour le futur roi Juan Carlos, dit el pelele (le pantin), tant son rôle est insignifiant…
Pour affaiblir le régime, la machine franquiste, les séparatistes basques ne pouvaient pas choisir de meilleure cible. »
Et réellement, peut-on douter que l’exécution de Carrero Blanco ait été un coup dur pour le fascisme de l’État espagnol ? Qu’il ait réveillé les tendances contradictoires qui coexistent au sein de l’État et qu’avait su endormir, jusqu’à son exécution, le président aujourd’hui défunt ?
Peut-on douter de la radicalisation que cette exécution exercera sur ces contradictions, et de l’aggravation de l’affrontement entre ces éléments contradictoires au sein de l’État ?
Indépendamment du fait que l’on puisse ou non trouver un remplaçant à Carrero Blanco, aussi efficace que lui pour jouer le rôle de rassembleur et de conciliateur des différentes tendances de l’oligarchie, ces contradictions ne doivent-elles pas nécessairement s’aiguiser ?
Les secteurs vaguement libéraux qui disaient auparavant : « Il faut donner une certaine liberté au peuple pour qu’il cesse de lutter », ne défendront-ils pas maintenant ce principe avec beaucoup plus de ténacité ?
Et, au contraire, ceux qui prêchaient une plus grande fermeté pour écraser la lutte populaire, ne la réclameront-ils pas maintenant de manière beaucoup plus énergique et urgente ? Poursuivons.
« Cela ne signifie d’aucune manière que l’on doive rejeter les actions minoritaires, bien au contraire. Même lorsque certaines d’entre elles ne peuvent pas avoir aujourd’hui d’autre rôle que celui d’action exemplaire, l’activité armée de l’avant-garde peut et doit jouer un rôle décisif dans la préparation de ce processus.
Mais pour cela, il est nécessaire qu’au moment de décider de les faire, on les intègre dans l’éducation politique du prolétariat et dans le développement de son organisation, pour préparer cet assaut contre la dictature et le capitalisme.
Et c’est justement cette perspective qui manque à l’activisme de ETA-V en général, et à cette action en particulier. »
(Zutik, n° 62, janvier 1974.)
C’est la tentative la plus habile, à travers tout ce texte, d’éluder la question, en déformant complètement la façon dont se pose le problème.
Christophe Colomb partit pour ouvrir une nouvelle route au commerce avec l’Extrême-Orient, et il découvrit l’Amérique. Ce que l’on cherche est une chose, ce qui résulte de la recherche en est une autre, parfois très différente.
Que la perspective de ETA, dans cette action, soit correcte ou non, c’est un problème ; que les résultats de cette action aient été positifs ou non, c’en est un autre. Or c’est précisément cette dernière question qui est ici éludée.
D’autre part, si certaines actions minoritaires armées sont positives, pourquoi la LCR-VIe Assemblée ne s’attaque-t-elle pas à cette tâche ?
[NOTE : Que l’activisme de ETA ait en général manqué d’un point de vue prolétarien, cela est sûr, et découle de l’origine et des tares petites-bourgeoises que l’organisation traîne encore. Quant à savoir si l’exécution de Carrero Blanco souffre ou non du même défaut, il est bien audacieux de la part de la LCR-VIè Assemblée de prétendre le trancher, avant même que ETA ait donné une explication.
Ce n’est que sur la base du n° 64 de Zutik, maintenant publié, et du présent livre-document, que l’on pourra porter un tel jugement. Pour étudier la position du MCE face à l’exécution de Carrero Blanco, nous partirons de deux questions posées par ce mouvement dans l’organe de sa direction, « Servir le peuple », au mois de janvier de cette année.
« Mais la mort de Carrero Blanco pose un problème beaucoup plus profond que celui de savoir s’il méritait ou non cette fin.
Pour ce qui est de la mériter, certes, il la méritait cent fois.
Cela dit, l’attentat qui l’a éliminé est-il ou non un type d’action correct? Sont-ce des actions de ce genre qui vont mener à la destruction de la dictature franquiste, ou est-ce autre chose? Tel est le principal problème posé par l’événement que nous analysons. »
Nous répondrons au MCE ce que nous avons dit à la LCR-VIe Assemblée. Une chose est la question de savoir si l’action minoritaire armée est correcte ( ce sur quoi il est impossible de trancher sans une analyse nuancée et beaucoup plus profonde), autre chose celle de savoir si cette action concrète a été correcte, ce qui suppose une évaluation de ses effets.
Il est bien évident que ce ne sont pas des actions de ce type qui mèneront à la destruction de la dictature franquiste (ETA ne fonde pas sa stratégie sur de telles actions, pas plus que sur l’activisme minoritaire en général, comme il semble que certaines organisations le lui imputent) ; cela dit, l’exécution de Carrero Blanco contribue-t-elle à la réalisation d’un tel objectif, ou non ? Telle est la question.
Voyons ce que le MCE affirme à cet égard :
« Quant au mal que peuvent faire au régime des attentats comme celui-ci, nous sommes loin de partager l’optimisme de ceux qui voient là un coup sérieux, propre à menacer la continuité du franquisme après la mort de Franco par la perte de celui qui pouvait imposer l’unité nécessaire aux différentes chapelles qui composent le régime.
L’unité dans les rangs fascistes − lorsque c’est l’existence même du régime qui est en jeu − est plus forte que ses dissensions internes.
L’unité autour de Franco ou autour de Arias Navarro, c’est l’unité d’une classe et de son État en face du peuple et contre le peuple, et elle ne dépend pas fondamentalement de la sympathie et du prestige du « Caudillo » de service ou de ses dons exceptionnels de commandement, mais bien des nécessités de cette classe.
La nomination de Arias Navarro pour remplacer Carrero Blanco est une bonne preuve du fait que le régime n’a pas besoin d’hommes exceptionnels, mais purement et simplement de fascistes disciplinés à l’égard de la classe qui les emploie à son service. »
C’est là que nos analyses divergent de celles du MCE.
Nous ne savons pas si la disparition de Carrero Blanco détruira la possibilité de continuité du franquisme après la mort de Franco.
Mais nous pensons en effet que cela rendra plus difficile cette continuité ( de plus, nous devons rappeler que ce n’était pas là l’objectif unique, mais seulement l’un des objectifs concrets). Et nous sommes sûrs que cela aiguisera les contradictions internes de l’État espagnol, et que cela représentera de ce fait un affaiblissement de cet État.
Pour finir, nous ne croyons pas que la nomination de Arias Navarro fasse la preuve que le fascisme espagnol n’a pas besoin d’hommes exceptionnels, elle démontre simplement qu’il n’en possède pas; logiquement, il faut bien que quelqu’un occupe le poste de président du Gouvernement. De toute manière, il reste certain qu’un homme exceptionnel est plus dangereux qu’un autre de moindre qualité.
Qu’Arias Navarro soit incapable de remplir sa tâche aussi bien que Carrero Blanco, personne ne semble en douter à l’exception du MCE.
Enfin, la position du MCE manifeste à l’évidence un scepticisme total quant aux résultats de l’activisme minoritaire comme axe stratégique de la révolution socialiste dans l’État espagnol (scepticisme que ETA partage pleinement), mais aussi quant à l’exécution de Carrero Blanco, concrètement. C’est sur ce dernier point que ETA est en complet désaccord, car elle considère − sans triomphalisme de notre part, croyons-nous − que les résultats de cette action ont été très largement positifs.]
Analysons un dernier point. La LCR-VIè Assemblée dit :
« II est certain, sans aucun doute, que le choix du moment et du type d’action, de la part de ETA-V, dans les conditions actuelles du mouvement et de l’avant-garde, a été à la source de cette paralysie des luttes contre le procès 1001; il est certain que la signification de ce procès était d’un ordre supérieur, du point de vue de la progression de la lutte de classes. Mais la critique que nous faisons à ETA-V en ce sens ne doit pas dissimuler que le facteur fondamental, dans ce retard du mouvement, s’enracine dans la faiblesse de l’avant-garde elle-même… »
Est-il certain que l’exécution de Carrero Blanco ait freiné les luttes à l’occasion du procès 1001 ? Comme nous l’avons dit auparavant, seul a été freiné ce qu’il avait été impossible de mobiliser.
Dire que la faiblesse de l’avant-garde a été la cause fondamentale de la paralysie du mouvement, c’est peu dire. C’en a été l’unique cause ; au cas où des mobilisations tant soit peu sensibles auraient été possibles, ETA aurait agi de façon différente.
Il est temps, d’une part, d’abandonner le triomphalisme qui suit les moments de grande mobilisation des masses et, d’autre part, de cesser d’incriminer des facteurs extérieurs lorsque la majorité des consignes lancées par les avant-gardes échouent.
Il est temps de reconnaître que la majeure partie des grandes mobilisations de masses ont été spontanées, produites par la surexploitation que subissent les peuples de l’État espagnol et que nous, les avant-gardes, ne les avons ni organisées ni dirigées, comme le soutiennent certains prétentieux : nous nous sommes bornés à marcher dans leur ombre et à revendiquer leurs succès.
Peut-être atteindrons-nous ainsi une vision plus réaliste de la situation sociale dans l’État espagnol et de nos propres forces, ainsi qu’une plus grande justesse dans nos mots d’ordre. Les seules organisations qui aient une certaine audience parmi les masses (quoique de moins en moins chaque jour, heureusement) sont les partis réformistes et révisionnistes ; et les masses ont peu à espérer de ceux qui, par manque de confiance en elles, les éduquent exclusivement sur le terrain de la lutte pour les revendications syndicales.
Qui plante du blé, ne doit pas s’attendre à récolter des pommes…
D’autre part, le mouvement révolutionnaire est encore trop jeune, trop faible et trop divisé pour avoir une implantation appréciable. Nous ne gagnerons rien à crier triomphalement, jusqu’à nous en persuader nous-mêmes, que lorsque le train démarre, c’est nous qui en sommes la locomotive : la réalité, c’est que le train s’est presque toujours mis en marche tout seul, et presque toujours, nous venons de le dire, devant nous.
Et c’est ainsi que, dans notre aveuglement, lorsque le train est arrêté et que nous nous mettons à sa tête sans pouvoir le faire bouger malgré tous nos efforts, au lieu de faire notre autocritique, nous incriminons totalement ou en partie des facteurs extérieurs qui ont peu de rapport, ou aucun, avec l’immobilité du train.
Enfin, ETA considère que le procès 1001 n’aurait pas produit de mobilisation appréciable ; ce qu’il faut trancher, c’est seulement la question de savoir si les aspects positifs de l’action sont supérieurs ou non aux mobilisations hypothétiquement freinées.
En manière de résumé, nous dirons que toute la critique de LCR-VIè Assemblée est construite sur du sable. On isole les uns des autres les différents aspects partiels de l’action, et on les critique indépendamment les uns des autres, parfois de façon contradictoire ( c’est juste en tant qu’action de représailles, mais c’est négatif en tant que frein à la mobilisation des masses autour du procès 1001).
On évite constamment de porter une appréciation globale sur l’action, en mettant en relation tous les aspects. La cause, consciente ou inconsciente, d’une telle insuffisance dans la critique n’est pas simplement l’opportunisme.
Porter sur l’action une appréciation négative signifie automatiquement se ranger dans le camp opposé au peuple, y compris bien sûr à la classe ouvrière, à qui l’action a apporté un double enseignement ( d’une part, la destruction du mythe selon lequel l’appareil du pouvoir fasciste serait une forteresse inexpugnable; d’autre part, la reconnaissance de sa propre force) et une libération psychologique importante.
Porter sur l’action une appréciation positive signifie rompre avec le schéma (qui depuis longtemps n’est plus soutenable) selon lequel ETA serait une organisation petite-bourgeoise et, de ce fait, incapable d’analyser ses actions du point de vue de la classe ouvrière.
Bien qu’ils affirment que ETA est une organisation idéologiquement et politiquement hétérogène, ils s’obstinent à nier qu’une telle hétérogénéité puisse donner lieu dans la pratique à des analyses et à des actes qui, bien qu’ils soient isolés, sont au service exclusif de la classe ouvrière.
Finalement, la LCR-VIe Assemblée, comme (malheureusement !) toutes les organisations « révolutionnaires » qui travaillent dans l’État espagnol, se considère comme la meilleure, la seule apte à diriger la classe ouvrière dans le processus révolutionnaire.
D’autre part, elle reconnaît (dans ses déclarations déjà citées) l’utilité de certaines actions armées minoritaires, sans toutefois préciser lesquelles. Comme elle-même n’en réalise aucune, tout en étant la meilleure organisation, il faut supposer que n’importe quelle action de ce type, dès lors qu’elle est réalisée concrètement, sert des intérêts étrangers à ceux de la classe ouvrière. C’est ce qu’on appelle (ou alors comment l’appeler ?) des jalousies de boutique.
En dernier lieu, signalons très brièvement, parmi les positions solidaires sans aucune réserve de l’exécution de Carrero Blanco, celle du Mouvement libertaire, exprimée dans son organe de propagande Frente Libertario en janvier 1974 :
« La résistance active, qui a subi de tels coups en tous lieux, particulièrement depuis la constitution du gouvernement présidé par Carrero Blanco, ne pouvait espérer de meilleure récompense pour terminer l’année.
D’un point de vue sentimental, on aurait pu souhaiter l’élimination (tant de fois préparée et tant de fois manquée) du principal responsable des malheurs de la nation, c’est-à-dire du traître Franco ; mais, politiquement, il était aujourd’hui de plus grande portée d’éliminer son bras droit et successeur désigné, à savoir l’amiral.
Ayant fait cette analyse sans attendre la parution du présent numéro, notre rédaction a fait parvenir aux agences de presse étrangères, à l’instant même où fut connu l’événement, un communiqué ainsi formulé :
« Frente Libertario, porte-parole anarcho-syndicaliste de l’émigration et organe militant du Mouvement libertaire qui agit en Espagne même, se déclare solidaire des auteurs de l’attentat effectué contre le sinistre Carrero Blanco et les salue chaleureusement. »
A la différence des déclarations temporisatrices du PCE et d’autres groupes politiques qui prétendent représenter l’opposition, nous comprenons et nous proclamons que cette exécution constitue un acte libérateur pour la classe ouvrière et pour tous les peuples opprimés par l’État espagnol.
En abattant Carrero Blanco, les responsables de l’attentat ont directement attaqué Franco, sa police et son armée, prouvant ainsi qu’il ne peut y avoir de « paix civile » en Espagne tant que régnera un pouvoir dictatorial fondé sur une conception ultra-autoritaire de l’ordre.
Vive l’action directe contre le franquisme ! »