Ce qu’on appelle le fruit du bien et du mal dans la Bible, la fameuse « pomme » (bien qu’il ne soit jamais dit qu’il s’agisse d’une pomme), ne concerne pas du tout le bien et le mal au sens moral.
On s’imagine, en effet, en raison d’une lecture déformée liée à l’idéologie religieuse, que l’être humain s’est vu acquérir une dignité supérieure aux animaux, par le fait d’avoir une âme. L’être humain « penserait » et, ainsi, ce qui le distingue des autres animaux, c’est de savoir ce qu’est le juste et ce qu’est l’injuste, et de pouvoir « choisir ».
Dès lors, le corps et l’esprit se trouvent séparés de manière erronée, et le retour à l’unité devient à la fois le reflet de la spécificité élective « divine » de l’Humanité et l’objectif même de l’existence, vue comme un parcours de chaque être humain sur la Terre.
Cette lecture morale et dualiste du bien et du mal masque en réalité bien autre chose. Le bien et le mal dans le domaine moral arrive en effet bien après le bien et le mal comme vécu. Lorsque l’être humain sort de la Nature, il doit trouver lui-même ses moyens de subsistance.
Alors commence un très long parcours où il découvre et approfondit les joies et les peines. La faim, la soif, la sous-nutrition, le froid, l’absence de sommeil, l’angoisse, l’anxiété, etc. se combinent à la joie, au jeu, à l’amusement, à l’allégresse, à l’enthousiasme, etc.
L’être humain, un animal en plein développement spécifique, a assimilé au Ciel toutes les joies, comme s’il était porté par une force extérieure positive. Il a pareillement assimilé au sous-sol toutes les peines, comme s’il y avait une intervention extérieure pour l’épuiser.
Cela a duré pendant des millénaires, puisqu’on parle là de l’affirmation historique de l’Homo Sapiens dont les plus anciens fossiles ont 300 000 ans, mais également de la transformation amenant à la production naturelle de l’Homo Sapiens.
Un aspect clef est ici la consommation énergétique du cerveau. S’il ne représente que 2 % du poids du corps humain, le cerveau utilise 20 % de l’énergie fournie au corps.
Cet aspect est bien entendu totalement négligé au quotidien, puisque l’idéologie de la séparation du corps et de l’esprit est prépondérante. Cela relève pourtant le rôle majeur de la matière grise dans l’existence de l’être humain.
Et ce rôle majeur s’est exprimé à travers à la saisie des joies et des peines vécues. En fait, depuis sa sortie de la Nature, l’Histoire de chaque être humain est celle d’un animal dont le cerveau, massivement développé, réceptionne tous les événements, mais dans le chaos, l’incompréhension, l’angoisse, le doute, la compréhension élémentaire, l’esprit de synthèse.
Le choc de cette réception intellectuelle du vécu a été un traumatisme complet pour l’animal humain sortant de la Nature. L’approfondissement des capacités de la conscience a dû être vécu comme une agression et un progrès, une déchirure et un acquis.
L’être humain sortant d’une lecture immédiate de la vie a ainsi senti une fracture, un arrachement. C’est cela qui rend si universel, si fort sur le plan de l’allégorie, le passage biblique sur la sortie du jardin d’Éden.
Ce jardin, c’était le lieu où l’être humain existait en tant qu’animal avant d’être un être humain – ce qui est une contradiction, car il y a tout un processus de transformation.
En fait, le jardin d’Éden ne désigne pas la Nature du passé – car soit l’être humain y était un animal, soit il avait déjà rompu avec elle. Le jardin d’Éden désigne la Nature quittée au fur et à mesure : c’est un paradis perdu non pas dans le passé, mais dans un présent toujours renouvelé. C’est le reflet d’un état contradictoire.
Adam et Eve chassés du jardin d’Éden, c’est l’allégorie de l’être humain non pas simplement sortis de la Nature, mais continuellement en train de sortir. D’où son écho permanent pour l’humanité et l’importance culturelle de cette allégorie.
Voici comment les choses sont présentées. Dans la seconde partie de la Genèse, on lit :
16. L’Éternel Dieu donna cet ordre à l’homme : Tu pourras manger de tous les arbres du jardin ;
17. mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras.
Puis, il y a la fameuse intervention du serpent, et on lit dans la troisième partie :
1. Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs, que l’Éternel Dieu avait faits. Il dit à la femme : Dieu a-t-il réellement dit : Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin ?
2. La femme répondit au serpent : Nous mangeons du fruit des arbres du jardin.
3. Mais quant au fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n’en mangerez point et vous n’y toucherez point, de peur que vous ne mouriez.
4. Alors le serpent dit à la femme : Vous ne mourrez point ;
5. mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et que vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal.
6. La femme vit que l’arbre était bon à manger et agréable à la vue, et qu’il était précieux pour ouvrir l’intelligence ; elle prit de son fruit, et en mangea ; elle en donna aussi à son mari, qui était auprès d’elle, et il en mangea
Il y a ici deux aspects particuliers. D’abord, il est évident qu’une nourriture qui est précieuse « pour ouvrir l’intelligence » fait référence à des psychotropes. Ce n’est pas l’aspect principal toutefois, car il s’agit là seulement d’un rapprochement avec le bien et le mal.
Le serpent dit en effet que « vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal », et là il veut dire qu’on rejoint les dieux du bien et les dieux du mal, qu’on connaît le bonheur et le malheur de telle manière tellement poussée qu’on rejoint le monde de l’au-delà, qu’il soit dans le ciel ou sous terre.
En fait, les premiers êtres humains pensaient participer au ciel lorsqu’ils étaient heureux et être happés par les forces souterraines lorsqu’ils souffraient. Ce qu’ils vivaient leur échappait, il était impossible à leurs yeux de vivre ce qu’ils vivent, donc cela impliquait qu’ils étaient « ailleurs ».
Plus l’humanité va, avec le développement des forces productives, disposer d’une vie quotidienne améliorée, plus elle va modifier naturellement cette considération.
Néanmoins, l’instabilité mentale est à la base même d’une humanité ayant développé des capacités de conscience sans être à même ni d’avoir un aperçu du processus matériel dialectique à la base de sa matière grise, ni de gérer de manière rationnelle les forces productives et leur développement dans le cadre de la planète considérée comme une Biosphère.