C’est le vendredi 18 août 1950, à 9H20 du soir, qu’ils ont assassiné Julien Lahaut.
Député de Liège depuis 1932, il avait passé la journée à Bruxelles, assistant à la séance du Parlement. Puis il était revenu dans sa petite cité sérésienne où il est né, où il lutta toute sa vie et où il est mort. A son retour, il était entré, comme de coutume, rue du Pairay, 73, au local du Parti. Il s’y entretint avec quelques camarades. A 8H15, il rentrait chez lui.
La tenancière du local, Minnie, la dévouée camarade aux cheveux blancs, comptait, le lendemain, se rendre à Bruxelles où habite sa fille. Il était entendu que Julien la conduirait à la gare des Guillemins, dans la petite voiture que ses amis lui avaient offerte à son retour de déportation. Minnie n’avait eu aucun scrupule à lui demander de l’accompagner. Julien ne refuse jamais un service.
Sur le pas de la porte, il se retourne et, dans le patois chantant du pays de Liège, il lui dit de sa grosse voix cordiale : « Aprestez vo valise ».
Ce furent les dernières paroles qu’il prononça en public.
Il remonte la rue Pairay et gagne, rue de la Vecquée, la petite maison où Gérardine l’attend à souper.
Cette modeste demeure, que rien ne distingue des autres maisons ouvrières de la cité, est l’objet de sa fierté. Il l’a acquise, à soixante-trois ans, au moyen de ses indemnités de prisonnier politique. Lahaut est communiste, les cinquante-deux années qu’il a passées au service du peuple ne l’ont pas enrichi. Il habite à deux cents mètres du lieu où il est né. « Il ne fait pas grand chez nous, dit-il, mais il y a des roses ».
Il y a aussi dans le corridor quelques reproductions de tableaux de Vermeer, de Rembrandt, de Van Dyck et, dans le salon, des fauteuils confortables ainsi que des souvenirs offerts par les travailleurs en reconnaissance du combat qu’il a mené pour eux : lampes Davis données par les mineurs du Borinage, presse-papier fignolé par les métallos de Charleroi et le crochet à poignée, emblème du travail de débardeur, présent des gars du Port d’Anvers.
Ce salon est réservé aux amis. Quand on est seuls, on soupe à la cuisine.
C’est là, qu’à 21H20, le surprend un coup de sonnette.
Il n’y a pas de servante. C’est Gérardine qui va ouvrir. Deux hommes se tiennent sur le pas de la porte. Un est grand, l’autre plutôt petit. Ils sont vêtus de gabardines. Ils disent : « Est-ce que Monsieur le Député est là ? » C’est de la part du camarade Hendrickx ».
Rien d’anormal. Il arrive tous les jours que des camardes viennent voir Julien Lahaut, qu’ils lui demandent conseil.
Tant de gens, constamment, viennent solliciter un service. Ils sont toujours reçus. Gérardine est sans méfiance. Elle se tourne : « Julien, c’est pour toi ».
Il se lève en bras de chemise et va vers eux, simplement, la main tendue. Le corridor est étroit ; Gérardine est obligée de s’effacer pour laisser passer son mari. Le voici sur le seuil. Avant même qu’il ait pu prononcer une parole de bienvenue, un premier coup de feu retentit. Touché au ventre, Lahaut s’abat, le visage au sol. Mais les tueurs s’acharnent sur leur victime. Ils tirent encore trois balles à bout portant. L’une d’elles l’atteint au visage. L’autre à la poitrine. La troisième érafle le mur.
Avec un grand cri, Gérardine s’agenouille auprès de son mari. Elle tente de le relever. Peine perdue, Julien Lahaut a cessé de vivre. Il avait soixante-six ans.
Les assassins ont fui dans une auto grise arrêtée à quelques pas de là et dont le numéro n’a pu être relevé. « Ils disparaissent », dira le communiqué de la radio, « sans laisser de traces ».
A ce jour, la police ne les a pas identifiés. La classe ouvrière de Belgique, le prolétariat du monde entier ne s’y sont pourtant pas trompés un instant : le Président du Parti Communiste de Belgique a été assassiné par des hommes de main du gang léopoldiste, au service de la réaction belge et de l’impérialisme international. C’est un crime fasciste.
Qui était cet homme simple et fraternel, que les ennemis du peuple et de la paix ont jugé suffisamment redoutable pour le faire abattre par leurs tueurs à gage ?
Qui était Julien Lahaut ?
Fils et petit-fils d’ouvriers, il naquit à Seraing le 6 septembre 1884. On montre encore, tout au haut de la ville, au pied de la colline des Biens Communaux, la petite maison de briques rouges où il a vu le jour.
Son père, Joseph Lahaut, était ajusteur-chaudronnier. Le travail du métal l’avait durement marqué. Eborgné à la suite d’un accident du travail chez Cockerill, il n’avait jamais été indemnisé.
On parle de lui comme d’une manière de géant débonnaire, à la voix forte, à la parole entraînante et qui passa sa longue vie à lutter pour ses frères de classe.
Il avait fondé le syndicat de la 10e division Cockerill à une époque où il fallait du courage pour organiser les travailleurs ; après des grèves âpres et difficiles, les ouvriers rentraient à l’usine, la rage au cœur. On déchirait leurs cartes de syndiqués et on les forçait à signer une déclaration par laquelle ils s’engageaient à ne plus s’affilier à une organisation ouvrière.
Chassé de l’usine en 1891, son livret signé en rouge signalait le père Lahaut comme agitateur. Il lui fut impossible de trouver encore de l’embauche et il dut, pour élever sa famille, accepter du travail de bricolage dans des petites boîtes moins regardantes. Il ne se découragea pas pour autant.
Fondateur de la première Ligue Socialiste, il décida de la doter d’un local. Il en établit les plans et, maçon bénévole, le bâtit de ses mains avec l’aide de quelques amis.
Ce local s’élevait rue Saint Roch (aujourd’hui rue Chapuis) resta en usage jusqu’en 1914 quand un obus l’anéantit.
Sur la fin de sa vie, Joseph Lahaut adhéra au Parti Communiste et à septante-cinq ans passés, on pouvait le voir chaque matin, sur le pas de sa porte, commenter les articles de la « Voix du Peuple » à laquelle il était abonné.
Il mourut en 1943, âgé de quatre-vingt-sept ans, pendant que son fils, tombé aux mains de l’ennemi, souffrait au camp de Neuengamme.
La mère de Julien Lahaut s’appelait Joséphine Legrand. C’était une ménagère effacée et pieuse qui vivait à l’ombre de son mari et obtint que ses enfants soient baptisés et fassent leur communion.
« Pourquoi pas ? » disait le père Lahaut. « Chacun ses idées. Plus tard ils jugeront eux-mêmes ».
Ce respect des croyances d’autrui fut également caractéristique de Julien, qui jamais n’attaqua personne dans sa foi et montra toujours, en matière de religion, la plus large tolérance.
Joséphine, était elle aussi, fille d’ouvriers. On conserve encore, dans la famille, des vases que le père Legrand, travailleur sur cristal au Val Saint-Lambert, avait artistement ouvragés.
Quant à sa mère (qui était Française), c’était, quoique totalement illettrée, une forte tête politique.
Elle se faisait lire, par ses petits-enfants, les nouvelles du jour et les débats parlementaires, qu’elle commentait à leur intention.
C’est dans ce milieu familial si caractéristique du prolétariat liégeois que grandirent Julien et ses deux sœurs.
Ils étaient trois enfants, en effet, dont deux sont encore en vie.
L’aînée, Joséphine, âgée de septante ans, habite la Haute Vienne en France.
Julien était le cadet.
L’autre sœur, Victoria, habite toujours Seraing, où mariée, elle exploite un commerce d’épicerie.
Elle évoque volontiers l’atmosphère de la maison paternelle : la modeste cuisine où la gêne était installée à demeure. Les murs ornés de portraits des « hommes du jour » : les Demblon, les Defuisseau. La chambre où se réunissaient, quasi clandestinement, les pionniers du syndicalisme sérésien. Les conversations, les discussions pleines de fièvre, les leçons de fidélité, les exemples de lutte quotidienne, de courage modeste et de ténacité dont Julien fut le témoin passionné.
Autant dire dès ses premiers pas, le petit Lahaut se lia avec le fils de ses voisins. Cette amitié de soixante années ne s’est jamais démentie.
Albert Rical habite toujours, 2, rue de la Colline, la maison où il est né.
Enfants, ils jouèrent ensemble dans la rue.
Ils fréquentèrent les mêmes écoles, travaillèrent dans les mêmes usines, militèrent dans les mêmes syndicats, fondèrent les mêmes organisations, luttèrent ensemble au sein du Parti.
Rical est une mine de renseignements sur les années d’enfance de Julien.
« C’était un gamin turbulent », dit-il. « A cinq ans nous sommes entrés à l’école gardienne, à six ans à l’école communale. De onze à quatorze ans, Julien fit encore trois années d’école industrielle. En 1891, il y eut de grandes grèves pour le suffrage universel. Nous autres gosses, nous manifestions dans la rue. Julien, qui allait vers ses sept ans, fixait un mouchoir à un bâton et nous marchions derrière lui en chantant :
Vive Demblon !
La digue, digue daine
Vive Demblon !
Ou la révolution !« Nous chantions aussi ‘En bas Pothier’ et d’autres chansons de ce genre.
« Les patrons qui avaient leurs espions partout, ne pardonnaient pas ce genre d’histoire ».
« Ma mère, affolée, venait me chercher sur la place et me flanquait la fessée en public, disant « Ne chante pas ça, malheureux enfant ! Tu vas faire renvoyer ton père comme on a renvoyé le père Lahaut ! »
A quatorze ans, Julien Lahaut commença à la fois sa vie d’ouvrier et sa vie de militant. Chaudronnier comme son père, il entre d’abord chez un certain Degroulard, qui possède à Renory un petit atelier.
Un an plus tard, comme des milliers de gosses de son milieu, il va à l’usine.
C’est chez Cockerill qu’il commence sa vie de prolétaire, comme tourneur en métaux.
Sa vie est celle de tous les jeunes ouvriers : le réveil avant l’aube, le briquet qu’on emporte avec soi, le dur travail de l’atelier, la solidarité, la misère, la fatigue et l’exploitation.
Mais Julien a été à bonne école. Le jour où il entre à l’usine est aussi celui où il entre à l’organisation.
Il se révèle tout de suite comme un militant adroit et courageux.
C’est l’époque où la lutte se fait en cachette, où il faut esquiver les gendarmes. Julien transporte des tracts sous son manteau. Il évite les patrouilles, coupe aux fouilles et revient, après quelques crochets, distribuer son matériel.
Cette vie va durer quatre ans. Puis, les choses se précipitent.
Julien a dix-huit ans ; c’est un militant aguerri, quand, après les élections, éclatent les grèves tragiques de 1902. La répression est déchaînée. Partout les grévistes se heurtent aux gendarmes.
Fusillades à Tilleur. Place Saint-Lambert à Liège, la garde civique tire sur la foule. A Louvain, des ouvriers sont tués.
Chez Cockerill, Julien lutte en tête des grévistes. Le mouvement est brisé par la violence.
Lahaut est congédié et le syndicat est détruit.
Les métallos cotisent, dorénavant à la caisse des mineurs. Ils s’unissent dans des sociétés théâtrales qui, dans le pays, s’appellent des « dramatiques », dans des cercles cyclistes, dans des équipes de football.
Julien qui est un grand gaillard, musclé, athlétique et haut en verbe, brille à la fois dans les sports et sur les tréteaux.
Déjà il a ce talent, ce sens inné, d’animateur des masses qui va faire de lui un des dirigeants les plus écoutés de la classe ouvrière.
Sa voix porte, ses images frappent. Il fait figure de meneur.
Il trouve du travail au Val Saint-Lambert et, en 1905, à vingt et un ans, fonde, avec Bondas, un nouveau syndicat de métallurgistes.
Cette organisation baptisée « Relève-toi », remplace, en l’élargissant, l’ancien syndicat de chez Cockerill que les patrons avaient détruit trois ans auparavant.
Lahaut se révèle excellent organisateur. Son syndicat se développe, englobe de nouvelles entreprises, s’étend sur de nouvelles localités. Il prend bientôt l’allure d’une fédération. Il deviendra plus tard la « Centrale des Métallurgistes ».
L’homme qui a créé et qui dirige en fait une telle organisation ne peut échapper à la vindicte des patrons. Ceux-ci cherchent une occasion de le frapper à nouveau.
Ils la trouvent en 1908.
A ce moment difficile éclate au Val Saint Lambert une grève très dure, très difficile. Elle a été motivée par des abus sans nombre de la part des patrons et notamment par les retenues exagérées dont ils amputent les salaires.
La patronat réagit avec une extrême brutalité.
« Il faut frapper à la tête » disent-ils. Lahaut est à nouveau congédié.
Qu’à cela ne tienne. Il rassemble les ouvriers en face de l’usine, organise meeting sur meetings, réunion sur réunions, au coin des rues et multiplie les manifestations.
Poursuivi, traqué par les gendarmes et les gardes privés, il gagne la confiance des ouvriers qui, assemblés l’élisent unanimement au secrétariat permanent du syndicat des métallurgistes. Il y devient délégué à la propagande et gardera ce poste pendant treize ans, jusqu’en 1921.
C’est le moment de parler du mariage de Julien, du bonheur calme et profond de cette union.
L’abbé Boulier a dit des communistes :
« Quand j’ai vu la simplicité de leur vie, quand j’ai pénétré dans leurs ménages si unis, je n’ai pu m’empêcher de les aimer ».
Ces paroles s‘appliquent à la lettre au ménage de Julien Lahaut.
Gérardine Noël l’a connu en 1907, quand elle avait quinze ans. Il a été le seul homme de sa vie. Modeste, douce, tranquille et effacée, elle s’est consacrée à lui tout entière. A ses côtés elle a connu la gêne, parfois la misère. A chacune de ses sorties de prison (il a été arrêté des dizaines de fois), il trouvait en rentrant chez lui, la maison bien tenue, la table mise, et le sourire tranquille de Gérardine qui l’attendait.
Elle l’a attendu ainsi pendant les quatre années de sa déportation en Allemagne, sans se plaindre jamais. Elle disait à ses amies :
« Tu ne peux t’imaginer comme il me manque. Il n’était pas souvent ici. Mais c’est un homme qui tient tant de place dans la maison ».
Elle l’a vu abattre sous ses yeux. Il est mort dans ses bras. Son sang coulait sur ses mains caressantes. Elle pleurait doucement et n’a rien dit car il n’y a pas de paroles pour exprimer une telle douleur.
Ils travaillaient tous les deux au Val Saint Lambert. C’est là qu’ils se sont vus en 1907.
L’année suivante, au moment de la grève, ils ont lutté l’un comme l’autre et ils ont été congédiés le même jour. Ça les a rapprochés. Gérardine avait seize ans, Julien en avait vingt-quatre.
Ils se sont liés. Ce furent de longues fiançailles. Il faut de l’argent pour se mettre en ménage.
Quand elle a eu vingt-et-un ans, le 12 août 1913, ils se sont mariés.
Quelques semaines avant son mariage, ç’avait été la grande grève pour l’égalité politique où Julien fut jeté en prison. Elle l’avait attendu sans mot dire.
Le 14 avril 1913, éclatèrent dans le pays de grandes grèves pour l’égalité politique.
Préparées de longue date, elles étaient axées sur une revendication unique : « Le suffrage universel ». Le mouvement s’étendit rapidement et, vers le 1er mai, la grève était autant dire générale. Quatre cent cinquante mille travailleurs se croisaient les bras.
Les ouvriers menèrent cette grève sans la moindre indemnité. Julien Lahaut, permanent syndical des métallurgistes, refusa son traitement pendant toute la durée de la lutte. Il ne voulait pas mener une vie facile, pendant que les camarades se serraient la ceinture.
A la grève, le patronat opposa les renvois. Des centaines de travailleurs furent jetés sur le pavé. Aux meetings, aux manifestations, le gouvernement de M. de Broqueville répondit par l’arbitraire et l’arrestation.
Julien, qui s’était dépensé sans compter et qu’on retrouvait à la tête de tous les cortèges, fut jeté en prison.
Pour sa mère, ménagère pieuse et effacée, ce fut un coup très dur : Julien, son fils unique, arrêté comme un vulgaire malfaiteur ! Elle s’imaginait que, dans la rue, les gens la montraient du doigt et chuchotaient sur son passage. Elle n’osait autant dire plus sortir.
Quand elle vint voir son garçon à Saint Léonard, elle lui fit doucement reproche du « déshonneur qu’il avait jeté sur la famille ». Il en fut vivement attristé. Mais elle n’allait pas tarder à comprendre.
Dans le tram qui la ramenait chez elle, une institutrice qui la connaissait (à Seraing tout le monde connaît les Lahaut) émit, devant elle, quelques considérations fielleuses sur « les femmes qui feraient mieux de rester chez elles, quand leur fils s’était signalé aux autorités ». Loin de l’abattre, ce dernier coup la jeta hors d’elle-même. Elle se redressa avec fierté et revendiqua hautement ce que son fils avait fait.
« Si mon fils est en prison, dit-elle, ce n’est toujours pas qu’il est un malfaiteur comme tant d’autres qui courent les rues. C’est qu’il a courageusement défendu les travailleurs. C’est qu’il a fait son devoir et je suis fière d’aller le voir où il se trouve maintenant ».
Tout le tram d’applaudir, de se ranger de son côté et de la soutenir.
« Quand j’ai appris cela » disait des années plus tard Julien Lahaut, évoquant ce souvenir, « j’en aurais pleuré de joie. Mais mère avait compris. Grâce à l’intervention de cette péronnelle, elle s’était sentie solidaire de sa classe. Elle avait réagi comme doit réagir une ouvrière, une femme et une mère d’ouvriers ».
Puis vint la guerre de 1914-1918. Julien Lahaut qui, en 1913, avait tiré un bon numéro à la conscription et qui à trente ans n’avait jamais été soldat, s’engagea comme volontaire pour défendre son pays. Il fut versé dans les auto-canons où il obtint rapidement le grade de 1er maréchal des logis.
Sa colonne fut envoyée combattre sur le front de Russie. Il y resta deux ans et eut au feu une belle conduite que son courage faisait prévoir.
Il a, à cette occasion, été décoré de la Croix de St-Georges, de la Croix de guerre avec Palmes, de la Médaille de la Victoire et de la Médaille commémorative de 1914-1918 que d’ailleurs, car il était fort modeste de ses exploits guerriers, il n’arborait jamais.
Ce qu’il considérait comme infiniment plus important c’est que son séjour en Russie lui ait permis d’assister, dans le cours de l’année 1917, à l’écroulement du régime tsariste, à la révolution bourgeoise de février et à la révolution socialiste d’octobre.
Certes, il ne fut, de ces événements historiques, que le témoin lointain. Il ne connut, de ce bouleversement qui fit trembler le vieux monde sur ses bases et qui ouvrait l’ère d’un monde nouveau, que les troubles et les inconvénients que rencontra sa colonne au cours de la longue retraite à travers toute la Sibérie et qui l’amena à Vladivostok, d’où elle fut embarquée pour l’Amérique, pour être rapatriée par Londres et le Havre.
Avec son sûr instinct de classe, Lahaut comprit immédiatement l’immense portée de ces événements dont il n’avait vu cependant que les à-côtés les plus décevants. Il sentit sur le champ que les bolchéviks donnaient corps – malgré toutes les difficultés et toutes les embûches, malgré l’intervention étrangère et la trahison des généraux blancs – aux aspirations qui avaient toujours été les siennes, qu’ils réalisaient tout ce pour quoi il n’avait lui-même cessé de souffrir et de combattre.
Dès ce moment, il devint et il ne cessa jamais d’être l’ami fidèle, le défenseur inconditionnel et sans réserve du pays soviétique à la naissance duquel il avait assisté.
Rentré en Belgique, il défendit de toute sa fougue et de toute sa ténacité, au sein du P.O.B., les idées et les réalisations de la révolution d’octobre. Il lutta sans arrêt pour l’affiliation de son parti à la troisième internationale que venait de fonder Lénine.
Rapatrié en 1919, Julien Lahaut, qui reprend sa place de permanent à la Centrale des Métallurgistes, trouve le pays en pleine ébullition.
Il se lande aussitôt dans la bataille, sans même – si l’on ose dire – prendre le temps de se changer, et c’est en uniforme que nous le retrouvons dans toutes les grèves, à la tête de toutes les manifestations ouvrières.
Les années 1919 et 1920 voient éclater en Belgique un immense mouvement revendicatif. L’ampleur même de ce mouvement oblige la bourgeoisie de consentir quelques concessions. A la tête de son syndicat, Lahaut, au cours de ces deux années, ne mène pas moins de dix-neuf grèves, toutes victorieuses.
Ses talents d’organisateur, son extraordinaire génie de l’agitation, sa voix chaude et prenante, son énergie, la force rayonnante qui émane de toute sa personne, font de lui un chef de plus en plus écouté. Son influence grandit de jour en jour.
Mais sa combativité, sa droiture, sa fidélité, son horreur du compromis et surtout son attachement à l’U.R.S.S, faisaient de lui un reproche vivant aux dirigeants droitiers, aux louvoyeurs du P.O.B. Il gênait. On chercha un prétexte pour l’évincer. La longue grève d’Ougrée-Marihaye allait le fournir.
L’année 1921 voit la fin du Boom qui avait succédé à la guerre mondiale. Le chômage s’installe.
La bourgeoisie, qui n’avait consenti qu’à contre-cœur, au cours des deux années précédentes, certaines améliorations de salaire, jugea le moment venu de passer à la contre-offensive. Elle tenta d’imposer de brusques diminutions.
C’est alors que neuf mille travailleurs de la mine et du fer se dressèrent contre les magnats d’Ougrée-Marihaye. Ce fut une grève terrible, une des batailles les plus longues et les plus difficiles que mena le prolétariat de chez nous. Aujourd’hui, plus de vingt-neuf ans plus tard, quand on interroge les métallos du pays de Liège, les gars d’Ougrée, de Grâce-Berleur ou de Seraing, ils en parlent encore avec colère et fierté.
Elle dura neuf mois, de février à octobre, et fut réprimée avec férocité. Dès la septième semaine, abandonnés par leurs dirigeants réformistes, les ouvriers la menèrent seuls avec Lahaut à leur tête et elle ne se termina que quand celui-ci fut jeté en prison.
Les droitiers du P.O.B. virent là l’occasion rêvée de se débarrasser de lui : « Laissons-lui la bride sur le cou », dirent-ils, « il va se casser les reins. Alors nous le liquiderons ».
Dès le début, Lahaut fit élire un Comité de grève, qui dirigea la lutte et à la tête duquel il fut porté.
Il comprit immédiatement, qu’engageant la bataille dans des conditions difficiles, au cours d’une conjoncture défavorable, une grève passive, traînant en longueur, risquait de pourrir sur pied et de terminer par la lassitude.
Il se lança donc dans une lutte active dynamique, au cours de laquelle il multiplia les meetings et les manifestations.
Il prit lui-même la parole dans quatre cent nonante-deux réunions. La passerelle de Seraing devint sa tribune coutumière et, depuis cette époque, trente ans durant, il ne se passa plus dans le pays ou la région d’événements que, du haut de cette plate-forme, il n’ait commentés.
M. Trasenster fit, tout naturellement, appel aux gendarmes et il n’y eut bientôt plus de manifestation qui ne se terminât en bataille rangée.
Théoriquement, la grève avait été dictée par le Bureau Exécutif de la Centrale Métallurgistes mais, après sept semaines de lutte, celui-ci considérant la grève comme inutile, décida sa liquidation.
De toute sa taille, Lahaut se dressa contre cette capitulation. Il somma ceux qui parlaient de liquider le mouvement, de venir s’expliquer devant les grévistes. Aucun ne vint – bien entendu – et le travail ne fut pas repris.
C’est vers cette époque, que les premiers embryons du fascisme apparurent en Belgique. Le patronat créa « L’Union civique », organisation de jeunes bourgeois destinée à briser les grèves. La rage au cœur, les ouvriers virent de jeunes fils à papa, arriver en voiture protégés par les pandores, pour prendre leur place devant l’établi. Ce fut l’occasion de bien belles batailles. Mais le procédé n’eut pas les résultats escomptés. Les « petits jeunes gens bien » se dégoûtèrent rapidement du métier de lamineur et, de nouveau, les fourneaux s’éteignirent.
En mai, le Bureau Exécutif déclara qu’il n’y avait plus d’argent au « fonds de grève » et réduisit les indemnités de 50 %. Sept mois et demi durant, les ouvriers luttèrent avec 6 francs par jour. La faim s’installa dans les foyers de neuf mille travailleurs.
A partir de ce moment, Julien Lahaut refusa son salaire de permanent et ne préleva lui aussi que 6 francs par jour. Il créa un « fonds de solidarité » et courut le pays pour collecter de l’argent pour les grévistes.
Ce qu’il y a de terrible dans des moments comme ceux-là, c’est les enfants. L’homme et la femme, bon sang, se serrent la ceinture. Il y a les copains qu’il ne faut pas lâcher et on peut supporter bien des choses pour un juste combat. Mais les gosses, c’est un autre problème. Voir leurs yeux avides et leurs joues pâles, cela brise les volontés. On se rassembla, on en parla et les grévistes décidèrent de se séparer de leurs enfants. Ils se tournèrent vers Julien et c’est lui qui organisa l’exode.
Il ne fut pas difficile de trouver dans le pays, le nombre d’hébergeurs qu’il fallut. Il y avait plutôt trop de demandes.
Ce qui fut plus pénible, ce fut la séparation. Lahaut visita chaque foyer, raffermit les courages, consolant la femme qui pleurait et faisant danser sur ses genoux les petits qui avaient le cœur gros.
Les enfants partirent et la grève continua.
C’est alors que l’ennemi de la classe eut recours à la provocation. Il trouva deux malheureux qui se laissèrent acheter et qui, révolver au poing, attaquèrent un piquet de grève.
Averti, Julien accourut et leur arracha leurs armes. Quelques solides horions furent échangés. La réaction tenait son prétexte.
Quelques jours plus tard, Lahaut fut arrêté et enfermé à Saint-Léonard.
Dans tout le pays de Liège, de grandes manifestations furent organisées pour obtenir sa libération. Mais il ne fut relâché que quand, profitant de son absence, le Bureau Exécutif de la Centrale des Métallurgistes eut proclamé et imposé la fin de la grève.
De sa prison, Lahaut écrivit :
« En présence de cette honteuse capitulation, je vous remets ma démission de délégué à la propagande ».
Mais cela ne suffisait pas aux chefs réactionnaires. Ce qu’il leur fallait, c’était l’exclusion de Julien Lahaut du P.O.B.
Ils montèrent son procès, pendant qu’il était en prison, pour avoir défendu les droits des travailleurs et dès sa libération, le convoquèrent par surprise devant la direction de la Centrale des Métallurgistes, où son exclusion fut demandée.
Deux griefs furent articulés contre lui :
1. On lui reprochait – ce qui fut considéré comme un acte d’indiscipline – de ne pas avoir arrêté la grève dès le mois de mai.
2. On lui reprochait, en outre, d’avoir démasqué devant les travailleurs les velléités de capitulation des autres membres du comité régional de la Centrale des Métallurgistes : Isidore Delvigne et Bondas.
Ce n’étaient là que des prétextes. Les raisons réelles de ce procès étaient d’une toute autre nature.
Ce que les dirigeants droitiers de la Centrale des Métallurgistes et du P.O.B. reprochaient en réalité à Lahaut, c’était d’une part sa fidélité à la cause des travailleurs, son attachement à la démocratie syndicale ; mais c’était surtout la propagande qu’il ne cessait de mener en faveur de l’Union Soviétique, patrie du socialisme.
Ce sont là des choses que les dirigeants réformistes ne pardonnent pas.
A ce moment, Julien avait trente-sept ans. Il luttait depuis vingt-trois ans pour l’amélioration du sort de ses frères de classe. Depuis treize ans il était permanent du syndicat. Sa vie entière, son attitude quotidienne, ses années de misère, ses incarcérations successives étaient une réponse vivante aux accusations odieuses lancées contre lui.
La direction de la Centrale renvoya l’affaire au Conseil Général du P.O.B. où, sur l’intervention d’Arnold Boulanger (qui en sa qualité de directeur de l’Union Coopérative de Liège était membre du Conseil Général et qui fut seul à défendre l’accusé), une commission d’arbitrage fut nommée.
C’est devant cette commission, composée de De Brouckère, d’Emile Vandervelde et de Martel, que Lahaut comparut finalement.
Boulanger avait été admis à suivre les travaux. Cinq accusateurs se dressèrent contre lui : Delvigne, Bondas, Dejardin, Deflandre et Merlot.
Ce serait mal connaître Lahaut que de s’imaginer un instant qu’il allait comparaître l’oreille basse, en réclamant des circonstances atténuantes ou en invoquant ses années de bons et loyaux services.
Il fit une défense admirable, au cours de laquelle il justifia politiquement chacune de ses attitudes et chacun de ses actes. Il passa rapidement du rôle d’accusé à celui d’accusateur et dénonça une nouvelle fois les capitulations de ses collègues devant les exigences du patronat ainsi que leur mépris de la volonté des syndiqués. Après des explications aussi claires, aussi franches et aussi justes la cause était gagnée.
Suivant l’avis de Boulanger, les trois arbitres se mirent d’accord sur ceci :
« Lahaut ne serait pas exclu. Il serait maintenu dans chacune de ses fonctions. Mais il lui serait enjoint de ne plus attaquer à l’avenir d’autres militants en dehors des instances régulières du syndicat ou du P.O.B. »
De Brouckère fut chargé de faire rapport au Conseil Général. Ceci ne faisait pas du tout l’affaire des capitulards et des droitiers. On intervint en coulisse et le dépôt du rapport de De Brouckère fut retardé.
Sur ces entrefaites se réunit, à Seraing, l’assemblée générale des membres de la Coopérative. C’était une réunion très importante. La section des Coopérateurs de Seraing était la plus forte du pays. Elle ne comptait pas moins de douze magasins florissants.
A cette occasion, la combativité de Lahaut (qui était administrateur de la Coopérative) se heurta une nouvelle fois à la tiédeur et aux tendances capitulardes de certains membres du Conseil Général.
L’ordre du jour portait entre autres, l’élection du Comité Régional de la Coopérative. Lahaut critiqua la gestion du comité sortant, s’opposa à sa réélection et présenta une liste de nouveaux candidats.
La preuve du bien-fondé de ses critiques fut donnée par le vote des coopérateurs. A une majorité écrasante, le comité sortant fut battu. Pas un seul de ses membres ne fut réélu et la liste proposée par Lahaut passa dans son intégralité. Les vaincus ne purent que reconnaître leur défaite. Ils firent semblant de s’incliner et signèrent le procès-verbal de la séance. Ceci était plus que ce que les droitiers du Conseil Général pouvaient supporter.
Quelles pressions s’exercèrent sur De Brouckère ?
Toujours est-il qu’il déposa un rapport qui, contrairement à ce qu’avait d’abord décidé la commission d’arbitrage, concluait à l’exclusion de Julien Lahaut du P.O.B.
Là-dessus son exclusion fut prononcée.
En ce faisant, les dirigeants droitiers manifestaient clairement leur mépris de la volonté des grévistes d’Ougrée-Marihaye qui, à diverses reprises, avaient voté la continuation de leur grève. Ils manifestaient également leur mépris de la volonté des coopérateurs de Seraing qui, presque unanimement, avaient suivi Lahaut.
Que fit Julien Lahaut ?
Il ne se tint pas pour battu, et se tourna vers les travailleurs. Avec leur appui, il constitua un comité de défense syndicale. Il s’aboucha en outre avec plusieurs petites organisations ouvrières, les fondit en un groupement puissant qu’il nomma : « Les Chevaliers du Travail », et qui fut le point de départ de la future « Centrale révolutionnaire des mineurs ».
En 1921, Joseph Jacquemotte avait fondé le Parti Communiste de Belgique, le glorieux bataillon des 517, né le 3 septembre, de la fusion des « Amis des exploités » avec plusieurs petits groupes épars qui existaient dans le pays.
Deux ans plus tard, ces communistes étaient devenus assez forts pour inquiéter la réaction qui, en 1923, décida d’en finir avec eux.
A ce moment-là, les tentatives de la bourgeoisie belge n’en étaient encore qu’au stade de la bouffonnerie. Mais cette bouffonnerie allait cependant priver de leur liberté, pendant plusieurs mois, Jacquemotte et ses amis.
C’est Monsieur Servais, procureur général près la Cour d’appel de Bruxelles qui fut choisi comme exécuteur des basses œuvres de la réaction. Ce docte vieillard, professeur de droit pénal à l’Université de Bruxelles, monta contre les dirigeants communistes, à grand renfort de textes sollicités, un procès pour « complot criminel » qu’il voulait sensationnel. Il avait attrait les accusés devant la Cour d’Assises du Brabant, après les avoir fait incarcérer à la prison de Saint-Gilles où le régime politique leur fut refusé.
Ce procès lui donna bien du souci. Avec une verve sarcastique, un mordant extraordinaire, Joseph Jacquemotte démolit chacun des arguments du procureur général et dénonça le procès pour ce qu’il était : une abjecte comédie judiciaire menée par la réaction capitaliste contre les travailleurs.
Monsieur Servais ne se releva jamais de cette affaire. Le 13 juillet 1923 Jacquemotte et ses amis furent triomphalement acquittés.
Julien Lahaut, lui, avait été arrêté le 7 mars et conduit à Saint-Gilles. Il fallut le relâcher un mois plus tard. Il n’était pas encore à ce moment-là membre du Parti Communiste et, dans la fiction juridique inventée par M. Servais, c’est précisément l’appartenance commune au Parti qui devait constituer le lien criminel, unissant les accusés entre eux et constituant le crime de « complot ».
Julien ne comparut donc qu’à titre de témoin. Au cours de sa déposition, il prit hautement la défense des accusés et se déclara entièrement solidaire de leur action.
Défenseur passionné et intransigeant des intérêts des travailleurs, combattant d’avant-garde de la classe ouvrière, bâtisseur conséquent du socialisme, ami fidèle de l’Union Soviétique, la place de Lahaut était dans le parti Communiste. Il le comprit et, logique avec lui-même, demanda son adhésion dès qu’il eut été relâché. Elle fut acceptée et c’est Jacquemotte lui-même qui lui remit sa carte de membre, au cours d’une séance solennelle à Seraing.
Dès ce moment, la vie de Julien Lahaut se confond, vingt-huit ans durant, avec celle du Parti Communiste dont il devient rapidement un des dirigeants les plus respectés.
Sa lutte maintenant va s’étendre et se préciser. Menée au sein du Parti, multipliée, élargie, par celle de ses camarades, elle devient plus claire, plus disciplinée, plus efficace. Elle prend un sens nouveau et se développe sur un plan supérieur.
C’est au cours de ces années qu’apparut dans la lutte séculaire entre les forces d’oppression et les forces d’émancipation et de progrès, un élément nouveau : le fascisme.
En Belgique, plusieurs candidats « chefs » se présentèrent, que les lauriers de Mussolini empêchaient de dormir et qui se mirent à recruter des troupes. Le premier d’entre eux fut une certain Hoornaert qui fonda la « Légion Nationale ». Plus tard, ce furent les Degrelle et Rex et les Elias du V.N.V. Ce Hoornaert avait, à Liège un lieutenant qui s’appelait Graff et qui résolut de faire parler de lui.
Au cours de l’été 1924, il annonça que se tiendrait au cirque des Variétés un grand rassemblement de la Légion Nationale. Les ouvriers liégeois, stupéfaits, virent, pour la première fois, leur ville envahie par des énergumènes en culotte de cheval, bottes vernies et chemise de couleur, matraque au côté, marchant militairement et braillant leurs chansons de combat.
Julien Lahaut, avec le Parti tout entier, prit clairement conscience du danger immense que le fascisme naissant faisait courir à la liberté, aux travailleurs et à l’ensemble des honnêtes gens du pays. Il décida de mobiliser contre Graff et ses légionnaires les ouvriers de la région et se plaça résolument à leur tête.
Devant une demie salle de matraqueurs, amenés en voiture, et quelques centaines de curieux, le meeting s’ouvrit sur un grand discours de M. Graff lui-même.
Son laïus fut une pauvre resucée de toutes les calomnies anti-soviétiques que les journaux « bien pensants » ressassaient depuis 1917, et de toutes les calomnies antiouvrières que ces feuilles égrènent depuis toujours.
Un morne ennui pesant sur l’assemblée.
L’arrivée de Julien à la tête d’une forte colonne de métallos et de mineurs, suscita plus d’animation que n’en escomptaient les organisateurs.
Il demanda aussitôt la contradiction. Elle lui fut refusée.
Graff avait la voix forte, mais Lahaut l’avait incontestablement plus forte.
« J’en étais sûr ! » cria-t-il. « Vous avez peur de la vérité ». Le tumulte s’installa dans l’assemblée et l’inquiétude, dans le cœur des Légionnaires.
Ils tirèrent leurs matraques. Erreur grave. Nullement intimidés, les gars de Seraing et d’Outre-Meuse se jetèrent sur eux les poings nus.
La bataille se poursuivit bientôt dans la rue, Graff se repliant en hâte sur l’Hôtel Moderne, rue du Pont d’Avroy, où il chercha refuge. On l’y suivit. Le patron fit barricader les portes que gardèrent quelques jeunes gens de choc. Seconde erreur.
Les ouvriers ne résistèrent pas à leurs mines provocantes. Ils se ruèrent. La devanture défoncée, la mêlée s’engagea dans les salles du restaurant.
Qui songea le premier à la vaisselle ? Ce point reste obscur, mais bientôt les assiettes et les verres volaient de tous côtés.
Lorsque la place fut conquise, on découvrit, dans les cuisines, Graff en personne, brandissant un énorme nerf de bœuf. On lui fit tâter de l’instrument qui, au bas mot, mesurait 75 centimètres, que l’on emporta et qui, à Seraing orna, des années durant, le local du Parti.
Un cortège se forma, Lahaut en tête, la foule manifesta trois heures durant tout le long du Boulevard.
Graff eut sa basse revanche. Il déposa plainte et obtint, contre Julien, une condamnation en justice. Ce fut le dernier acte de sa vie publique. Il se perdit ensuite dans un salutaire oubli.
Julien Lahaut s’était toujours dépensé sans compter. Il courait le pays, organisait des meetings, prenant la parole, autant dire tous les jours.
Il avait connu la misère. Il avait passé de nombreux mois en prison. Encore qu’il fût doué d’une constitution de fer et d’une énergie peu commune, sa santé finit par se ressentir de cette vie épuisante. Tous les amis en parlent encore de la « grande maladie ».
A l’issue d’une réunion en plein air, il prit froid. La fièvre se déclara. Il dut s’aliter. Son état empira rapidement. On diagnostiqua une brocho-pneumonie.
Un soir le médecin annonça à Gérardine et à Albert Rical que le malade ne passerait pas la nuit. Julien, à la mine de ses proches comprit que c’était la fin. Il appela Rical et lui dit :
« Il y a encore trop à faire. Je ne veux pas encore mourir. Tu verras… »
C’est l’agonie. La respiration se fait de plus en plus difficile. Le corps bleuit. « Mais, nom d’un chien, frictionnez-moi donc », dit le moribond. Et avec ce qui lui restait de forces, assisté de ses amis, il engagea le combat.
Toute la nuit, sa femme, sa nièce, sa sœur et la femme de Rical frottèrent les bras, les jambes, la poitrine, le dos du malade. Julien dirigeait lui-même les opérations. Les heures passaient. La fièvre tomba, la couleur redevint normale, les membres s’assouplirent. A l’aube il était sauvé. Il prit alors quelques semaines d’un congé bien mérité.
C’est en U.R.S.S. que Julien Lahaut se rétablit définitivement.
La C.R.M. dont il était l’un des dirigeants les plus en vue, était affiliée à l’Internationale Syndicale Révolutionnaire. Le siège de cet organisme était à Moscou.
Les camarades russes, avisés de l’état de santé de Julien, l’invitèrent à séjourner, tant que durerait sa convalescence, sur les bords de la Mer Noire, à Sotchi, dans l’un des sanas appartenant au syndicat des métallurgistes soviétiques. Il s’y rendit.
A son retour, au cours de nombreux meetings, il se plut à raconter aux ouvriers de chez nous, les merveilles dont il avait été le témoin, à évoquer les soins attentifs dont il avait été l’objet.
« S’il m’arrive encore d’être malade » disait-il, « je m’arrangerai pour me faire soigner là-bas. Nulle part au monde l’ouvrier ne peut espérer être dorloté comme cela. Des soins dont, chez nous, seuls les millionnaires osent rêver, sont en Union Soviétique à la disposition des travailleurs. Et ils ne doivent dire merci à personne. Tout cela, ils l’ont conquis eux-mêmes par leur lutte et leur travail ».
Il fit plusieurs séjours au pays du socialisme. Il y revenait toujours avec joie.
« Quand je vais à Moscou », disait-il, « c’est comme si j’allais en visite chez les amis les plus chers et, en même temps, c’est comme si je retournais sur les bancs de l’école. Nous avons tout à apprendre chez nos camarades soviétiques ».
Il portait au revers de son veston, une grande étoile rouge toute en rubis, avec au centre, une faucille et un marteau d’or. C’est, avec son alliance, le seul bijou qu’il possédât et il en était extrêmement fier : il lui avait été offert en U.R.S.S.
Il eut, au cours de ses voyages, des entretiens personnels avec des militants communistes de premier plan. Il fut reçu par le frère de Lénine et il aimait raconter, avec sa fougue particulière, combien Kroupskaia, la veuve de Lénine, s’intéressait à la vie des travailleurs de Belgique. C’est qu’aussi bien, elle les avait connus et avait été témoin de leurs combats. Elle se trouvait à Liège en 1902, au moment des élections et des grandes grèves que la classe ouvrière de notre pays menait pour l’égalité politique.
Lahaut fit à Moscou une rencontre singulière. Il visitait, ce jour-là, « l’Université du Travail ». Comme il regardait une équipe apprendre sous la direction de forgerons qualifiés, à taper convenablement du marteau, tout à coup il s’entendit interpeller en français : « Est-ce que c’est pas Lahaut ? ». Il leva les yeux : « Legrand ! » cria-t-il en retrouvant parmi les professeurs qu’il croyait tous Russes, un ouvrier métallurgiste que, des années auparavant, il avait connu en Belgique.
De cette rencontre naquit une amitié, qui, certes, ne put se manifester que par à-coups, mais qui, jamais, ne se démentit.
Legrand était un forgeron wallon, natif de la région du Centre, qui, au cours de la guerre, avait été envoyé là-bas comme ouvrier militaire spécialisé. Il était membre du P.O.B. et ardent syndicaliste.
A l’usine, il se lia avec les bolchéviks et bientôt il fut l’un des leurs.
En 1917, Lénine avait voulu le voir personnellement, attachant une grande importance au petit groupe d’ouvriers spécialisés belges que Legrand liait de plus en plus à la cause de la Révolution.
C’était, pour ce dernier, un grand sujet de fierté que, parmi ses compatriotes, il n’y ait pas eu un seul « jaune » et que tous se soient trouvés du « bon côté ».
C’était vraiment un as dans sa partie. Les Soviétiques appréciaient à leur juste valeur ses connaissances techniques et en firent, à l’Université du travail, un professeur qui, en moins de trois mois, apprenait le métier à ses élèves. Il était heureux et fier de participer à l’édification du socialisme mais il pensait toujours à sa région du Centre. De retrouver à Moscou, un Wallon comme lui, lui fit une joie immense.
Aussi Julien, chaque fois qu’il arrivait en U.R.S.S., faisait-il avertir Legrand qui se ruait au rendez-vous. C’étaient alors des soirées mémorables qui se prolongeaient tard dans la nuit, où on ne parlait que wallon et où Legrand, riant et pleurant à la fois, prenait des nouvelles du pays, se saoulait de détails, mais finissait invariablement par déclarer qu’il ne rentrerait en Belgique que le jour où le socialisme y serait instauré.
Pour Julien, ces entrevues étaient d’un très grand intérêt. Il y apprenait de la façon la plus directe, la plus vivante et à travers les détails les plus inattendus, combien, d’année en année, s’affermissait et progressait en U.R.S.S. l’édification du socialisme.
Legrand est mort pendant la guerre. Julien qui l’avait appris, en eut un réel chagrin. « Je ne verrai plus Legrand », disait-il, « quand j’irai à Moscou ».
Il n’a pas pu, lui-même, y retourner…
Le 29 octobre 1929, la bourse de New-York s’effondra. Ce fut un « Krach » sans précédent qui jeta dans la stupeur les théoriciens de la « prospérité croissante du régime capitaliste » et ouvrit la terrible crise économique qui ébranla le monde capitaliste tout entier.
En Belgique, la crise s’établit de façon moins inopinée et les capitalistes s’arrangèrent pour en faire porter les frais par les travailleurs. Le pays comptait quelque deux cent cinquante mille chômeurs. Le patronat imposa de progressives diminutions des salaires. Les ouvriers n’allaient pas tarder à réagir.
En 1932, la crise s’approfondissant toujours, les barons de la gaillette voulurent imposer de nouveaux sacrifices aux mineurs. A la Commission mixte, les représentants socialistes et démocrates-chrétiens acceptèrent une nouvelle baisse de 5 % qui devait entrer en vigueur le 29 juin. Le 29 mai, les dirigeants réformistes, malgré les protestations de nombreux délégués, firent accepter cette mesure inique par le Congrès extraordinaire de la Centrale.
Le Parti Communiste réagit vivement contre cette capitulation et appela les mineurs à la lutte. Il lançait le mot d’ordre :
« Résistez par la grève à toute diminution de salaire ! ».
Le 29 juin, dix mille mineurs borains donnèrent le signal de la résistance et abandonnèrent le travail.
Tandis que les militants communistes multipliaient les meetings en faveur de l’élargissement de la grève, les dirigeants socialistes condamnèrent le conflit.
Le 24 juin, à Wasmes, les dirigeants de la Centrale organisèrent une assemblée pour faire accepter la reprise. Julien Lahaut, qui était allé haranguer les mineurs, pénétra dans la salle où parlaient Delattre, Mester et Faviau.
Il fut sauvagement assailli, bourré de coups de poings, jeté à terre et battu. C’est alors que l’on vit de quel bois il se chauffait. Il se releva et se mit à parler. Sa voix claironnante domina bientôt le tumulte. La justesse de son argumentation, le pittoresque de ses images accrochèrent l’attention. Le silence se fit. Pendant une heure et demie, l’orateur communiste dénonça les manœuvres qui avaient conduit la classe ouvrière de défaite en défaite et montra que seule la lutte à outrance pouvait arracher la victoire. Il transforma la conférence réformiste en un meeting en faveur de la grève. La déconfiture des capitulards fut complète. Ovationné, Lahaut fut porté en triomphe à travers les rues de la commune.
Comme une traînée de poudre, la grève se répandit par le pays. Les communistes furent au centre de cette levée en masse. Jacquemotte et Lahaut en tête, les militants du Parti furent partout les animateurs de la lutte, les initiateurs des manifestations, les pivots des piquets de grève. Le mouvement intéressa bientôt deux cent mille travailleurs.
Le gouvernement Renkin-Coppée passa aux mesures de répression. Il instaura l’état de siège dans les régions industrielles. Les casques noirs des gendarmes sortirent de terre comme les champignons après la pluie. Ils s’acharnèrent sauvagement sur les grévistes. A Roux, ils chargèrent une assemblée, firent un mort et de nombreux blessés. Les arrestations de militants se multiplièrent : Cordier, Thonet, Leemans, Glineur furent incarcérés. Jacquemotte ne dut qu’à sa qualité de député de rester en liberté. Lahaut fut une nouvelle fois jeté en prison.
Mais, cette fois, le Parquet Général n’osa plus recourir à la fiction d’un « complot » pour justifier ces arrestations arbitraires. La leçon de 1923 avait porté. Il renonça aux poursuites… quand la grève fut terminée.
Elle se termina par un compromis (facilité par l’incarcération des militants communistes) aux termes duquel une augmentation de 1 % était promise aux mineurs. Mais le véritable gain de la lutte c’était le renforcement de l’unité et de la combativité de la classe ouvrière. L’expérience qu’elle a ainsi acquise va puissamment la servir dans le cours des grandes grèves de 1936. Le gouvernement exigea et obtint deux cents condamnations. Trois mineurs avaient été abattus par les gendarmes. Mille cent septante-six nouveaux membres se firent inscrire au Parti.
Depuis 1925, le Parti communiste était représenté au Parlement. Il n’avait qu’un seul élu : Joseph Jacquemotte qui, avec une ténacité, un courage et une science parlementaire admirables, sept années durant, avait à la Chambre tenu tête à la réaction.
Aux élections du 27 novembre 1932, les communistes présentèrent des listes dans vingt-trois arrondissements. Les ouvriers bruxellois, liégeois et carolorégiens, qui avaient pu apprécier, au cours des luttes qui venaient de se dérouler, le courage, le droiture, le désintéressement et la clairvoyance des militants du Parti, leur firent confiance et envoyèrent Jacquemotte, Henri Glineur et Lahaut les représenter à la Chambre.
Elu député de Liège, Julien conserva ce poste pendant dix-huit ans.
Depuis 1933, le fascisme avait pris le pouvoir à Berlin. Soutenu par tous les éléments réactionnaires d’Allemagne, profitant de la division des forces ouvrières, porté par les magnats de la finance et de l’industrie lourde d’Outre-Rhin, Hitler avait installé sa dictature sanglante au centre de l’Europe.
Les communistes décelèrent rapidement l’importance, le sens et le danger de cette situation. Ils dénoncèrent le fascisme comme l’ennemi principal de l’humanité et de la paix et préconisèrent les seuls remèdes capables de le contenir : sur le plan intérieur l’unité des forces ouvrières, création d’un vaste front populaire de tous les démocrates. Et sécurité collective sur le plan international.
Julien lança toutes ses forces dans ce nouveau combat. « Le fascisme, c’est l’assassinat. C’est la guerre ! », clamait-il de meeting en meeting. Il participa à toutes les campagnes de solidarité en faveur des victimes de Mussolini, d’Hitler et de leurs émules hongrois, roumains et bulgares. Campagne pour Thaelman, pour Gramsci, pour Rakosi, pour Anna Pauker, campagne surtout pour Dimitroff. Qui ne se souvient des réunions enthousiastes où Lahaut prit la parole avec sa fougue et sa générosité coutumières ?
Le 3 octobre 1935, Mussolini ouvrit la série des agressions en envahissant l’Éthiopie. Ce crime ne troubla guère les consciences bourgeoises.
Julien Lahaut le dénonça publiquement et de façon particulièrement courageuse. C’est des marches mêmes du pavillon italien à l’exposition de Bruxelles qu’il harangua la foule, un dimanche après-midi, au moment de la plus grande affluence. Affolement chez les commissaires de l’exposition, ruée de la police. Lahaut fut arrêté, traîné en correctionnelle et condamné à quinze jours de prison.
Mais des milliers de personnes avaient entendu son appel. Son intervention eut un immense retentissement.
Sa campagne contre Hitler et les traîtres belges à sa solde n’avait pas été moins spectaculaire.
Au cours de la démonstration du 1er mai 1933, les ouvriers et les démocrates liégeois se rendirent, sous la conduite de Lahaut, devant le consulat du 3ème Reich. Portée par la foule, Françoise Longchamps arracha de la façade l’odieux drapeau à croix gammée.
Julien l’emporta avec lui, à la Chambre, et du haut de la tribune le déploya, clamant : « Voilà le drapeau nazi qu’à Liège, ont arraché les ouvriers communistes et socialistes unis. Quoi que vous fassiez, ils continueront, dans le pays, la lutte contre les menées des traîtres et des valets d’Hitler ».
La sensation fut énorme. C’était la première fois que la cinquième colonne hitlérienne était publiquement stigmatisée.
Devant le danger brusquement accru par la prise de pouvoir d’Hitler, Henri Barbusse et Romain Rolland appelèrent les hommes épris de paix à jeter les bases d’un vaste mouvement contre le fascisme et la guerre. Une première réunion fut projetée à Paris, salle Pleyel, dans le courant du mois de juillet 1933.
Julien s’y rendit et prit la parole. Il appela les travailleurs à s’unir et à combattre ceux qui, dans leur propre pays, se faisaient les fourriers de l’hitlérisme. Citant l’exemple des ouvriers liégeois, il bandit le drapeau qu’ils avaient arraché et le lacéra publiquement.
L’année 1936 fut pour le parti de Julien Lahaut une année de très durs combats et de grandes victoires.
Le caractère agressif du fascisme éclatait de plus en plus cyniquement.
Contre le danger grandissant les communistes appelaient à l’unité et à l’action.
Aux élections du 24 mai ils proposèrent aux socialistes de se présenter avec eux, sur des listes communes. Le P.O.B. répondit par un refus sec et le Parti Communiste lutta sous son propre drapeau dans dix-neuf arrondissements.
A Liège, Julien se dépensa en une campagne ardente. La classe ouvrière soutint ses efforts et consacra la justesse de ses positions.
Les voix communistes passèrent de soixante-deux mille à cent quarante-six mille. A la rentrée des Chambres, ils étaient neuf députés au lieu de trois. Au Sénat où ils n’avaient jamais été représentés, ils enlevaient trois sièges. Lahaut rentrait au Parlement en triomphateur : sa liste, à Liège, comptait trois députés et un sénateur. Sur ce premier succès allait rapidement s’en greffer un second.
La grande grève des 500.000, l’un des mouvements revendicatifs les plus unanimes et les plus puissants que la Belgique ait connus, déferla sur le pays.
Elle fut déclenchée par les travailleurs du Port d’Anvers le 3 juin après les élections. Dix mille dockers abandonnèrent le travail, suivis, dès le lendemain, par trois mille ouvriers diamantaires.
Julien Lahaut et la Parti Communiste appelèrent aussitôt à l’extension de la lutte. Dès le 5 juin, la Centrale révolutionnaire des mineurs entra en lice et vingt mille mineurs liégeois refusèrent de descendre. Les ouvriers du textile de la Sud-Flandre appuyèrent la grève que déjà menaient leurs camarades français du Nord. Les métallos de la Fabrique d’Armes de Herstal occupèrent l’usine au chant de l’ « Internationale ».
A la fin de la première semaine, cinquante mille ouvriers participaient au conflit. Le Parti Communiste lança tous les militants dans la lutte.
La deuxième semaine, les carriers et les ouvriers de la chaussure se joignirent au mouvement.
Julien Lahaut courait le bassin de Liège, parlait à la sortie des usines, faisait meeting sur meeting.
« Unissez-vous, disait-il. Unis vous êtes invincibles. Refusez le travail. Exigez de vos organisations syndicales qu’elles prennent en commun la conduite de la grève ».
Il entraîna cent vingt mille travailleurs du bassin liégeois dans la bataille. A la fin de la deuxième semaine, il y avait vingt-cinq mille grévistes et le conflit s’étendait toujours.
M. Van Zeeland fit donner la gendarmerie. A Anvers elle bloqua les issues du port et chargea les grévistes.
Au cours de la troisième semaine, le Brabant entra dans la danse. Unis, quatre cent mille grévistes exigeaient que satisfaction leur soit donnée.
Alors, les quatre centrales syndicales – socialistes, chrétiens, libéraux et C.R.M. – signèrent un accord et menèrent la lutte en commun. A la fin du mois, cinq cent mille travailleurs croisaient les bras. La réaction était acculée.
Le gouvernement Van Zeeland – Spaak y était ministre des Affaires étrangères – eut recours à une ignoble provocation. A Quaregnon, des gendarmes, enivrés à dessein, se mirent sous la conduite du lieutenant Poncelet, rue Monsville, à tirer à balles de guerre dans les fenêtres des maisons ouvrières. Une cinquantaine de brutes ivres pénétrèrent de force dans la Maison du Peuple et, révolver au poing, arrêtèrent les ouvriers de la boulangerie et de l’alimentation qui y étaient réunis. Le reste du corps de gendarmerie, resté dehors, enfonçait les portes et entrait, baïonnette au canon, dans les maisons.
Devant ce déchaînement, les ouvriers s’enfuyaient de toutes parts. Deux vieux se réfugièrent dans leur cave et se virent mitraillés par le soupirail. Dans la cour Bayot, les gendarmes mirent genou en terre, pour mieux viser.
Une femme, Louise Boitel, qui regardait par la fenêtre, fut étendue raide. La balle avait traversé trente centimètres de mur. Ce qui n’empêcha pas M. De Schrijver, ministre de l’Intérieur, interpellé par les communistes, de déclarer que les gendarmes avaient tiré à blanc.
Certains chefs socialistes cependant, continuaient à s’opposer à l’unité que réclamaient les communistes et les travailleurs. A Seraing, au cours d’un meeting à la Maison du Peuple, auquel assistaient au moins cinq mille personnes, ils annoncèrent que Lahaut n’y pourrait pas prendre la parole et que Delvigne seul parlerait.
Cette annonce souleva une formidable protestation. Les ouvriers présents déchaînèrent le chahut, déclarant que si le député communiste ne prenait pas la parole, aucun orateur ne serait entendu. Après des pourparlers, on décida que Julien monterait à la tribune. Il commença par exiger qu’un représentant des syndiqués chrétiens participe également au meeting. Ce qui fut fait.
Grâce à l’unanimité et à la décision des grévistes, la grève se termina par une victoire. Mais la répression avait été féroce. Des centaines de militants et de grévistes restaient en prison.
Le 28 juin, Lahaut, appuyé par ses amis, déposa sur le bureau de la Chambre, une proposition de loi accordant amnistie pour toutes les infractions commises à l’occasion des grèves.
Le 1er octobre 1936, le rêve de Jacquemotte se réalisa. Le Parti Communiste qui, depuis le 30 septembre 19029, n’éditait plus qu’un hebdomadaire, fut à nouveau doté d’un journal quotidien : « La Voix du Peuple ».
On imagine mal ce qu’une telle entreprise a pu coûter de sacrifices et d’efforts. Il fallait tous les jours, porter à Seraing où, pour des raisons d’économie, la « Voix du Peuple » était imprimé, la copie du jour. Joseph Jacquemotte se déplaçait quotidiennement, travaillant sur le marbre et rentrant au dernier train. Il sortait de mener la grève des 500.000 et de faire une campagne électorale triomphale mais harassante. Il venait de se lancer, à la tête du Parti, dans la lutte pour l’Espagne Républicaine. Menant de front avec tout cela son travail parlementaire, il ne put résister à un effort aussi démesuré. Son cœur flancha à la tâche. C’est dans le train qui le ramenait de Liège qu’il s’effondra le 11 octobre.
Ramené à Bruxelles, son corps fut exposé au local du Parti, Vieille Halle aux Blés. Un peuple entier défila devant sa dépouille et, trois jours plus tard, le porta en terre, dans un immense cortège recueilli. Lahaut suivait en pleurant le cercueil de son ami. Le Parti était décapité à un moment crucial.
Julien fut porté au secrétariat de trois membres qui remplaça le secrétaire général défunt. C’est lui qui, au Congrès du Parti, en novembre, défendit le rapport que Joseph Jacquemotte avait préparé et que la mort l’empêchait de présenter lui-même.
Aux élections du 15 février 1936, le peuple espagnol battit la réaction et donna une large majorité aux partis qui s’étaient groupés dans le front populaire.
Un gouvernement démocratique fut ainsi créé qui allait des libéraux de la gauche républicaine aux anarchistes de la F.A.I. en passant par les sociaux-démocrates et les communistes. Ce gouvernement prit de nombreuses mesures, qui allégèrent le sort des travailleurs. Mais quand il voulut passer à la réforme agraire, le 18 juillet, une « camarilla » de généraux factieux, les Franco, les Queipo de Llano se soulevèrent en armes contre lui. Soutenus par les aviateurs hitlériens de la légion Condor, par les colonnes motorisées et les navires de guerre de Mussolini, ils semèrent dans leur pays la mort, la ruine et l’épouvante.
Les peuples d’Espagne, frappés dans le dos par la non intervention de Léon Blum, firent front avec une décision admirable. Les travailleurs du monde entier se rangèrent à leurs côtés. Le Parti Communiste de Belgique lança toutes ses forces dans la bataille pour la République espagnole. Il appela à l’unité, fut l’initiateur d’un comité très large d’aide à l’Espagne républicaine, multiplia les meetings et les manifestations et envoya les meilleurs de ses militants s’engager dans les brigades internationales.
Julien Lahaut se dépensa sans compter. Il expliquait dans d’innombrables réunions : « Après Madrid, ce sera Prague ; après Prague, ce sera Bruxelles ». Paroles prophétiques.
Il courait les rues de Liège, de Mons, de Charleroi, à la tête de cortèges enthousiastes. Il accompagna à Valence et à Madrid un convoi de vivres. Il rendit visite aux volontaires belges sur le front. Il intervint à la Chambre. Et quand les premiers enfants espagnols, arrachés à la faim et aux bombardements, arrivèrent en Belgique, Julien Lahaut en hébergea trois chez lui.
Le 12 août 1938, le ménage Lahaut fêta, d’une façon un peu particulière, ses noces d’argent.
Les camarades du Parti, la population de Seraing, les travailleurs du bassin de Liège, de nombreuses organisations démocratiques lui envoyèrent de touchants témoignages d’affection. Plusieurs l’allèrent voir, mais ne le trouvant pas chez lui, s’étonnèrent. La « Voix du Peuple » du mardi 17 allait donner le mot de l’énigme. Elle rapporte une conversation de Julien avec l’un de ses rédacteurs :
« Sais-tu comment j’ai fêté cet anniversaire ?
Non ! Devine ! Je vais te le dire : en récoltant des abonnements pour « La Voix ».
La semaine précédente j’avais déjà été travailler avec mes amis de Wasmes et nous avions décroché quatorze nouveaux abonnements.Ce n’était pas mal mais quand même, on s’était juré de faire mieux encore.
J’ai donc pris rendez-vous et samedi dernier, je débarquais de nouveau à Wasmes.
Je fêtais mes vingt-cinq ans de mariage : j’avais décidé de faire vingt-cinq nouveaux abonnés. Et j’y suis arrivé ! Samedi nous avons travaillé jusqu’à deux heures du matin, allant rendre visite à nos lecteurs réguliers, discutant avec eux.
Le lendemain à huit heures, on reprenait le boulot, profitant de l’occasion pour faire d’une pierre deux coups et pour entamer la campagne électorale. Le soir, je pouvais regagner Seraing et apporter comme cadeau à ma femme, l’annonce que les vingt-cinq abonnements étaient faits.»
Lahaut savait combien est difficile la vie d’un journal ouvrier, quelle importance ont pour lui les abonnements et quel rôle primordial joue dans la lutte quotidienne, la presse d’un Parti. Il avait, ce jour-là, résolu de donner un grand exemple.
En mai 1940, la Belgique allait connaître le malheur. Toutes les fautes allaient se payer. L’abandon de la sécurité collective, la fausse neutralité préconisée par Spaak et Léopold III, les capitulations constantes devant les exigences d’Hitler, l’espoir insensé de le voir se ruer d’abord sur l’Union Soviétique, la trahison de l’Espagne, le dépeçage de la Tchécoslovaquie, les encouragements à Degrelle et au V.N.V., toute la politique de trahison de la paix et de la démocratie se retourna, le 10 mai, à l’aube, contre le peuple de notre pays.
Les bombardiers de la Luftwaffe attaquèrent nos champs d’aviation et bombardèrent nos villes, cependant que la Wehrmacht envahissait la Belgique.
Qui ne se souvient de ce que fut cette ruée ? L’exode lamentable, un peuple entier errant sur les routes de Belgique et de France, l’armée débordée, la capitulation du 18 juin, tout cela est encore gravé dans notre chair.
Le gouvernement qui n’avait cessé de présenter les communistes comme les alliés d’Hitler, qui avait interdit la « Voix du Peuple », tout en tolérant le « Pays Réel » lança le 10 mai des mandats d’amener contre les militants et les dirigeants du Parti. Ils furent arrêtés, jetés en prisons, entassés dans des wagons à bestiaux, sans air, sans eau, sans nourriture et parqués enfin, après un voyage épouvantable, dans les camps de Gurs, d’Argelès et de St-Cyprien. Monami et De Kaesstecker, à Abbeville, furent sommairement exécutés.
Julien Lahaut fut, lui aussi, l’objet d’un mandat d’amener. Il n’était pas chez lui quand les sbires de MM. Pierlot et Spaak se présentèrent. Il échappa à l’arrestation.
En juin 1940, le Conseil communal de Seraing lui confia le poste d’Échevin des travaux de la Commune.
Les ennemis du Parti Communiste et de la classe ouvrière accusent Julien Lahaut d’avoir servi les Allemands en allant en France, rapatrier les jeunes travailleurs belges, après la capitulation de Léopold III et la trahison de Pétain.
Certains calomniateurs vont jusqu’à lui reprocher d’avoir sollicité des Allemands l’autorisation d’effectuer ce rapatriement. Comme ce mensonge abominable est contredit par toute son activité ultérieure, par les quarante-huit mois qu’il a passés dans les camps de concentration, par sa condamnation à mort, ils parlent d’un revirement dans son attitude après le 22 juin 1941.
La vérité est beaucoup plus simple. Elle témoigne une fois de plus de sa bonté et de sa sollicitude pour le malheur d’autrui.
Répondant à l’appel des milliers de femmes et de mères que l’absence de nouvelles de la part de leur mari et de leurs fils jetait dans la plus mortelle inquiétude, Julien Lahaut, à la demande expresse du Conseil communal de Seraing, et avec l’appui du gouvernement provincial de Liège, se rendit dans le midi de la France.
Il parcourut la région de Toulouse et s’enquit du sort des quatre-vingt-cinq mille jeunes hommes qui y étaient éparpillés sans ressources dans quatre cents camps, abandonnés de tous, de la Croix-Rouge comme du gouvernement de Londres. Il ramena ainsi des milliers de lettres et d’adresses qu’il communiqua aux parents et prit avec lui ceux des exilés qui désiraient rejoindre leurs familles.
Dès le premier jour de l’occupation, les communistes s’opposèrent à l’envahisseur. Ils parvinrent rapidement à rétablir les liaisons entre les membres du Parti et, dès le 24 mai, dans Bruxelles envahie, ils firent paraître leur premier journal clandestin.
En septembre 1940 déjà, la Gestapo arrêtait un de leurs militants : René Dillen. En décembre, Jean Bastien ; en janvier 1941, Joseph Leenaerts.
Les allemands installés, la collaboration petite et grande se donna carrière. La grande bourgeoisie accueillit les Allemands en sauveurs. Finies maintenant les revendications ouvrières ! L’ère du patronat allait s’ouvrir !
Il y eut ceux qui trafiquèrent. Il y eut ceux qui se mirent carrément au service de l’ennemi. Il y eut Degrelle et Elias qui rêvaient du pouvoir. Il y eut Léopold III qui, même à l’ombre d’Hitler, voulait conserver la couronne à la maison de Saxe-Cobourg.
Mais le peuple de Belgique, le vrai peuple des travailleurs, la première stupeur passée, fit front contre l’envahisseur.
Julien Lahaut, dès le début, résista à l’occupant nazi. Il mena son combat sur trois terrains à la fois. En sa qualité d’échevin, il s’opposa à toutes les exigences de la « Kommandantur ». Celle-ci, le voyant intraitable, le menaça d’arrestation. Il tint tête et répondit fièrement :
« Vous allez m’arrêter. Bien. Cela ne changera rien. Il faudrait arrêter trop de monde. A moins que vous n’arrêtiez la faim et la misère ».
Dans le secret, il préparait, avec son parti tout entier, la lutte armée et la résistance clandestine. Il recruta les premiers cadres de saboteurs et jeta les bases de l’Armée Belge des Partisans. Il travaillait en même temps à l’édification d’un vaste mouvement unitaire de résistance à l’occupant. Dans une de ses lettres confidentielles, il écrit :
« La Résistance grandit. Le gros (Dr Marteau) a parlé d’une grande organisation. La classe ouvrière a posé sa candidature pour diriger pareille organisation ».
Mais il menait aussi, avec une audace qu’explique seule sa confiance absolue dans le peuple, une lutte de masse ouverte, publique, contre le Boche et ses valets.
Le 5 janvier 1941, Léon Degrelle tenta une « marche sur Liège » que l’action courageuse des travailleurs liégeois, dirigés par Lahaut et le Parti Communiste, allait transformer en une lamentable déroute.
L’intention avouée des rexistes était de concentrer leurs troupes à Coronmeuse, d’y proclamer ouvertement leur attachement à « l’ordre nouveau » et leur fidélité au Führer, de se rendre en force à la maison communale, de déposer les mandataires élus par le peuple et d’installer une « commission administrative » chargée de diriger la ville.
Si leur coup réussissait – et ils croyaient bien que les démocrates terrorisés par l’occupant ne feraient rien pour s’y opposer – ils le rééditeraient à Bruxelles.
La marche sur Liège, dans l’esprit du « chef » était une manière de répétition générale avant la prise du pouvoir.
Il avait compté sans la classe ouvrière, sans le Parti Communiste et sans Julien Lahaut.
Dès le 3 janvier, le Parti fit imprimer et diffuser ouvertement un manifeste signé, par lequel il dévoilait le plan des rexistes, accusait Degrelle de « vouloir prendre possession de l’Hôtel de ville » et appelait la population à s’opposer à ce coup de force « même si les factieux se plaçaient sous la protection des baïonnettes de l’occupant ». Les J.G.S. mobilisèrent à leur tour et, fraternellement, unis dans leur haine du fascisme, sept mille manifestants, Lahaut en tête, s’avancèrent vers le Palais de Coronmeuse où Degrelle terminait son « grrrand » discours au cri de « Heil Hitler ». Le traître s’était ainsi, pour la première fois, complètement démasqué.
Formés en carrés, baïonnette pointée, les Allemands défendaient les abords du lieu de concentration. Ils furent tournés et, malgré quelques coups de feu, la bagarre s’engagea devant le palais et se poursuivit jusqu’en ville. Lahaut, qui se battait au premier rang encourageait les patriotes de la voix et de l’exemple.
Les rexistes furent littéralement mis en déroute et Degrelle dut s’enfuir sous les huées de la foule, toutes les vitres de sa voiture brisées. Son rêve de devenir le « Gauleiter » officiel de la Belgique venait d’être détruit par la riposte populaire.
Trois mois plus tard, ce sera la glorieuse grève des 100.000 dont Julien Lahaut est l’inspirateur, l’âme et le dirigeant incontesté. C’est le premier acte de résistance de masse à l’ennemi. Il fournit la preuve que l’action ouvrière de masse est toujours possible, quelles que soient les circonstances.
Pour en comprendre toute la portée, il est indispensable de se souvenir que le plan allemand de domination mondiale était basé sur la calcul (très simple mais très efficace) suivant : « Dès que nous aurons conquis l’Europe nous utiliserons à fond toute la puissance industrielle du continent pour la poursuite victorieuse de la guerre ».
Chaque grève, chaque sabotage, chaque heure de travail perdue, où que ce soit, en Belgique, en France, en Hollande, au Danemark, constituait donc une entrave aux plans d’Hitler et mettait en péril la gigantesque et minutieuse machine de guerre allemande.
Les alliés déclarés ou honteux du fascisme l’ont admirablement compris quand ils lançaient leur mot d’ordre : « Et maintenant au travail ».
Mettre en grève cent mille métallurgistes dans un bassin industriel aussi important que le bassin liégeois, faire perdre au patronat, qui travaillait pour l’occupant, des millions d’heures de travail, c’était porter à l’ennemi un coup extrêmement dur. C’est ce coup-là qu’en mai 1941, Julien Lahaut asséna.
Les circonstances le servirent : le Comité Central Industriel (l’actuelle Fédération Belge des Industries) – ces gens profitent de tout – venait imprudemment de diminuer les salaires de 25 %. D’autre part, la notoire incompétence des secrétaires généraux se greffant sur le pillage organisé par l’occupant, compromettait le ravitaillement de la population. Dès la fin de l’hiver, les pommes de terre manquèrent.
C’est autour de ces deux graves sujets de mécontentement que Lahaut bâtit son action. Parmi d’autres exigences accessoires, les métallos liégeois formulèrent les deux revendications suivantes :
1) Une augmentation des salaires ;
2) Meilleur ravitaillement, augmentation de la ration de pommes de terres ;
et croisèrent les bras pour les faire triompher.
Julien mena cette difficile bataille avec un courage, une fougue et une adresse extraordinaires. On comprend mieux, à étudier son action à ce moment-là, le surnom de « Génie de la grève », que certaines feuilles réactionnaires lui ont donné.
On le voit partout. Il courait d’entreprise en entreprise, parlant à la sortie des usines, se déplaçant malgré toutes les entraves, appelant à la lutte et organisant le combat.
Et cette action, il la mena autant dire seul. On ne rencontra dans la rue, pendant ces journées agitées, aucun des militants socialistes en vue de la région.
Le grève se déclencha brusquement le 10 mai – premier anniversaire de l’invasion – et s’étendit comme une traînée de poudre. Parti de Cockerill, le mouvement fut suivi, dès le lendemain, par Ougrée-Marihaye et Espérance Longdoz. En trois jours de temps, cent mille métallos débrayèrent. Tout le bassin se trouva paralysé.
Les Allemands sont atterrés. Eux aussi multiplient les démarches. Ils courent de droite à gauche. Les chefs d’industrie sont convoqués. Il faut faire vite.
Lahaut resta fidèle à sa bonne vieille tactique de la grève active, dynamique, spectaculaire. Il créa un comité de grève qu’il fit reconnaître officiellement par le collège échevinal de Seraing et qui se réunissait à l’Hôtel de Ville. A la tête d’une délégation de grévistes, il se rendit à Bruxelles auprès des Secrétaires Généraux et du C.C.I. Les patrons se réfugièrent derrière les Allemands et refusèrent toute augmentation.
Au retour de la délégation, plus de vingt-cinq mille ouvriers étaient rassemblés autour de la maison communale et débordaient jusqu’au Pont de Seraing. A ce moment un groupe d’officiers pénétra à l’Hôtel de Ville et exigea du comité de grève qu’il donnât l’ordre de reprise. Devant le refus de ce dernier, un officier téléphona à Liège. Les Feldgendarmes, baïonnettes au canon, armés de grenades, se massèrent, prêts à charger. Un gros avion trimoteur survolait la place à basse altitude.
Lahaut exigea et obtint dix minutes pour faire une communication aux ouvriers. Il descendit parmi la foule, parcourant les groupes et criant :
« Camarades, nous n’avons pas eu satisfaction à Bruxelles. Les Allemands vont charger. Ne donnez pas dans la provocation. Dispersez-vous ! Mais nom di dju, la grève continue ! ».
Elle continua en effet et se poursuivit pendant quinze jours encore.
Occupants et patrons durent céder. Les grévistes remportèrent malgré les redoutables conditions dans lesquelles ils combattaient, une victoire complète.
Le 22 juin 1941 à 4 heures du matin, Hitler aidé de ses alliés finlandais, hongrois, roumains, bulgares et italiens se jeta par surprise sur l’Union Soviétique. Mal lui ne prit.
N’ayant plus d’apparences à sauvegarder, la Gestapo décida de se débarrasser des communistes dont la résistance l’exaspérait.
Ce fut l’opération « Sonnewende », au cours de laquelle les agents de la Sûreté allemande et les Feldgendarmes appréhendèrent tous les communistes dont ils possédaient les noms et qu’ils purent découvrir. Ils les jetèrent dans les camps qu’ils avaient établis à Breendonck et à Huy. Au cours de leur chasse à l’homme, les brutes de la « Sipo » trouvèrent Julien Lahaut chez lui, l’arrêtèrent, le rouèrent de coups et l’enfermèrent à la citadelle de Huy.
Ici commence un calvaire de quarante-huit mois qui n’allait prendre fin qu’à la libération de Mauthausen en avril 1945 et au cours duquel Lahaut donna toute la mesure de sa fermeté, de son courage et de sa bonté.
Dès le premier jour, il réconforta tous ses compagnons de captivité par son optimisme et sa bonne humeur contagieuse. Dans ses rapports avec le commandant du port il affirme les droits imprescriptibles des détenus. Il se refuse à toute compromission et lui déclare au cours d’une réunion :
« Votre métier est peut-être de nous garder, quant à nous, nous n’abandonnerons jamais l’espoir de recouvrer notre liberté et nous nous y emploierons par tous les moyens ».
Deux idées hantent Lahaut.
La première : organiser les prisonniers et faire fonctionner le Parti à l’intérieur du fort. Aider par trois ou quatre camarades il s’attèle immédiatement à cette tâche. Des résultats sont rapidement obtenus et les communistes de la citadelle de Huy apparaissent aux yeux de leurs compagnons de captivité comme les plus fermes dans leurs attitudes et les plus attachés à créer cette solidarité agissante qui seule va permettre de tenir le coup contre les entreprises de démoralisation de l’ennemi.
La seconde : s’évader. Julien Lahaut sait que de grandes luttes se préparent, que la guerre sera longue et que la Résistance qui s’organise de plus en plus a un besoin pressant de militants actifs et dévoués.
Sous sa conduite, le groupe des principaux militants du Parti emprisonnés à Huy se réunit, dresse la liste de ceux qui doivent tout mettre en œuvre pour s’évader et charge quelques camarades de dresser des plans d’évasion.
Une première formule est retenue : s’emparer de la citadelle par la force. Examinée dans ses détails l’opération apparaît comme trop hasardeuse et susceptible de provoquer des massacres inutiles.
On retient alors l’idée d’une évasion à neuf. Parmi les neuf, sont retenus : Lahaut, Fernand Jacquemotte, Mosbeux, Renotte, Jean Terfve et quelques autres. Le plan est minutieusement dressé et un soir vers 19 heures l’opération est entreprise. Mais la meurtrière choisie pour permettre la sortie s’avère, à l’expérience, trop étroite. Heureusement l’alerte n’a pas été donnée et le groupe parvient à se replier en bon ordre sans éveiller l’attention des Allemands. Cet échec ne décourage pas Lahaut et ses amis. Quelques jours plus tard, il apparaît à l’examen qu’une sortie de nuit peut être tentée par l’imprimerie. Seuls deux camarades peuvent entreprendre l’expérience, ce sont Lahaut et Renotte car ils logent dans une chambre que l’on peut quitter la nuit sans trop de difficultés.
Par une nuit d’orage, ils tentent l’aventure. Les deux amis se rendent compte rapidement que seul Renotte pourra s’évader, car la carrure de Lahaut ne lui permet pas de se glisser dans l’étroit boyau qui conduit vers la liberté. Qu’à cela ne tienne. Lahaut aide Renotte de toute son énergie. Celui-ci parvient à se glisser hors de la citadelle et Lahaut, resté seul fait disparaître les traces de la fuite afin de dérouter les geôliers et regagne sa chambre avec au cœur la joie d’avoir rendu un camarade à la liberté et la volonté la plus tendue que jamais de trouver lui aussi le chemin de l’évasion.
Huit jours plus tard, un nouveau plan était dressé. Il avait été élaboré par Lahaut et Jean Terfve. L’opération était hasardeuse parce qu’elle devait se réaliser en plein jour, c’est-à-dire avant l’appel de 20 heures. D’autre part, les Allemands alertés par la fuite de Renotte avaient renforcé la surveillance.
Le 25 août, à 6 heures et quart, Lahaut et Terfve risquent leur chance. Ils gagnent sans difficulté les sous-sols de la citadelle. Une seule meurtrière est encore accessible, celle par laquelle entrent dans le fort les fils de l’éclairage électrique. Elle s’ouvre à huit mètres du sol. Il importe de se laisser glisser le long du mur et de sauter dans le vide.
Terfve risque le premier l’expérience. Elle réussit pleinement. Lahaut le suit. Au moment où il franchit l’ouverture, il heurte les fils électriques, reçoit la décharge et est projeté dans le vide. Il vient s’écraser huit mètres plus bas.
Le choc est amorti par les ronces qui croissent au pied du mur. Mais Lahaut est blessé à la tête. Pour trouver le chemin de la délivrance, il faut encore ramper pendant trente mètres, traverser le chemin de ronde où se trouvent deux sentinelles, escalader une muraille de rocher et traverser une prairie. Terfve prend les devants ; Lahaut le suit. Il reste dix minutes avant l’appel du soir, où l’évasion sera connue de tout le fort.
Lahaut a trop présumé de ses forces. Il tente un dernier effort mais, frappé par un évanouissement, tombe dans une roncée inextricable où une demi-heure plus tard, le découvriront les patrouilles allemandes lancées à la recherche des fugitifs.
Les brutes allemandes s’acharnent sur lui, le rouent de coups et l’abandonnent à demi-mort au milieu de la place d’appel. Ils le jettent ensuite dans un cachot obscur où il passera plus de huit jours.
Ces traitements inhumains ne peuvent abattre son courage. Il reprend force et rejoindra quelques jours plus tard ses compagnons de captivité plus disposés que jamais à continuer la lutte.
Le 20 septembre 1941, les détenus de la citadelle de Huy sont rassemblés dans la cour. Une liste de matricules (le prisonnier n’avait plus de personnalité, plus de nom, il n’était qu’un numéro), fut lentement épelée. Deux cents hommes furent isolés, parqués dans une chambre séparée et, le lendemain, acheminés vers la gare où on les entassa dans des wagons à bestiaux, toutes issues cadenassées, les fenêtres clouées de planches, pour être déportés en Allemagne. Blessé et affaibli, Lahaut se trouvait parmi eux …
Le voyage dura trois jours. A Liège, le convoi fut accroché en queue d’un train qui amenait de Breendonck quelques cent cinquante juifs et communistes. Aucun des rares survivants n’oubliera jamais l’arrivée en gare de Neuengamme, les S.S. entourant le convoi, mitraillettes braquées, les hurlements de grands chiens policiers, les commandements brefs, les vociférations des Blockführer, les coups de crosse, les coups de pied et la marche lamentable du troupeau ahuri, des kilomètres durant, jusqu’au camp entouré de sa clôture de fil de fer électrifié. Julien qui marchait difficilement, fut trois fois jeté à terre à coups de crosse et relevé à coups de pied. La lourde porte de la tour d’entrée se referma sur les prisonniers.
Lahaut montra immédiatement ce qu’il était. Il se tenait très droit, grand et calme, le front bandé, le visage éclairé d’un sourire. Puis, avisant les camarades de Breendonck, beaucoup plus mal en point que ceux qui arrivaient de Huy (depuis trois mois on les affamait. Ils avaient voyagé sans eau, sans vivres. Borremans pesait 39 kg. 500), il dit :
« Bon dieu, quelles mines vous avez ! Allons camarades, on va leur donner nos vivres ».
Et d’ouvrir sa valise et de distribuer ce qu’il avait sur lui. Son exemple fut suivi de tous. Ce fut la ruée que les S.S. dispersèrent à coups de nerfs de bœuf. Mais les détenus de Breendonck emportaient qui une tartine, qui un morceau de sucre.
Impossible de redire ici ce qu’était la vie dans les camps de la mort. Chacun sait aujourd’hui jusqu’où descendit la barbarie nazie et ce qu’endurèrent les patriotes tombés aux mains de l’ennemi. Quand rasés de la tête aux pieds, badigeonnés de crésyl, revêtus de la défroque rayée du concentrationnaire, chaussés de pantines à semelle de bois, rompus de coups abreuvés d’insultes, immatriculés, les prisonniers furent enfin rassemblés dans le bloc de quarantaine, les responsables du camp s’approchèrent et un détenu allemand fit un discours. Il expliqua longuement aux nouveaux arrivants ce qu’était la vie qui les attendait et ce qu’il fallait faire pour résister. « Serrez-vous les coudes », dit-il.
« Si vous abandonnez, aucun de vous ne survivra. Si vous luttez, si vous êtes solidaires, si vous ne perdez pas courage, les plus forts et les meilleurs peuvent réchapper. Une dizaine d’entre vous peut tenir jusqu’au bout. Tâchez d’être parmi ceux-là ».
Il exagérait : sur trois cent quarante-six Belges qui composaient le convoi, dix-sept revirent le pays.
Puis il annonça que les communistes allemands, par solidarité, s’étaient cotisés et offraient deux tonneaux de betteraves rouges aux prisonniers politiques arrivés de Belgique.
Les communistes belges, arrivés à Neuengamme, avaient immédiatement et très solidement réorganisé leur Parti. Julien Lahaut en prit la direction et, avec l‘appui des communistes allemands qu’une longue expérience avait aguerris, organisa la solidarité entre détenus. Il veilla à ce que les rations fussent équitablement réparties, puis organisa dans chaque bloc un service de suralimentation des plus affaiblis. Chaque camarade remettait à son responsable un petit morceau de son pain. La ration supplémentaire ainsi obtenue était portée au détenu le plus mal en point afin de lui permettre de « tenir » plus longtemps.
Il s’agissait en outre de proportionner autant que possible le travail aux forces de chacun.
Il s’agissait enfin, de maintenir intacts, l’esprit de résistance, le sens politique et la morale. Un « service du communiqué », fut établi qui étudiait chaque jour les nouvelles fournies par la presse nazie et, par recoupements, tentait de dégager la vérité sous les nouvelles tendancieuses.
On se rendra compte de l’effroyable difficulté de ce triple travail quand on saura que chaque forme d’organisation était rigoureusement interdite et que ceux qui s’y livraient étaient, en cas de découverte, menacés de pendaison immédiate.
C’était un combat de chaque jour, de chaque instant qui exigeait une force de caractère, une lucidité et une vigilance exceptionnelles. Non seulement Lahaut prit la direction de ce travail mais encore il fut pour tous un modèle de dévouement, d’abnégation.
Un détenu français, Monsieur M. Martin, qui l’a vu au camp de Mauthausen effectuer le même travail, écrit de lui :
« Lahaut, lui, a été vraiment à Mauthausen, le roi de la solidarité. Il ne gardait presque rien pour lui. Jamais il n’a mangé seul. Nous avons été jusqu’à dix à fumer sa cigarette ».
Au milieu des privations les plus indescriptibles, tenaillé par la faim, battu, vilipendé, épuisé de travail, Julien gardait un optimisme de fer, une bonne humeur ahurissante qu’il communiquait à tous. Un codétenu, qui était loin de partager ses opinions politiques (il avait titre de prince dans son pays), le lieutenant Czetwertynski, disait de lui ; « C’est un homme qui portait le soleil dans sa poche et en donnait un morceau à chacun ». Il est impossible de faire de Lahaut un plus juste portrait.
Au début de 1942, Julien fut atteint de dysenterie. « Je m’en tirerai », disait-il. On prit une résolution désespérée. Il cacha son mal. Aller au bloc des dysentériques, c’était la mort. Pendant trois jours, il refusa toute nourriture. Puis deux camarades allemands introduisirent en fraude (on n’a jamais su par quel héroïque moyen), un litre d’alcool que Lahaut vida. Tordu de crampes, livide, vacillant, la tête perdue, il continua de se présenter aux appels et s’en tira, effectivement.
En juin 1942, Berlin donna l’ordre d’employer les prisonniers dans les usines de guerre allemandes. Une nouvelle tâche s’imposa aux communistes : organiser le sabotage. Ils n’y faillirent point. Lahaut organisa le travail de sabotage parmi les Belges.
Même détenu, il continuait d’inquiéter l’ennemi. La Gestapo, dans le camp, le soumit à une surveillance spéciale et tous les mois envoyait sur lui un rapport à Himmler.
Lahaut ne mourant pas, le camp de Neuengamme fut jugé trop doux pour lui. Le 13 juillet 1944, il fut condamné à mort et envoyé avec trois de ses camarades (Désiré Mosbeux, Fernand Jacquemotte et Evesy) au camp d’extermination de Mauthausen « pour y être détruit ».
L’effroyable voyage fut long à souhait. Enchaînés l’un à l’autre, les quatre compagnons quittèrent Neuengamme à pied. Ils furent transférés à la prison de Hambourg I, de là à Hambourg II. Puis à Hanovre. De Hanovre, ils allèrent à Halle et de Halle à Weimar. On les enferma à la prison de Prague. D’où, après un arrêt à la prison de Linz, ils gagnèrent le camp de Mauthausen.
Avec Auschwitz, Grosz Rosen et Bergen Belsen, c’était le plus redouté des camps allemands. C’est là que les nazis espéraient liquider Julien Lahaut.
« Ils ne nous auront pas », disait-il au cours de son transfert. Désiré Mosbeux raconte ce que fut ce voyage :
« Julien était extraordinaire. Tu ne peux pas te figurer ce que c’était que cet homme-là. Pas un instant, il n’a perdu courage. Il était de loin le plus vieux d’entre nous. Il semblait le plus jeune. Il riait, nous racontait des blagues en wallon et nous soutenait par son exemple. Et sa bonté ! J’ai subi une opération et je n’ai qu’un rein. Lahaut le savait. Il portait une partie de mes bagages. La nuit, dans le cachot, il me cédait sa paille. Il se déshabillait et arrangeait ses vêtements en un matelas sur lequel il m’installait, pour que je puisse reposer et tenir le coup. Il avait vingt ans de plus que moi. Pas moyen de refuser. Il se serait fâché ».
A Mauthausen, l’attitude de Julien fut ce qu’elle avait été à Neuengamme. Mais, ici, vraiment, le régime était trop dur pour un homme de son âge. Il s’affaiblissait.
« Je m’en vais » disait-il. « Maintenant c’est une course de vitesse. Vous verrez qu’il s’en iront avant moi ».
Un médecin tchèque, le Dr Stick, lui sauva sans doute la vie. Il l’admit au dispensaire, le fortifia. Ainsi il put résister jusqu’au 28 avril 1945, moment où le camp fut libéré.
Deux remarques s’imposent :
La première, c’est que Lahaut veilla sans cesse à ce que la solidarité ne fût pas l’apanage des seuls communistes, mais qu’elle s’étendît à tous les Belges indistinctement ». « Ici », disait-il, « nous sommes tous résistants ensemble ».
La seconde, c’est qu’à Mauthausen comme partout, il fit preuve de la plus large tolérance religieuse. Il fit mieux. Il aidait les catholiques à pratiquer les rites de leur religion. C’est sur son lit, autel improvisé, qu’un jeune prêtre allemand disait la messe, cependant que Julien montait la garde afin qu’il ne fût pas surpris.
Réponse claire à ceux qui présentent les communistes comme une manière de sectaires hargneux.
Quand la libération du camp de Mauthausen permit le rapatriement de Julien Lahaut, la santé de ce dernier se trouvait fort ébranlée. Le voyage de retour dut être interrompu à Paris où Julien séjourna plusieurs jours à l’hôtel de la Salpétrière. Son large sourire éclairait les mornes dortoirs du vieil édifice.
Ce fut enfin le retour vers le pays, vers Bruxelles d’abord, où il dut à nouveau entrer à l’hôpital.
Son arrivée fit sensation. Dès que la nouvelle en fut connue, les délégations, les visiteurs se pressèrent en foule à l’Hôpital St. Pierre. L’affluence était telle que les services, débordés, demandèrent au Parti de les aider à canaliser les visites.
Le « Drapeau Rouge » publia, en première page l’encadré suivant :
« Un afflux considérable de personnes et de délégations se présente pour saluer Julien Lahaut.
Nous demandons instamment aux visiteurs de se mettre en rapport avec le Siège Central du Parti (12.01.00 ou 12.01.09) pour recevoir communication de l’heure à laquelle ils peuvent rendre visite à notre ami Lahaut (les visites étant groupées entre 14 et 17 heures) de manière à éviter un encombrement à l’hôpital et à ménager la santé encore compromise de notre cher rescapé ».
Julien supportait malaisément l’inactivité à laquelle le condamnaient les médecins.
Arnold Boulanger l’alla voir. Frappé de sa mauvaise mine, il lui dit :
« Julien, tu vas prendre, en sortant d’ici, quelques semaines de repos. Tu en as rudement besoin ».
Et Lahaut de répondre :
« Tu parles comme les docteurs. Qu’est-ce qu’ils comprennent à des gens comme nous ? Ce qu’il me faudrait c’est une assemblée de deux mille à trois mille ouvriers. C’est ça qui me retaperait ».
Car cet homme, militant ouvrier de la tête aux pieds, était à ce point attaché au peuple qu’il lui était impossible de vivre loin de lui.
Il fallut en passer par où il voulait et, douze jours plus tard, il parlait à Liège, au Forum, devant cinq mille auditeurs. Il avait retrouvé toute sa forme et le contact avec la foule s’établit aussitôt.
Il débuta par une de ces boutades qui contribuèrent tant à sa popularité et par lesquelles il mettait immédiatement ses auditeurs à l’aise.
Il ouvrit le meeting en ces termes :
« Eh bien, me voici ! On va commencer par chanter l’Internationale ! ».
Puis, faisant allusion au fait que la fanfare de la police liégeoise était venue le prendre à la gare et lui avait fait escorte jusqu’à la salle où se tenait la réunion, il ajouta :
« Faut-il que le monde soit retourné. Jadis, quand la police m’attendait, c’était pour me passer les menottes et me traîner à Saint-Léonard. Aujourd’hui c’est pour me jouer de la musique. Les victoires de Stalingrad et de Berlin ont vraiment changé quelque chose… »
Et de pousser son bon, gros rire claironnant.
Le retour à Seraing fut triomphal. La population tout entière l’attendait dans les rues.
Apprenant que la Mère Supérieure des Petites sœurs des pauvres s’était plusieurs fois déplacée chez Gérardine pour prendre de ses nouvelles et qu’elle désirait le voir et le féliciter de son retour, il se rendit à son invitation. La Mère Supérieure le reçut, entourée de ses sœurs, lui offrit, au nom de la communauté, un bouquet de fleurs, une caisse de cigares et lui fit son compliment. Elle dit :
« Nous sommes bien heureuse, monsieur Lahaut, que vous voici revenu parmi nous. Nous avons beaucoup prié pour ce retour ».
Julien répondit :
« Je vous remercie, ma Mère. Vous voyez que vos prières ont été efficaces. Que voulez-vous ? Quand tous les braves gens veulent ardemment la même chose, ils finissent toujours par l’obtenir ».
La « Société des Egaux » qu’il avait fondée et qui est propriétaire du Théâtre de Seraing, lui offrit une petite voiture Citroën qu’il pilotait lui-même.
Le Prince Régent le fit Officier de l’Ordre de Léopold pour services rendus au pays.
C’est le moment où les militants communistes, affaiblis, squelettiques, hâves, revêtus de la glorieuse défroque rayée, revinrent des camps libérés et reprirent leur place dans les rangs du Parti.
On se compta. L’épreuve de la guerre avait été terrible. Le Parti dénombrait dix mille membres en 1939. Cinq mille d’entre eux avaient été arrêtés et deux mille étaient morts, fusillés, pendus, décapités ou avaient péri de misère dans les camps de concentration.
Mais les survivants virent avec fierté que leur Parti avait grandi dans la lutte, qu’il en sortait renforcé, aguerri, plus conscient, plus décidé, qu’il était devenu un grand Parti.
Aux heures les plus sombres de l’occupation, quand il fallait de l’optimisme pour croire en la victoire et du courage pour lutter, seul il s’était battu sous son propre drapeau. Il avait appelé les patriotes à s’unir, s’armer, à se battre et il avait pris la tête du plus large et du plus combatif des mouvements de résistance. Il n’avait pas hésité à lancer tous ses militants dans la bataille.
Les communistes avaient payé assez cher leur dévouement au pays, pour n’avoir de leçons de patriotisme à recevoir de personne. Leur courage, leur clairvoyance éclataient à tous les yeux. Ils avaient le droit de parler haut et fier.
C’est ce que fit Julien Lahaut dans un discours admirable qu’il prononça au Parlement le 26 juillet 1945, où il rendait à son Parti l’hommage le plus vibrant et le plus ému et qui sortit en librairie sous le titre : « Ne touchez pas au Parti des fusillés ».
Le 11 août 1945, Julien Lahaut fut triomphalement porté à la présidence du Parti Communiste de Belgique.
Il y était adoré. Quand il développait à la tribune sa haute taille droite comme un i, quand paraissait sa belle tête auréolée de cheveux blancs, quand vibrait sa chaude voix de cuivre, les ovations, spontanées, montaient vers lui.
Il avait, pour diriger les débats, une manière souriante et ferme, bonhomme et intransigeante, placide et enthousiaste, malicieuse et clairvoyante qui n’était qu’à lui. Il usait, pour prendre la parole, d’une formule qui lui était propre, et qui lui gagnait d’emblée les cœurs de l’assistance. Il disait : « Mes camarades », en écrasant les « a » et on se sentait réconforté.
Il témoignait à tous les membres du Parti, du plus haut placé au plus humble camarade de la base, la même sollicitude fraternelle et n’entrait jamais au local sans serrer la main à tous.
Il avait pour le travail de chacun le plus grand respect, et, au cours des longues réunions du Comité Central par exemple, ne manquait jamais de pousser jusqu’au petit cagibi où les camarades du service technique s’évertuent des heures durant. Il leur prodiguait d’amicales paroles d’encouragement.
Au Bureau Politique, au comité Central, à la tribune de la Chambre, au Conseil Communal de Seraing, dans cent meetings, dans mille réunions, à la tête d’innombrables manifestations, il fut de toutes les campagnes que le Parti mena depuis la libération.
Campagne pour l’amélioration du standard de vie des travailleurs, contre la hausse des prix, contre le blocage des salaires, pour l’abrogation du décret autorisant la mobilisation civile, pour le respect du droit de grève, contre le chômage, pour l’extension des relations commerciales avec les pays de l’Est, on ne saurait citer toutes les batailles qu’il mena au service de la classe ouvrière.
Il étendit son action à la défense de la paysannerie et des classes moyennes, lutta pour la défense des prix agricoles, pour le bail à ferme, contre la concurrence déloyale des grands magasins et pour la propriété du fonds de commerce.
Avec Henri Glineur, il déposa un projet de loi assurant aux vieux travailleurs une pension décente et mena une campagne ardente en faveur d’un système fiscal juste et démocratique où l’impôt n’écraserait pas les petites gens.
Il présida, en 1948, le grand congrès de Pentecôte du Parti et l’un des plus beaux jours de sa vie fut celui où, réalisant le rêve de Jacquemotte, il inaugura le 13 novembre 1948, les locaux de l’imprimerie dont, franc par franc, brique par brique, les travailleurs de Flandre et de Wallonie avaient doté le parti Communiste.
Julien Lahaut qui, au cours de deux guerres, avait durement souffert dans sa chair, qui, sur le front et dans les camps, avait été le témoin indigné de la souffrance des hommes, était passionnément attaché à la paix. Les dernières années de sa vie n’ont été qu’un long et incessant combat contre ceux qui, de plus en plus cyniquement, de plus en plus fiévreusement, préparent une nouvelle tuerie.
Contre ce nouveau, cet immense péril, il se dresse de toute sa taille, allant de meeting en meeting, appelant à l’unité tous les gens pacifiques, dénonçant ceux qui rêvaient d’une guerre d’agression contre l’Union soviétique, stigmatisant, dans notre propre pays, les complices – socialistes, libéraux et catholiques – des impérialistes étrangers que la paix étouffe, que la guerre enrichit et qui ne voient plus qu’elle comme issue à la crise qui, déjà , les étreint et où leur régime risque de sombrer.
L’Appel de Stockholm qui exige l’interdiction de la bombe atomique, arme atroce de destruction massive, et le contrôle international de cette interdiction, il en avait tout de suite compris l’incalculable portée.
Il fut le premier à Seraing à signer cet appel historique et il en présentait lui-même le texte à la signature de ses amis.
La lutte tenace que, sans relâche, l’U.R.S.S. a menée et continue de mener contre la guerre avait, s’il est possible, encore augmenté son amour et sa reconnaissance envers cet immense pays où les hommes soviétiques, sous la conduire de Staline, ont édifié le socialisme et s’apprêtent, dans la paix, à passer au stade du communisme.
« Ils emploient l’énergie atomique à fertiliser des déserts », disait-il, « pendant que les banquiers américains brandissent la bombe sur la tête des petits enfants ».
Il savait quels sont les hommes qui, dans notre pays, se sont faits les complices des fauteurs de guerre américains et il indiquait clairement les moyens de lutter contre eux. Au cours du dernier entretien qu’il a eu avec Edgar Lalmand, quelques heures avant sa mort, il lui dit :
« Nous devons, au plus tôt, réaliser en Belgique l’union étroite de l’ensemble des forces ouvrières, si nous voulons aider efficacement à écarter l’immense danger qui pèse sur notre patrie ».
Pour pouvoir mener la guerre que haïssent les simples gens du monde entier, il est indispensable à ceux qui la préparent, de réduire d’abord ces simples gens au silence. C’est ce qu’ils appellent « assurer le moral de l’arrière », et ils ne peuvent y parvenir qu’en matant la classe ouvrière, en opprimant le peuple, en prenant des mesures d’exception contre tous les démocrates et tous les amis de la paix ; en instituant sous une forme ou sous une autre la dictature, en recourant au fascisme.
La préparation de la guerre entraîne forcément l’augmentation des impôts, le chômage, les bas salaires, en renchérissement de la vie, la réduction des pensions et la misère pour le peuple tout entier. Il est évidemment impossible de faire avaler une telle politique par la persuasion seule. Il faut l’imposer par la force.
Dans des moments comme ceux-là, la réaction part toujours à la recherche d’un « homme fort », quelle appelle « providentiel » et sur lequel elle compte pour servir ses desseins. C’est le rôle qu’ont joué Hitler en Allemagne, Mussolini en Italie. C’est le rôle que de Gaulle espère jouer en France et celui que les Américains, à travers la réaction cléricale, voulaient faire jouer en Belgique à Léopold III.
Tout le monde se souvient de ce qu’a été la lutte que les travailleurs et les démocrates de Belgique ont menée contre lui.
Julien Lahaut s’est donné à cette lutte avec son ardeur coutumière. En moins d’un an, il a mené deux campagnes électorales et la bataille pour les « Non » au cours de la consultation populaire. C’est d’ailleurs à cette occasion qu’à soixante-six ans, il a voté pour la première fois de sa vie, la réaction lui ayant enlevé, pendant des dizaines d’années, ses droits politiques.
« Il faudra m’expliquer comment on fait pour voter » disait-il en plaisantant. « Les partons m’ont si souvent fait fourrer à Saint-Léonard que je n’ai jamais eu l’occasion de l’apprendre. »
S’il s’est dépensé sans compter au cours de ces campagnes, il savait néanmoins que ce n’est qu’au Parlement que se déciderait l’issue de la lutte contre Léopold III. « C’est dans la rue, c’est dans les usines, c’est par l’action de masse » répétait-il avec tout son Parti, « que la bataille contre Léopold sera gagnée ».
Les hésitations de chefs socialistes, leur répugnance à déclencher la grève et l’action populaire, permirent au P.S.C. de ramener, en son château de Laeken, leur candidat dictateur.
Il y rentra le 22 juin à l’heure des laitiers, entourés de plus de cinq mille cinq cents gendarmes, de plus de six mille hommes de troupe, et s’y terra pendant que sous la conduite de la classe ouvrière, le peuple se soulevait contre lui.
Ouvriers socialistes, ouvriers communistes, ouvriers sans parti, luttèrent étroitement unis, soutenus par l’ensemble des démocrates de Belgique.
Sept cent mille travailleurs partirent en grève que soutenait la petite bourgeoisie et qu’encourageaient d’incessantes, d’enthousiastes manifestations de rue.
Les militants communistes combattaient à leur place, qui est au premier rang. Ils prenaient la tête de la résistance aux gendarmes, se multipliaient dans les piquets de grève, ne cessaient d’appeler à l’Unité et à l’élargissement de la lutte.
Huit jours après, la réaction aux abois faisait tirer sur le peuple et ses gendarmes assassinaient quatre ouvriers à Grâce-Berleur.
La lutte se termina, alors que la victoire était à la portée de la main, par un compromis, imposé par l’attaché militaire américain et que, démagogiquement, les dirigeants socialistes tentèrent de présenter comme une grande victoire.
Léopold III passait ses pouvoirs à son fils, Baudouin, qui prenait le titre de prince royal. Il ne quittait pas le pays et continuait de régner par personne interposée.
Les ouvriers qui avaient lutté pour l’abdication inconditionnelle et pour les revendications matérielles immédiates telles que les avait précisées la F.G.T.B., se voyaient, par un tour de passe-passe, frustrés des fruits d’une victoire totale.
Les partis traditionnels appelèrent au ralliement autour de la personne du prince Baudouin et se mirent d’accord sur l’essentiel d’une politique de misère et de renforcement des préparatifs de guerre.
Au cours de ces journées de lutte glorieuse, où la classe ouvrière manifesta sa combativité, sa cohésion et sa puissance, Julien Lahaut se dépensa sans compter. Il prit à Liège la tête des manifestations. Quand il apparaissait, la nouvelle courait de bouche en bouche : « Lahaut est là ! Lahaut est là ! » et tous de l’entourer, de lui serrer les mains et de se sentir rassurés, encouragés, fortifiés par la présence du vieux lutteur clairvoyant, fidèle et infatigable.
On le vit, place Saint-Lambert, prononcer son dernier discours. Nous possédons la photo qui fut prise de lui à ce moment-là. Lahaut y apparaît se détachant de toute sa force sur le ciel noir, en bras de chemise, les manches roulées, les bras nus et levés dans un grand geste d’appel à la lutte et à l’unité.
Quelques jours plus tard, à Grâce-Berleur, il suivait les funérailles des travailleurs assassinés par la gendarmerie du gouvernement.
Il ne se contenta pas de ce geste de piété publique. Avec Jean Terfve et Théo Dejace, il déposa sur le bureau de la Chambre, un projet de loi accordant, aux frais de l’Etat, une pension décente aux veuves et orphelins des victimes de la fusillade. C’est le dernier document parlementaire qui porte sa signature.
Son dernier geste aura été un geste de sollicitude envers ceux que la réaction, dans sa haine pour la classe ouvrière, frappe sans pitié.
Les luttes autour de Léopold III ont discrédité définitivement celui-ci. Elles ont lumineusement démonté en outre, qu’en Belgique, la dynastie de Saxe-Cobourg et la monarchie elle-même sont devenues, aux mains de la réaction, une institution périmée dont elle se sert pour diviser le pays, opprimer le peuple et tenter d’imposa sa politique de répression sociale et de préparation à la guerre.
Le Parti Communiste l’a admirablement compris quand il a fait de la lutte pour l’instauration de la république une des bases de sa politique. Julien Lahaut a donné à ce mot d’ordre une consécration éclatante.
Le vendredi 11 août, les Chambres reçurent le serment constitutionnel du prince Baudouin. Un cérémonial pompeux et désuet est prévu pour donner à ce genre de cérémonies une apparence de solennité et de grandeur. Députés et sénateurs sont réunis en la Salle du Parlement. Le corps diplomatique est présent. Les dignitaires ecclésiastiques, militaires et civils assistent à la séance. A 15 heures le prince royal entre, entouré des officiers de sa maison militaire.
L’assistance se lève pour l’accueillir. C’est un jeune homme mince, pas très déluré, gauche et compassé. Les représentants du peuple s’assoient. Le protocole prévoit en effet, que les Chambres assises reçoivent le serment du prince debout. Il se lève. Un grand silence s’établit. Mais avant qu’il ait dit un mot, Lahaut, avec l’ensemble du groupe communiste, lance le grand cri vengeur : « Vive la République ! ».
Ce cri, que la radio et les actualités parlantes vont porter aux quatre coins du monde, détruit la savante ordonnance du spectacle, jette le trouble et sème la confusion parmi les doctes messieurs, les nobles endimanchés, les prélats rutilants et les généraux chamarrés.
Que le président rétablisse l’ordre, que la cérémonie continue, le coup n’en a pas moins été porté. Les assistants terrifiés ont entendu la voix de l’avenir. C’est le cri des communistes qui a donné à la journée sa signification véritable, celle que l’histoire consacrera, inéluctablement. Huit jours après, Julien Lahaut mourait assassiné.
Les quatre coups de feu qui l’abattirent, claquèrent dans le silence nocturne. Les portes s’ouvrirent…
Au loin, l’auto des assassins filait toutes lumières éteintes. Il fut impossible de relever le numéro de la plaque d’immatriculation. Les barrages policiers ne furent établis qu’une heure plus tard.
Les voisins accoururent. « C’est chez Lahaut ! Ils ont assassiné Julien ! ».
La tragique nouvelle descend vers le cœur de la ville. Les travailleurs, les ménagères passent rapidement un vêtement. On s’interpelle de porte à porte. « C’est pas possible ? Noss Lahaut ! ».
Un cortège monte vers la rue de la Vecquée, où face au talus, sur le seuil de la porte de sa modeste maison, le grand dirigeant ouvrier gît toujours.
Les femmes pleurent, les hommes serrent les poings. Albert Rical, l’ami de soixante ans, est là.
« Il faut téléphoner à Liège, à Bruxelles. Il faut prévenir Lalmand ! Il faut que les camarades fassent quelque chose toute de suite ».
Tous murmurent rageurs :
« Les assassins ! Les misérables ! Ce sont les fascistes ! ».
Les ouvriers de la dernière pause qui rentrent du travail montent et passent par la Vecquée. Ils se tiennent immobiles, la casquette à la main. Un immense malheur vient de frapper la classe ouvrière.
Dans la nuit, arrivent les dirigeants de la Fédération Liégeoise. Arnold Boulanger s’incline en pleurant devant le corps de son vieux camarade.
Déjà les presses fonctionnent. On imprime les tracts, les affiches qui, dès l’aube, dans toute la région liégeoise, soulèveront la colère populaire. Une auto s’arrête : « C’est Edgar Lalmand ».
Le secrétaire du Parti est pâle. Une violente émotion l’étreint : Julien ! Un combattant de cette valeur. Un homme si bon, si courageux, si intègre. Le compagnon de tant de luttes. Le Parquet et descendu sur les lieux. Les enquêteurs ramassent des douilles de gros calibre : 12 mm. Ils étudient et mesurent les traces de balles. Des photos sont prises. Le corps est emporté aux fins d’autopsie.
Il sera ramené le lendemain dans un cercueil plombé et l’autopsie révèlera qu’il a été atteint de trois balles américaines, des balles de colt, un revolver d’ordonnance de l’armée qu’on ne trouve pas dans le commerce et que les assassins ne peuvent avoir prélevé que sur des stocks militaires.
Le bourgmestre de Seraing, les autorités sont venues s’incliner devant le corps. Le jour se lève. La nouvelle va bouleverser le pays.
Dès l’aube du samedi, les fleurs, les lettres, les télégrammes affluent. Un immense cri d’indignation soulève le pays. La fédération liégeoise de la F.G.T.B. donne l’ordre de grève générale pour le jour des funérailles. C’est bien ainsi que l’entendent les travailleurs qui, de toute façon, avaient décidé de ne pas se rendre au travail. Il n’est pas une entreprise, pas une usine, pas un puits ; pas un chantier où les ouvriers ne se soient réunis et qui n’ait tenu à marquer sa colère et son deuil.
Max Buset, au nom du P.S.B., Finet au nom de la F.G.T.B., le parti libéral, flétrissent l’assassinat.
Le gouvernement est obligé de faire à la radio une déclaration désavouant les assassins.
Ce message que lit Pholien, sue la peur devant les réactions populaires. Celles-ci revêtent d’ailleurs une ampleur exceptionnelle. C’est par milliers que les ordres du jour, les télégrammes, les lettres arrivent.
Les éditions spéciales du « Drapeau Rouge » et de la « Rode Vaan », sont enlevées en un clin d’œil. « Tu ne peux t’imaginer », dit un camarade qui vient se réapprovisionner pour la cinquième fois. « Tu te montres et les journaux sont vendus. Ce qu’il était aimé, notre Julien ».
C’est qu’aussi bien, les travailleurs ont compris d’où venait le coup, ont senti la menace. Ils se rendent compte que, par-delà Lahaut, ce sont leurs libertés, leurs organisations qui sont visées, que c’est le fascisme qui relève la tête et qu’il faudra se serrer les coudes tous ensemble pour lui barrer le chemin.
C’est dans des moments comme ceux-là que la classe ouvrière du monde entier sent qu’elle est une. Maintenant c’est de l’étranger que les télégrammes arrivent, de Hollande, d’Angleterre, d’Autriche, de Hongrie, de Finlande, de Tchécoslovaquie, de Bulgarie, d’Allemagne, de Chine, d’Italie, d’Italie surtout – des centaines de télégrammes de chaque ville, de chaque village, des sections du Parti, des syndicats. Les ouvriers italiens se souviennent : « Matteotti ! ». C’est par le crime aussi que le fascisme a débuté en Italie.
La C.G.T. française, la C.G.T. italienne, décrètent la grève générale pour le 22 août. Voici le télégramme du Comité Central du parti bolchévik de l’U.R.S.S.
D’autre part, à la maison mortuaire d’abord, au théâtre de Seraing ensuite où le corps a été transporté au sein d’un concours immense de travailleurs, les fleurs s’amoncellent.
A Bruxelles, au siège central du Parti, la foule défile devant le portrait de Lahaut, apporte des gerbes, verse son obole pour les funérailles. Et ce défilé se poursuit tard dans la nuit.
C’est le mardi 22 août que le peuple de chez nous l’a porté en terre. Jamais personne en Belgique n’a eu de funérailles comme celles-là.
Dans le pays tout entier, des centaines de milliers de travailleurs déclenchèrent des grèves d’avertissement. Dans le bassin de Liège, complètement immobilisé, une foule innombrable converge vers Seraing la Rouge Tout un peuple manifeste ce jour-là de façon éclatante sa volonté de sceller son unité contre le retour du fascisme, d’intensifier sa lutte contre la réaction, de déjouer les calculs de ceux qui avaient caressé l’espoir d’isoler le Parti Communiste afin de pouvoir mettre à exécution leurs plans de misère et de guerre. La douleur populaire est immense.
Mais comme le fit si justement remarquer Edgar Lalmand dans le discours qu’il consacra, le lendemain, à Julien Lahaut, salle de la Madeleine à Bruxelles :
« dans ces visages d’hommes et de femmes, de vieillards et d’adolescents, crispés, tordus par le chagrin, dans ces yeux noyés de larmes, il n’y a pas trace de résignation. Tous reflétaient la volonté inébranlable de poursuivre l’œuvre du grand disparu ».
Combien étaient-ils ? Difficile à dire. Le rapport de police évalue à cent vingt-cinq mille le nombre de personnes qui marchaient dans le cortège. Il faut au moins compter le double pour les spectateurs qui étaient échelonnés le long des trottoirs.
Depuis le théâtre de Seraing jusqu’au cimetière des Biens Communaux, tout là-haut sur la colline, face au grand terril, sur un parcours que le cortège mettra quatre heures à parcourir, la foule se presse, les pieds dans le ruisseau, sur six rangs de profondeur, battant les murs, grimpée aux toits, envahissant les carrefours, serrée, silencieuse, recueillie, le visage ravagé de larmes et les poings crispés. Nul ne se souvient d’une telle multitude.
De minute en minute, depuis deux jours, les fleurs ont empli la salle où le corps de Julien est exposé. Bientôt la chapelle ardente n’y suffit plus et les fleurs s’entassent dans la vaste salle du théâtre qui à son tour se révèlera trop petite. Dans le cortège, elles tiendront deux kilomètres. Des milliers de drapeaux, des centaines de délégations qu’il est impossible d’énumérer.
Les partis frères ont tenu, par leur présence, à marquer la place que Julien Lahaut occupait dans le mouvement ouvrier international. Harry Pollit représentait le Parti Anglais, Lecoeur et Grenier, le Parti Communiste Français. Gortzak était là au nom du Parti Communiste de Hollande, Corswant au nom du Parti Suisse du Travail, Urbany au nom de celui du Grand-Duché de Luxembourg. Nicolay, qui a connu Lahaut dans les camps de concentration, représentait le Parti Communiste d’Allemagne et Ochab, le Parti Ouvrier Unifié de Pologne, cependant que Luigi Cacciatore, secrétaire de la C.G.T. italienne et délégué du Parti Socialiste Italien, venait apporter le salut des travailleurs d’Italie.
Des délégués des mouvements de résistance, du F.I., du M.N.B., Huysmans, Van Acker, Merlot pour le Parti Socialiste. Des délégués du Parti Libéral. Et les innombrables délégations d’usine ! Les mineurs en costume de travail, les tramwaymen, les postiers. Et les ouvriers du Nord de la France conduits par leur député. Les dockers d’Anvers, les tisserands gantois. On ne saurait se faire une idée même approximative de l’immense foule qui suivait le cercueil où repose de son dernier sommeil, Lahaut, fils exemplaire de la classe ouvrière de notre pays.
L’immense cortège s’ébranle. Il marchera des heures durant. Seules les fanfares jouent des marches funèbres. Le reste est silence et recueillement. Derrière le cercueil, voici Edgar Lalmand et le secrétariat du Parti, entourés des délégués étrangers. Les mains se tendent vers lui. Un immense amour, une confiance illimitée se lisent sur les visages des travailleurs qui attendent de lui les mots d‘ordre justes qui permettront de mener à bien les luttes qui nous attendent.
Au cimetière, le spectacle est grandiose et poignant. Au milieu d’une véritable forêt de drapeaux, le cercueil est porté vers la fosse ouverte. Tous les yeux sont baignés de larmes. Le silence se fait écrasant, cependant que l’immense foule se détache sur le ciel bleu et domine un paysage de terrils et de cheminées d’usine. Deux cent mille personnes sont dehors, qui n’ont pu entrer et qui se communiquent de bouche à oreille ce qui se passe autour de la tombe, où le corps vient de descendre et que personne ne peut voir.
Julien Lahaut n’est plus. L’infatigable lutteur repose maintenant dans le petit cimetière de Seraing, au sommet de la colline qui domine la vallée industrielle, à quelques centaines de mètres de la maison où il est né.
Dans les usines on continue à parler de lui. De temps en temps un métallurgiste interrompt le travail, un mineur s’arrête de haver au fond de la taille.
« Te souviens-tu bien de ce qu’il disait, à la passerelle le soir où il a causé de la guerre qui vient et qu’il faut empêcher ? ».
Son verbe continue à guider les travailleurs.
Au cimetière, tous les jours, des inconnus portent des fleurs nouvelles. Le souvenir de Lahaut emplit le grand cœur de la classe ouvrière.
On raconte des choses touchantes. Le lendemain des funérailles, un vieux pensionné borain – septante-trois ans – est venu à Seraing. Il a demandé le cimetière. Il portait un immense bouquet de tournesols. Il s’explique :
« Quand il venait chez nous, au coron, il nous disait, à nous autres vieux qui n’avons pas la vie facile : « Courage ! Vous voyez, je vous apporte le soleil. » Alors, on s’est cotisé et c’est moi qu’ils ont choisi pour porter des « soleils » sur sa tombe ».
Un vieillard est allé saluer Gérardine chez elle. Elle a nonante-deux ans. Il arrive à Nivelles. « Je voulais venir » dit-il. « J’aurais pas pu m’empêcher. Mais j’ai craint, à mon âge, la grande foule du jour des obsèques. Il faut me pardonner d’être venu plus tard ».
Les enfants disent :
« A la maison quand on parle de Julien, vaut mieux se taire. Le père a du chagrin ».
C’est ainsi que le peuple honore ceux qui l’aiment, qui ont vécu pour lui, qui ont mené sa lutte et qui sont morts à son service.
La mort de Julien constitue une perte immense pour le Parti Communiste de Belgique, pour la classe ouvrière de notre pays, pour le prolétariat international, pour la cause de la Paix, de la liberté et du progrès social.
Edgar Lalmand a dit de lui :
« Rares sont ceux qui, en Belgique et dans le monde, ont eu, au même degré que lui, cette connaissance profonde de l’âme populaire, cet amour filial pour le peuple, qui ont entretenu avec les masses une liaison aussi large et, en même temps, aussi directe, aussi intime. Rares sont ceux qui ont pu acquérir la confiance et l’amour de la classe ouvrière comme Julien Lahaut avait réussi à le faire ».
C’est qu’aussi bien Lahaut avait pour le peuple un amour profond, sincère, total, qui lui était aussi naturel que l’acte de respirer. Il aimait le peuple comme on aime sa mère. C’est pour cela que le peuple l’aimait avec une telle spontanéité.
Lahaut était le peuple. Il sentait comme lui. Il s’indignait des mêmes choses que lui. Il voulait ce que veut le peuple. Son langage était le sien.
Il était d’un désintéressement total, absolu. Jamais l’idée ne l’a même effleuré qu’on pût, au service du peuple, obtenir quelque avantage personnel.
Le mot d’Aragon : « Un communiste est quelqu’un qui veut tout … pour les autres », s’applique exactement à lui. Et cela ne signifie pas seulement qu’il ne voulait rien pour lui. Cela signifie surtout que, pour le peuple, il voulait tout conquérir.
Il avait dans la classe ouvrière, dans son rôle, dans son avenir, une confiance qui, aux plus sombres jours, ne s’est jamais démentie. C’est pour cela que les travailleurs avaient confiance en lui.
Il gardait un optimisme inébranlable. Aux heures les plus lourdes, auprès de Julien on se sentait réconforté.
L’humanité progressiste perd en lui un combattant de tout premier ordre, un dirigeant prolétarien lucide, intègre, d’un courage à toute épreuve, qui tenait, avec une énergie indomptable, un secteur particulièrement menacé du front mondial de la lutte pour la Liberté, pour le Progrès social, pour la véritable Démocratie et pour la Paix.
Julien Lahaut a été assassiné parce qu’il était le porte-drapeau du parti Communiste, le symbole de notre classe ouvrière et que la Réaction ne peut espérer arriver à ses fins, qui sont la misère, l’esclavage et la guerre, qu’en écartant les communistes, en écrasant la classe ouvrière.
Il a été assassiné parce qu’il était un des porte-paroles les plus écoutés du grand combat contre les forces du passé, contre le retour du fascisme. Ils l’ont tué – comme en 1914 Jean Jaurès – parce que dans notre pays, il était à la tête de lutte inlassable pour la défense de la paix. Les impérialistes l’ont désigné aux balles de leurs tueurs à gages, parce qu’il était l’exemple vivant de l’attachement et de la fidélité sans réserve au pays du socialisme, à l’Union Soviétique dont l’existence à elle seule trouble leur digestion et qu’ils ont comploté d’anéantir.
Parlant à la radio, le lendemain du crime, M. Pholien, qui redoutait la colère du peuple et qui savait que la classe ouvrière réclamait justice, M. Pholien promit que les assassins de Lahaut seraient traqués sans merci et livrés aux tribunaux.
A ce jour, l’enquête piétine. Les assassins courent toujours.
Ceci ne saurait surprendre. En effet, les responsabilités du Gouvernement et celles du Parti Social-Chrétien dont il est issu, sont écrasantes.
Ils ont tout fait pour que le fascisme relève la tête en Belgique. Ils ont dévoilé sans détours leur intention de recourir à des méthodes fascistes en renforçant la gendarmerie, en foulant aux pieds les droits que garantit la Constitution, le droit de grève, les libertés et les prérogatives syndicales. Ils ont annoncé qu’ils entendaient recourir à des mesures exceptionnelles pour mater le peuple et consolider les arrières de l’impérialisme américain dans notre pays.
Leur presse et celle qu’ils inspirent, leurs journaux qu’un honnête ouvrier ne saurait lire sans un haut le cœur, n’ont cessé, depuis des mois, d’appeler à la violence contre les communistes, à la guerre contre l’U.R.S.S. Dans leurs réunions, dans leurs congrès, les P.S.C. désignent nommément les militants ouvriers, les combattants de la paix, aux balles des assassins.
Ceux-ci, les hommes de main, les mercenaires, nous les avons vus à l’œuvre pendant les dernières campagnes électorales, pendant la lutte autour de la consultation populaire.
Tout le pays les a vus, casqués, bottés, armés, motorisés, attaquant les locaux populaires, assommant les colleurs d’affiches des partis ouvriers. C’est eux qui, déjà, ont grièvement blessé Antoine Dudicq à Schaerbeek et qui ont lancé une bombe contre le local du Parti Communiste.
Il y a peu de chances que le gouvernement fasse arrêter des assassins qui se trouvent dans les rangs de ses propres troupes de choc. Mais pour l’assassinat de Julien, l’ordre est venu de plus haut.
L’attentat qui a été perpétré contre lui s’inscrit dans la liste des violences et des assassinats dont, à travers le monde, les dirigeants du camp de la Paix et de la Liberté sont les victimes désignées.
Il a été ordonné par cet état-major monstrueux, qui siège à Washington, qui entretient des espions dans les pays de démocratie populaire, qui essaie d’en envoyer en U.R.S.S., qui soudoie les traîtres ; qui, pour faire passer sa guerre, a fait tirer sur Togliatti à Rome ; qui a fait assassiner, à Buenos-Aires, les dirigeants du Parti Communiste Argentin, à Tokio, le secrétaire du parti Communiste Japonais ; qui, à Auch, a fait attaquer à la grenade un meeting où parlait Jacques Duclos et qui chez nous, a fait abattre Julien Lahaut.
En mourant comme il est mort, Julien Lahaut a donné un précieux avertissement à la classe ouvrière. Il a rendu un dernier service à son pays.
La répression s’aggrave. La fascisation de l’appareil de l’Etat s’accélère. La misère du peuple s’approfondit. Le danger de guerre devient plus pressant.
Nous en sommes au point où seule l’unité de la classe ouvrière et son combat résolu peuvent sauver le pain, la liberté et la paix menacés.
Les coups de feu des gangsters léopoldistes ont secoué la classe ouvrière. Autour du cercueil du grand tribun populaire, les travailleurs confondus dans une même colère, dans une douleur identique, ont senti plus profondément combien il était nécessaire et urgent de réaliser le coude-à-coude de tous ceux qui entendent barrer la route au fascisme et à son cortège de misère et de sang.
Par son sacrifice, Julien Lahaut a prouvé à ses camarades, aux travailleurs de son pays, au prolétariat international, mais aussi aux fauteurs de guerre et à leurs complices, combien grandes, irrésistibles, étaient la puissance, la volonté de lutte de la classe ouvrière de Belgique.
Lâchement assassiné, Lahaut continue d’inquiéter ses ennemis. Il leur montre combien leur rêve est vain d’isoler le Parti Communiste, de l’arracher du cœur des masses.
Le peuple vengera son défenseur. Avec l’exemple de Julien devant les yeux, il s’unira, il déjouera les plans des fauteurs de guerre. Il poursuivra plus résolu que jamais le combat pour la victoire des forces du travail, le combat pour le socialisme, gage de liberté et de paix.