Article publié dans Rénovation, revue de doctrine et d’action du Parti Communiste de Belgique, mars 1947

I

Les spécialistes s’entendent assez bien aujourd’hui sur le sens des mots : « critique picturale ». Ils s’entendent beaucoup moins sur la façon de l’exercer.

En somme, la critique est une forme particulière de l’esthétique, qui se différencie de l’esthétique proprement dite, en ce que, partant de l’objet, du tableau proposé, elle tente démettre sur cet objet, des jugements, surtout des jugements de valeur, et de ramener ceux-ci à une vue générale sur la Beauté, son rôle, sa fonction et ses conditions.

L’esthéticien pur, au contraire, part d’une vue métaphysique du monde. Il en déduit des considérations abstraites sur la Beauté − et dans le meilleur des cas, il s’efforce, avec plus ou moins de bonheur, à appliquer ces vues générales à quelque œuvre d’art déterminée.

Il est permis, grossièrement, de considérer que la critique picturale nait en France, au XVIIIe siècle, avec Diderot.

Avant lui, nous possédons des systèmes esthétiques sur lesquels il y aurait lieu sans doute de s’étendre, − ce que le cadre réduit, dont nous disposons ici, ne nous permet pas de faire. Tout philosophe qui se respecte a écrit une esthétique : Platon, Aristote, Plotin, Cicéron, Quintilien, les Stoïciens, les Epicuriens, jusqu’à Kant, Hegel et Bergson, en passant par St. Augustin, Isidore, de Séville, St. Thomas et St. Albert le Grand, évêque de Cologne. Nous possédons également des recueils de « recettes » picturales, de règles de composition et d’astuces de métier, comme ceux de Xénocrate de Sicyone, de Vitruve, de Villars de Honnecourt ou de Cennino Cennini.

Nous possédons enfin des vies anecdotiques d’artistes au cours desquelles, parfois, des considérations critiques sont émises. Ce genre débute au IVe siècle avant notre ère avec Douris de Samos et atteint quelque chose d’archéo-typique chez Vasari fort controuvé aujourd’hui, mais où, jusque vers le milieu du XIXe siècle, les historiens d’art puisaient à peu près exclusivement leurs renseignements.

La critique s’exerce, en général, à l’occasion d’une manifestation déterminée : exposition, salon ou rétrospective, ce qui lui confère presque nécessairement un caractère d’actualité. C’est ce qui se passe chez Diderot, qui, dans ses « Salons », créa le genre. S’il n’est pas particulièrement informé, il écrit du moins avec la négligence qu’il faut. Il ne s’adresse pas à la postérité. Il entend renseigner et enseigner ses contemporains. Si ses critères sont souvent d’un sentimentalisme assez écœurant, du moins n’est-il pas dépourvu de goût et son instinct se hausse-t-il parfois jusqu’à la finesse. C’est un début fort honorable.

Il a fallu pour que ce genre naisse, le concours de plusieurs circonstances. Les peintres, qui dès le XVIIe siècle travaillaient de moins en moins sur commande et avaient pris l’habitude de stocker leurs marchandises à l’avance, imaginèrent, au XVIIIe siècle, de ne plus attendre le client chez soi, mais dans des salles d’exposition, des salons et dans les boutiques du Palais Royal, d’aller au-devant de lui. D’autre part, les gazettes, qui depuis Théophraste Renaudot s’étaient multipliées, se durent bientôt, entre les apparitions de la Bête du Gévaudan et les exploits de l’Armée Royale, de mentionner ces événements artistiques et mondains. Un maitre se saisit de la matière et les Belles Lettres comptèrent une variété de plus.

Le XIXe siècle vit la critique s’approfondir à la fois et se diversifier. Théophile Gautier s’empara du tableau, fit du sujet représenté un prétexte à lyrisme et transcrivit dans le langage littéraire ce que l’artiste avait suggéré dans le langage pictural. Nous possédons de lui de somptueuses descriptions de tableaux d’Ingres, de Delacroix, de Gérome et de Vernet. Il décrit indifféremment le meilleur et le pire, n’entend rien à la facture du peintre et se borne à commenter le sujet proposé. Cette forme la plus basse de la critique est poussée chez Joris Karl Huysmans a une perfection sans doute inégalée. Il nous a laissé dans le « Drageoir aux Epices », une évocation de la « Pietà » de Quentin Metsys du Musée d’Anvers et dans « A Rebours », une description du panneau central du retable l’Issenheim de Mathias Grünewald qui, par la richesse, la précision el la densité du style donnent, dans la littérature, une manière d’équivalent de l’œuvre peinte.

C’est l’époque où Ruskin, reprenant et approfondissant les idées de Wackenroder, poussé par un amour, réel d’ailleurs, du gothique-médiéval qu’il tente d’opposer aux faux gothique anglais, au « gothic revival », recherche quelle peut et doit être la fonction sociale de l’artiste. « Vibrer », dit-il, c’est là son rôle essentiel. S’il avait entendu que, plus sensible aux problèmes de son temps et plus capable, dès lors, d’en faire la synthèse, l’artiste était en quelque sorte le héraut, le témoin, le porte-parole de son époque, nous eussions pu le suivre. Mais, à ce rôle de cellule sensible, il ajoute celui d’initiateur, de magicien, de prêtre d’une religion nouvelle et ici nous voyons en lui typiquement le représentant d’une classe décadente et qui commence sa lente décomposition. Ce sorcier de village, ce « medecineman », Wilde va bientôt le placer en-dehors, lisez au-dessus, des contingences sociales. Il va l’affranchir des contraintes morales et, par droit de prêtrise, le placer hors de la portée des lois. C’est la théorie de l’art pour l’art. Tout au long du siècle et jusqu’aujourd’hui, nous allons en retrouver la maléfique influence, que ce soit chez Benedetto Croce dans ses vues sur l’autonomie de l’Art, que ce soit chez Massis et Maritain, affirmant la primauté du Spirituel, que ce soit enfin dans l’indulgence de Monsieur Pierre Fontaine pour les crimes de Monsieur Robert Poulet [Robert Poulet (1893-1989), écrivain et journaliste belge qui connut un parcours qui l’amena du dadaïsme au rigorisme catholique, en passant par le fascisme et l’anarchisme de droite. Durant la Seconde Guerre mondiale, il fonde le quotidien Le Nouveau Journal et défend une politique de collaboration avec l’occupant nazi. Arrêté, il est condamné à mort par la justice belge en octobre 1945, il voit ensuite sa peine commuée en exil, ndlr].

Cependant naissait une méthode nouvelle. Aux critiques d’hommes de lettres s’opposèrent les savants, les « connaisseurs », qui, portés par un véritable amour de l’œuvre d’art en elle-même, se mirent à l’étude de sa réalité concrète et des faits et documents qui entouraient sa genèse.

Ils commencèrent par appliquer aux textes la méthode philologique. Ayant épuisé Vasari, ils s’attaquèrent à ses sources, puis aux sources de celles-ci.

Ils amoncelèrent les documents, les lettres de commande, les contrats passés avec le peintre, ses livres de comptes et ceux de ses clients, ses notes, ses lettres, et en tirèrent, sur l’œuvre étudiée, tous les renseignements que ces documents étaient susceptibles de fournir. Ils s’attachèrent à attribuer avec précision les tableaux à leurs auteurs et découvrirent, ce faisant, des artistes totalement inconnus, tombés dans l’oubli, ou de qui les œuvres passaient sous d’autres signatures. C’est ainsi que l’on reconstitua l’œuvre de Vermeer, celui de Jan Fabricius, celui d’Hobbema, celui du Maître de Flémalle, du Maître de la Vie de la Vierge, etc… Ces éludes philologiques se révélant bientôt insuffisantes, ils recoururent à d’autres critères. Ils remarquèrent que certains artistes traitaient avec prédilection certains thèmes favoris, puis, parlant d’un thème donné, recensèrent par leurs divergences, ceux qui l’avaient traité. C’est la méthode iconographique. Frappés du fait que la plupart des artistes ayant découvert ou employé avec bonheur une technique donnée y revenaient sans cesse, ils se mirent à étudier le métier propre à chaque peintre, puis, par l’évolution de celui-ci, à ranger chronologiquement ses œuvres. Ils en vinrent enfin à la découverte du style1 propre à une époque ou particulier à un artiste. Ils n’omirent point de tenir compte des matières employées, de leurs réactions chimiques, de leur coût, et de tout ce qui, dans l’ordre concret, pourrait influer sur la création artistique. C’est à ce travail de bénédictin, d’ailleurs indispensable, que se livrèrent, par exemple, un Rumohr, (qui étudia l’art italien de Charlemagne à Raphaël), un Friedländer (qui étudia particulièrement les Primitifs flamands et entrevit le premier la véritable envergure de Breughel), un Adolfo Venturi (qui traita de la mosaïque byzantine), un Hofstede De Grote (qui établit un catalogue raisonné de l’art hollandais) et, plus près de nous, un Hulin de Loo qui tenta d’isoler la personnalité des Van Eyck.

S’abstenant en général de porter des jugements subjectifs de valeur, s’interdisant toute construction métaphysique, s’attachant à des peintres de tous les temps et de toutes les époques ils rendirent possible la compréhension des styles les plus divers et des esthétiques apparemment les plus opposées.

Baudelaire est aujourd’hui le poète français le plus universellement lu. Sa personnalité et son œuvre poétique, le rôle qu’il a joué et qu’il continue de jouer, ce que Valéry appelle son « importance », ont été généralement fort mal compris. Il n’est que de lire les notices qui lui sont consacrées dans les chrestomathies de nos écoles… Avec lui, la composition, la raison et la minutieuse volonté s’imposent à nouveau au cours de la création littéraire. On n’aperçoit pas assez que Baudelaire est un classique. Et l’on ignore trop souvent que le poète des « Fleurs du Mal » est un penseur d’une rigueur quasi mathématique et un critique d’une remarquable sûreté. Les « Salons » qu’il fit de 1844 à 1848, ses études d’art ancien, d’art hollandais et d’art anglais, sa découverte de la grandeur de Vermeer et de Frans Hals et son dernier salon de 1868 ont renouvelé la critique. Aux prétentions d’objectivité des « connaisseurs », s’oppose, dans son œuvre, le parti-pris systématique et raisonné. Il a créé la critique-thèse. Et il s’en explique : « Pour être juste, c’est-à-dire pour avoir sa raison d’être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c’est-à-dire faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d’horizons. » On ne saurait mieux dire. La sûreté du goût de Baudelaire et l’acuité de ses remarques ne font qu’ajouter un poids de plus à cette prise de position.

Quand nous aurons encore cité Zola et Taine, nous aurons, sinon fait le tour du sujet, du moins indiqué sommairement quelles sont les différentes tendances qui, dans le domaine de la critique, se sont affrontées au XIXe siècle.

L’œuvre critique du père du naturalisme, du promoteur de la tranche de vie, n’a cessé de surprendre les observateurs superficiels. Zola a été le champion passionné de l’impressionnisme naissant. Ce romancier, qui tient que l’auteur doit s’effacer devant ses personnages, estime qu’en peinture, au contraire, le réel doit se subordonner au tempérament. Aussi bien, dans le même temps, triomphe dans les sciences et en médecine, la psychologie expérimentale. Les Rougon Macquart tout entiers sont basés sur cette science nouvelle ou du moins sur sa partie la plus contestée : l’inflexibilité des lois de l’hérédité. Est-il surprenant que la création artistique, pour Zola, s’explique tout entière par la psychologie, la personnalité de l’artiste ? Ceci peut mener loin, et n’a pas manqué de mener à l’absurde. Hamlet est autre chose que le fruit du complexe d’Œdipe de Shakespeare. Et, quoi qu’en ait Madame Marie Bonaparte, le sentiment d’Edgard Poë pour Maria Clemm, sa belle-mère, est insuffisant à expliquer son œuvre tout entière. Déformée par la systématisation, poussée à ses extrêmes limites, la théorie de Zola a conduit à l’examen clinique des chefs-d’œuvre et à l’autopsie psycho-pathologique de leur auteur. Freud, analysant « Ste Anne, la Vierge et l’Enfant » de Léonard de Vinci, nous a donné le modèle du genre. Médicalement cela se défend peut-être, mais, du point de vue de la critique, le moins qu’on puisse dire, c’est que le procédé est un peu étroit.

Il a été fort à la mode, chez les symbolistes, de faire sur Hippolyte Taine des plaisanteries faciles. Son lorgnon, ses vestons étroits, ses souliers à tige, le parapluie qui l’accompagna sur l’Acropole, prêtaient à la caricature. De son pédantisme un peu benoit à la cuistrerie, le pas a été vite franchi. Mais, que l’on ne s’abuse pas. D’avoir découvert que l’œuvre d’art est conditionnée par la race, le milieu, le temps, l’histoire, les conditions sociales, qu’elle est soumise comme toute chose aux lois du déterminisme, Taine a fait faire à la critique un pas décisif. Certes, nous sommes encore loin du compte. Et s’il plait à dire à l’auteur du « voyage en Italie » que les conditions les plus favorables à l’éclosion de l’œuvre d’art n’ont été réunies que dans les petites républiques de condottieri et de virtuoses de l’Italie renaissante, c’est la une vue purement subjective. Sa position devient plus discutable encore quand il prétend juger sur des critères éternels des œuvres dont il a commencé par affirmer le caractère nécessairement temporaire, hasardeux, aléatoire. Il y a là une antinomie interne qui vicie ses considérations. Précisément, c’est à cette antinomie, que déjà Cicéron avait dégagée, que Kant avait définitivement mise en lumière et que Benedetto Croce avait essayé de résoudre, qu’il convient d’échapper. Et cela est possible. Les marxistes y échappent en considérant que la valeur d’une œuvre d’art, c’est-à-dire la pérennité de son pouvoir de séduction, réside dans la perfection de la synthèse qu’elle établit entre l’époque où elle est conçue, la société où elle est née, la classe qu’elle représente et la personnalité de son auteur. Cela peut être vrai d’une poterie précolombienne, d’une sculpture égyptienne, d’un tableau de Rembrandt ou d’un roman de Stendhal. A cela s’ajoutent des exigences formelles, le respect de la matière traitée, l’économie des moyens mis en œuvre et l’ingénieuse nouveauté des solutions proposées.

II

Nous voudrions maintenant rechercher et brièvement exposer ce qu’une vue marxiste de la critique a ajouté à tout ceci et en quoi elle a enrichi notre connaissance de l’œuvre d’art.

Et d’abord il nous faut cerner notre objet plus étroitement. Il n’entre nullement dans nos intentions de définir ce que serait, ce que devrait ou pourrait être une esthétique marxiste, une esthétique prolétarienne, moins encore ce que sera l’esthétique d’une société sans classes. Notre propos est la critique. Nous voudrions donc nous borner à signaler les méthodes que doivent employer les disciplines auxquelles doivent se soumettre les critères auxquels doivent se référer ceux qui font profession de juger la peinture en marxistes.

Ce qui chez Gautier, chez Huysmans, n’était que morceau de bravoure, la description du tableau2, il nous appartiendra de la faire minutieuse et claire, en dégageant ce qu’elle contient d’allégorique3, de traditionnel, ou au contraire de nouveau. Traitant du retable de l’Agneau, par exemple, nous décrirons ce que représentent les différents panneaux, nous rechercherons et dirons qui sont les différents personnages. Nous ne décrirons pas l’éclat des armures, les panaches éployés ; la richesse des armes ni du harnachement, mais nous indiquerons que cette troupe guerrière est celle des « soldats du Christ », sur qui s’épandent les rayons de la Grâce, figurés par des traits d’or émanant de la colombe divine. Nous remarquerons que chaque fleur a valeur de langage et que dans le « Fils Prodigue » de Jérôme Bosch, par exemple, une cuiller à pot rappelle la luxure où a sombré jadis l’enfant repenti. Nous rejoignons ici d’ailleurs les conseils et les exemples de l’école des « connaisseurs », à qui revient le mérite d’avoir fait de ln critique une science exacte et d’avoir remplacé les dissertations casuistiques par l’étude patiente des données concrètes.

Le labeur énorme de ces érudits, la minutieuse ingéniosité de leurs trouvailles, le fruit de leur perspicacité, nous en ferons le plus large usage et, pour peu que nous ayons à cela les loisirs et le talent qu’il faut, nous compléterons ln somme des renseignements qu’ils ont déjà rassemblés.

Il ne fait plus de doute pour nous que l’œuvre d’art est déterminée. Taine a recherché et dégagé certaines de ces déterminantes. Il cite le milieu, l’histoire, la race, les formes de la vie en société, etc… Certes ces données sont à retenir, mais nous n’oublions pas que l’histoire d’un peuple est elle-même déterminée par les luttes de classes qui s’y sont livrées et que les classes elles-mêmes sont nées des données économiques du moment. Ici nous nous garderons bien de tomber dans l’erreur des puristes de l’économie politique qui écrivirent l’histoire de la Révolution et de l’Empire en analysant minutieusement les données économiques du problème, mais négligèrent de citer Marat, Robespierre ou Napoléon. Ce n’est pas la bourgeoisie hollandaise du XVIIe siècle qui a peint les « Syndics des Drapiers ». Il y fallait encore Rembrandt et son génie.

Ce génie, à son tour nous l’étudierons, nous rechercherons, nous aussi, les données psychologiques du personnage, ses études, sa formation, les tourments de sa vie et les avatars de sa fortune. Puis nous étudierons ce que fut son talent, ce que furent ses découvertes techniques, ses recherches formelles, sa science, sa couleur, son métier. Mais nous ajouterons qu’a son œuvre le public a collaboré, qu’elle est aussi le produit d’une classe, d’une classe dont Rembrandt est sorti, qu’il a flattée, qu’il a jugée, qu’il a haïe, mais qu’il a fini par magnifier.

Cette collaboration du public, nous y insisterons. Nous distinguerons entre le tableau peint sur commande, qui devait plaire à un chanoine déterminé être placé à un endroit minutieusement prévu et soumis à un éclairage prémédité, et le tableau peint d’avance, destiné à plaire à une clientèle dont l’artiste ne connait que les tendances générales et le goût confus.

Ce tableau-là devra s’accommoder d’un mur passe-partout et d’un éclairage moyen, il flattera le goût du public ou le méprisant, le heurtera par des outrances concertées. Mais ces outrances mêmes, un siècle de recul suffira à les désigner comme des caractéristiques plus évidentes encore de la classe les témoins. La misanthropie d’un Ruysdaël, l’autorité d’un Vermeer, la liberté d’un Rembrandt sont, comme la minutie d’un Gérard Dou, comme la sensiblerie d’un Greuze, caractères distinctifs de la bourgeoisie à laquelle ils appartenaient.

Voyez comme à la lumière du marxisme s’éclaire l’oeuvre d’un Phidias, signe de ces « Happy Fews » athéniens qui nourrissaient de beauté et de raison les loisirs que leur faisait le travail de leurs esclaves.

Voyez comme s’explique la stabilité de la sculpture égyptienne, sa permanence à travers des millénaires par la permanence, à travers les millénaires, de sa société théocratique. Durant la seule génération où cette société théocratique a été menacée par la centralisation du pouvoir aux mains d’une administration laïque, sous Aménophis IV Akhnaton, le style change aussitôt et nous le reconnaissons immédiatement sous le nom d’art d’El Amarna. Epoque courte, brillante, unique significative, interrompant une longue stagnation monotone.

Voyez combien s’explique mieux et, partant, combien nous devient plus cher encore l’art de ces peintres hollandais qui, au cours des XVIe et XVIIe siècles, chantèrent la bourgeoisie des Provinces du Nord. A travers une révolution à la fois sociale, religieuse, politique et économique, au cours d’une guerre étrangère, héroïque et sanglante, les marchands hollandais venaient de s’emparer du pouvoir et de créer en Europe la première république bourgeoise. L’art de cette classe montante et qui achevait de fonder sa puissance ne pouvait qu’être pétri de mesure et de raison, gonflé d’optimisme, tourné vers l’homme, vers le cadre familier de sa vie, réaliste sans désespoir et attaché aux détails dont le soin attentif avait permis sa grandeur. Ces peintres, de Frans Hals à Vermeer, révolutionnèrent l’art de leur temps aussi profondément que leur peuple avait révolutionné les formes de la société. Avec eux, la vie quotidienne, les laïcs et les bourgeois, les petites maisons cossues, les mœurs simples, les vertus d’ordre et d’économie, le bétail, les fleurs, la lumière fine, les champs et la nature morte, qu’ils nommaient « vie silencieuse », font dans l’art une entrée triomphale. Si deux d’entre eux parmi les plus grands. Rembrandt et Huysdaël, pressentirent les crises qui plus tard secoueraient ce monde confortable et déjà éprouvèrent, symptôme de décadence, le refus d’adhésion, le désespoir individualiste et la révolte romantique, s’ils recherchèrent la nature et la solitude comme une consolation, cela même ne leur a été possible que parce que leur classe, en libérant les forces économiques et politiques de leur temps, avait permis l’expression de sentiments aussi subversifs, parce que leur classe avait fondé la tolérance. Ils ne se sont pas évadés de la bourgeoisie. Ils l’ont précédée à la fois dans le raffinement supérieur de sa culture et dans la décadence de sa société.

Voyez comme Philippe de Champagne emprunte, aux seigneurs qu’il sert, les apparences les plus propres à leur glorification, ce qu’ils ont de solennel et de dévot, d’insolent dans leur faste et de cauteleux, d’orgueilleux, de vétilleux et de chancelant déjà. Il est le témoin servile mais impitoyable de ces propriétaires fonciers, dont les pères avaient couru le manant, mais qui abandonnaient le soin de leur fortune à des majordomes indélicats et venaient bruler à la cour les prêts que, moyennant hypothèque, les banquiers du Tiers-Etat consentaient sur leurs biens. Occupés de querelles de tabouret, de rubans, de préséances et de cabales ils ne percevaient le cours du destin et l’orage qui s’amoncelait que relativement à leurs fins personnelles.

Réchauffant d’exemples romains le courage du Quatrième Etat qui se battait pour elle ; exaltant le patriotisme républicain des artisans du faubourg St. Antoine qui moururent à Valmy, jacobine avec Robespierre, puis, après Thermidor, se séparant de lui et noyant dans le sang sa république austère ; cachant, sous le manteau brodé d’abeilles et sous les fastes du sacre, l’agiotage qui l’enrichissait, cette partie de la bourgeoisie française qui n’avait fait la révolution qu’à travers les discours de ses avocats, qui la renia quand elle fut faite le et usurpa le pouvoir que les patriotes avaient gagné pour elle, cette partie de la bourgeoisie française trouva dans David un peintre docile aux fluctuations de son opportunisme. Celui-ci ramena, certes, la noble simplicité de la ligne, mais ne sut se garder de cette froideur qui participait si étroitement à ce que la phraséologie de ses maitres avait de déclamatoire et leur esprit de calculé.

Ainsi, ne négligeant aucun des apports antérieurs, mais les passant soigneusement au crible de la dialectique matérialiste, soumettant le sujet à un éclairage nouveau, nous atteindrons à une compréhension plus serrée des œuvres d’art qui nous sont proposées. Nous les saisirons mieux dans leur unité comme dans leur diversité. Les expériences formelles dont elles témoignent ou dont elles sont le résultat, nous les pourrons réduire à leurs justes proportions. Nous nous rendrons compte que la sensibilité nouvelle que développe chacune des transformations de l’ordre social crée, pour s’exprimer d’une façon plus adéquate, un nouveau mode d’expression, une nouvelle série de conventions figurantes, c’est-à-dire exactement un nouveau style. D’autre part, les conditions économiques données, en mettant à la disposition du peintre de nouveaux procédés techniques et, dès lors, en le poussant à de nouvelles recherches formelles, influeront sur sa sensibilité même et, parlant, sur celle de son public. Il y a ici un jeu d’actions et de réactions que seule une vue marxiste de l’art a permis de mettre pleinement en lumière.

Nous comprendrons enfin pourquoi : « cent ans après, tout fraternise » et nous serons sortis de cette antinomie des styles à laquelle déjà nous avons fait allusion et sur laquelle Kant même, considérant le problème en idéaliste, avait bronché. Certes, parmi ces synthèses multiples, où des époques diverses s’expriment à travers des tempéraments divers, nous ne pourrons nous empêcher d’en préférer quelques-unes. C’est le propre et la faiblesse des jugements de valeur d’être mêlés d’éléments subjectifs et sentimentaux. Du moins nous sera-t-il possible, de comprendre a la fois la grandeur débridée de Rubens et la patiente minutie de Clouet.

Toute autre sera notre position critique lorsque, quittant la sérénité de l’histoire nous nous trouverons placés devant l’art vivant de notre époque. Pour juger les peintres d’aujourd’hui, certains se contentent de considérations lyriques, d’autres, pour paraitre plus informés, les agrémentent de considérations techniques qu’ils entremêlent souvent des plus douteuses références à l’ésotérisme. C’est négliger l’essentiel.

Il faut se persuader enfin que, face aux tableaux où s’exprime une classe moribonde, mais qui prétend encore à ln puissance et à la vie, naissent des œuvres où déjà la classe montante prend conscience d’elle-même et tente d’exprimer la beauté neuve qu’elle apporte. De décadence en décadence, s’étriquant dans un byzantinisme de plus en plus stérile, s’enlisant dans un pessimisme de plus en plus déprimant, confondant érotisme et liberté, fermé, voire hostile à la plus noble raison, ressuscitant, sous prétexte de mystère, une magie de papou, l’art d’aujourd’hui amenuise à la fois et ses sujets et son audience.

Cet art-là, quels que soient ln subtilité de sa facture, l’ingéniosité de ses solutions techniques, l’astuce de sa présentation, ou le raffinement de son métier, le critique militant le condamnera en bloc. C’est la parure de l’ennemi. Celle parure aussi bien, de moins en moins d’hommes y sont sensibles. Le chant de ces sirènes hermétiques trouve de moins en moins d’auditeurs.

C’est le moment d’être, avec Baudelaire, résolument partial, de « se placer à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d’horizons.

La lutte qui vient de s’achever, le spectacle d’un monde blessé mais qui déjà se relève, d’une humanité qui cherche un moins chanceux équilibre et fonde la noblesse du travail, sont certes des éléments plus fécondants que les petites obscurités ou le morne subconscient que seuls prétendent traduire les peintres de l’élite.

Il nous appartiendra de rechercher cl de saluer les œuvres où s’exalte le sens d’une grandeur nouvelle. Les réclamant sans cesse, peut-être en hâterons-nous l’éclosion.

  1. Entendez par là : « l’ensemble des conventions figuratives qui conditionnent les personnalités » et les époques.
  2. Entendez la description du sujet proposé par le tableau et non pas sa description technique, ses dimensions, sa matière, son état de conservation, ses craquelures qui, elle, est indispensable.
  3. L’allégorie est un symbole convenu et immédiatement intelligible aux initiés.

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