Note du Centre MLM [B] : Bob Claessens adhère au Parti Communiste de Belgique en 1934. Avocat, il fut membre du Comité exécutif du SRI en Belgique et en 1937 secrétaire international du SRI. C’est dans ce cadre qu’il part en 1937 en Espagne rationaliser le service de santé de l’Armée républicaine.
Arrêté par le Gestapo en juin 40, il est détenu à Breendonck, déporté à Neuengamme puis à Dachau.
Le 29 avril 1945, Dachau est libéré. Il devient alors Président du Comité International des Prisonniers d’Allach, camp annexe de Dachau. En juin, il est de retour en Belgique et est incorporé par le PC au service social « Solidarité » du Front de l’Indépendance, dont il devient Secrétaire national. Il est nommé vice-Président de l’Amicale (belge) de Dachau et trésorier national de la Confédération des Prisonniers politiques. Il témoigne au procès intenté en Allemagne aux dirigeants du camp de Dachau et plaide pour les parties civiles au procès du camp de Breendonk.
Après la libération, il écrit dans la presse du PCB et de la Résistance, reprend son métier d’avocat et travaille brièvement dans le cabinet d’un ministre communiste. En 1947, il devient responsable des intellectuels du PCB et en 1948, il est élu au Comité central, responsable à l’appareil de propagande. Ses conférences dans le cadre du Cercle d’Education Populaire lui vaudront une popularité énorme, et lui ouvriront les portes de la radio et de la télévision. Il excellera particulièrement dans ses conférences sur l’art et sur le matérialisme dialectique. En 1969, année de sa mort, Claessens publie son chef d’œuvre : Notre Breughel.
C’est dans le n°4 (nouvelle série) d’avril 1947 de Rénovation – Revue de doctrine et d’action du Parti Communiste de Belgique que Bob Claessens publie le texte « A propos de la Lettre de Staline au Colonel Razine sur les Thèses de Clausewitz » ci-dessous présenté. Bob Claessens est alors rédacteur en chef de Rénovation, dont le directeur est Jean Terfve1.
C’est probablement dans le cours des années 1913 à 1916 que Lénine a lu les trois volumes de « Von Kriege », l’œuvre fondamentale de Karl von Clausewitz. Avant d’en venir à l’examen du commentaire qu’il leur a consacré il nous paraît intéressant de rappeler la méthode, très particulière, de lecture qui était la sienne. C’est au moyen de citations judicieusement choisies, notées dans la langue même de l’auteur, qu’il établissait une manière de résumé du texte étudié. Et ce résumé il le commente et l’enrichit de brèves remarques marginales, en russe, incisives, rapides, pénétrantes, qui nous permettent, aujourd’hui de suivre d’assez près la démarche de sa pensée et l’enchaînement de ses réflexions.
Ces notes de lectures, qui portent sur plus de 30.000 pages, nous donnent une image de l’extraordinaire ampleur de sa culture et de sa surprenante pénétration.
Certes, Lénine appréciait hautement les travaux de Clausewitz, mais ce qui l’avait particulièrement frappé dans les œuvres de ce général prussien de l’ère napoléonienne, c’est que sa pensée, fécondée par Hegel, se mouvait non point sur un plan métaphysique et logique mais rejoignait parfois la dialectique.
L’application de cette méthode au domaine de la science guerrière a, sans nul doute, frappé et requis l’attention de Lénine.
Il convient en outre de se souvenir qu’il n’a jamais prétendu a de fortes connaissances militaires et que, dans l’œuvre touffue de Clausewitz il s’est surtout attaché au chapitre VI B. du tome III : « La guerre est un instrument de la politique ». Il a noté de sa main, dans la « TETRADKA » 2 qu’il s’agit ici du « chapitre le plus important ».
De ce chapitre il reproduit par deux fois, dans son cahier, la phrase suivante qu’il considérait comme fondamentale : « La guerre n’est rien d’autre que la continuation de la politique avec intervention d’autres moyens. »
Cette idée, Lénine y revient sans cette et, dans ses œuvres, la cite à plusieurs reprises. Il s’attache à cette pensée, la développe, l’assouplit et l’applique à des cas déterminés. « La première question, dit-il, est donc de savoir de quelle sorte de politique la guerre actuelle est la continuation » ou encore, « Il est essentiel, dans chaque cas de guerre d’en déterminer le contenu politique. » ce qui l’amène dans sa « LETTRE AUX OUVRIERS AMERICAINS », à établir une distinction fondamentale entre les guerres de libération et les guerres de rapine, les guerres justes et les guerres injustes.
Distinction décisive qu’il nous faut encore régulièrement appliquer aujourd’hui.
La haute estime où Lénine tenait cette partie de l’œuvre de Clausewitz a fait croire à certains que son approbation allait à l’œuvre toute entière et qu’elle concernait aussi sa doctrine militaire.
C’est sur ce point que porte le débat dont le colonel Razine s’est fait l’écho et sur lequel Staline donne son avis dans la réponse, que nous publions ci-après.
Voici les faits :
Au cours d’une conférence donnée à l’Académie Vorochilov 3, un conférencier avait affirmé qu’il fallait réviser Lénine quant à son appréciation sur les thèses de Clausewitz.
D’autre part, le journal « Pensée Militaire » avait publié un article dont l’auteur affirmait notamment, que le point de vue réactionnaire dominait dans les travaux de Clausewitz et que celui-ci n’avait pas compris la nature et l’essence (militaires) d’une guerre.
Le colonel Razine ayant, à son sens, couvert d’une approbation générale et enthousiaste toutes les vues de Clausewitz. Il avait désiré connaître sur ce point, l’avis de Staline.
Staline estime, que son correspondant commet, dans ses appréciations, une double erreur. La première est de n’avoir pas compris que Lénine n’a en somme prétendu faire siens que les aperçus de Clausewitz sur le contenu politique des guerres et qu’il ne s’est servi de ses considérations purement militaires que dans un seul cas déterminé : Celui où il affirme la légitimité de la retraite dans la profondeur du pays comme moyen de lutte contre un ennemi disposant momentanément d’une supériorité incontestable.
Voici notamment ce que Lénine écrivait à ce propos, au cours de sa polémique avec les « communistes de gauche » : « considérer sérieusement la défense du pays signifie se préparer à fond et prendre en considération la corrélation des forces. S’il nous faut envisager l’infériorité de nos forces, le moyen capital de défense sera la retraite dans la profondeur du pays » (« ŒUVRES » T. XV. P. 261).
Parole qui apparaît comme prophétique si l’on considère ce qui s’est passé au cours de la dernière guerre où l’Armée Rouge a opéré cette sorte de retraite stratégique — retraite que n’a pas manqué de suivre, à l’heure propice, une offensive foudroyante. Et Lénine ajoutait :
« Celui qui ne verrait dans mon propos qu’une formule de circonstance n’a qu’à lire chez le vieux Clausewitz – un des plus grands écrivains militaires – ce qu’il résume des leçons de l’histoire à ce sujet.»
La seconde erreur du colonel Razine, est d’avoir oublié que le propre du marxisme, ce qui fait sa nouveauté et sa décisive valeur, c’est que, basé sur une vue matérialiste et dialectique du monde, non seulement il ne prétend pas à la définitive perfection, au statique repos du dogme, mais qu’il doit être au contraire révisé sans cesse et tenir compte à chaque instant du mouvement même de la vie et des changements qu’elle ne cesse d’apporter dans les circonstances contingentes et concrètes.
Il se fût alors aperçu, comme le lui fait pertinemment observer Staline, que les théories de Clausewitz valables sans doute pour les guerres napoléoniennes qui se livrèrent à l’ »époque des manufactures » doivent être revues à l’époque mécanisée à outrance qui est la nôtre.
C’est l’erreur même qu’a, par deux fois, commise l’Etat-major allemand pour qui les théories de Clausewitz avaient acquis quelque chose de sacro-saint. La défaite de 1914-1918 eut dû lui montrer son erreur, mais précisément cette défaite militaire il n’a jamais voulu l’admettre et Hitler en particulier avait basé une grande partie de sa politique sur le postulat que l’armée allemande, en 1918, n’avait pas été battue sur le terrain, mais avait été insidieusement « frappée dans le dos » par les socialistes et les juifs.
Clausewitz lui semblait être sorti indemne de l’aventure et avec lui Molkte, Schlieffen et les autres théoriciens de la stratégie prussienne. La vie, la vie sans cesse mouvante et nouvelle, lui a infligé, sur ce point, un cruel démenti.
La lettre de Staline, dont voici maintenant le texte, outre qu’elle nous donne, venant d’un homme aussi justement glorieux, une noble leçon de modestie, rappelle avec une lucidité sans faiblesses, le caractère vivant et perfectible du marxisme, sa souplesse à la fois devant le temps et l’espace et le devoir qui nous est imposé par eux de réviser sans cesse les jugements et les décisions que la lutte, à chaque instant, nous impose.
B. C., avril 1947