Quand on parle de la culture d’un peuple, il importe de tenir compte non seulement des résultats auxquels il a lui-même atteint, mais encore de l’héritage qu’il a reçu de ses prédécesseurs ethniques.

On ne saurait établir avec précision quand et comment les Slaves sont apparus sur la scène historique ; mais on peut affirmer que l’origine de leurs différents rameaux remonte à l’époque scythique et préscythique, où les tribus et peuplades scythes, après des contacts prolongés et multiples, constituèrent de nouveaux groupements ethniques : les Slaves furent l’un d’eux.

Quand nous étudions la civilisation des Slaves, sommes-nous en droit de négliger cette période de leur histoire où, sans être encore des Slaves, ils connaissaient déjà les instruments aratoires et de nombreuses céréales, utilisaient la force des animaux domestiques, savaient extraire et travailler les métaux, s’étaient fait de ce monde et de l’au-delà certaines notions, auxquelles correspondaient des pratiques religieuses strictement observées ?

Certes, les modifications intervenues dans les conditions du processus ethnogénique qui aboutit à la formation d’une « race » slave, entraînèrent bien des changements dans la vie des masses populaires ; mais le nouveau groupe ethnique ne pouvait avoir oublié toutes les acquisitions culturelles antérieures, et ce serait commettre une grave erreur que de se refuser à étudier ce legs ancien sans lequel l’histoire de la culture slave reste incompréhensible.

Cette remarque s’applique à tous les peuples. Pas un peuple qui n’ait ses ancêtres, et aucune histoire n’est possible sans l’étude des valeurs culturelles que ces ancêtres ont créées.

C’est ainsi, et seulement ainsi, que nous pourrons éviter de tomber dans les erreurs grossières dont est pleine, sur cette question, notre historiographie.

Au célèbre historien Schlözer (1735-1809), par exemple, les plaines de l’Est de l’Europe paraissaient « terriblement vides et sauvages » jusqu’au IXe siècle.

« Certes, dit-il, des hommes vivaient là, Dieu sait depuis quand… mais c’était des hommes que rien ne distinguait et qui n’avaient aucun rapport avec les peuples méridionaux, de sorte qu’ils n’ont pu être remarqués ni décrits par aucun Européen méridional éclairé. »

L’illustre Schlözer aurait pourtant dû savoir que ces hommes, qu’il regardait comme des sauvages, avaient été à différentes époques en rapports suivis avec les peuples les plus cultivés : les Hellènes, les Romains, les Arabes, les Byzantins, d’autres encore ; que ces peuples avaient « remarqué », et le cas échéant « décrit » leurs voisins du Nord ; et qu’enfin ces peuples plus cultivés s’étaient trouvés dans l’obligation non seulement de remarquer, mais encore d’étudier attentivement, et non sans profit pour eux-mêmes, ces Hyperboréens qui étaient loin de leur sembler pareils à des bêtes.

Il est vrai que d’autres savants allemands, contemporains de Schlözer, n’ajoutaient pas foi à ses assertions ; Heinrich Storch (1766-1835), entre autres, ne pouvait s’empêcher de signaler que dès le VIIIe siècle les Slaves orientaux se livraient à un commerce très actif avec l’Orient et l’Occident.

Pavé en mosaïque de l'église de la Dîme, à Kiev (Xe siècle)

Pavé en mosaïque de l’église de la Dîme, à Kiev (Xe siècle)

Mais Schlözer ne se troublait pas pour si peu. Il qualifiait d’ignares et de grotesques les considérations de Storch, et estimait avoir ainsi fermé la bouche à son adversaire et gagné la partie.

Schlözer se heurtait pourtant à des arguments qui semblaient devoir renverser ses conclusions. Comment Byzance avait-elle pu signer des traités avec la Russie ? Pourquoi la Russie avait-elle emprunté la plupart de ses termes de marine à Byzance, et non aux Normands, comme il était logique d’après la théorie de Schlözer ; et pourquoi les Normands s’étaient-ils si promptement slavisés ? Schlözer traite parfois les faits d’une façon assez cavalière. Il déclare que le traité d’Oleg1 est un faux, et que l’introduction des termes de marine byzantins en Russie est purement fortuite ; et il se refuse tout simplement à expliquer pourquoi les Normands se sont slavisés (« c’est là, écrit-il, une chose qu’aujourd’hui encore on ne saurait expliquer d’aucune manière »).

La polémique, violente et acharnée, dura plus d’un siècle. Aujourd’hui nous pouvons dire que la question est tranchée, définitivement et sans appel, mais non en faveur de Schlözer.

La recherche, le groupement et l’étude attentive, systématique, des documents archéologiques, leur confrontation avec les témoignages écrits d’origine russe ou étrangère, ont conduit à des conclusions très nettes et assez convaincantes.

Etablissons tout d’abord certains points de départ que la science soviétique a adoptés et dont nous avons besoin pour résoudre le problème particulier qui se pose devant nous.

1. Si nous ignorons l’origine exacte des Slaves, de même que celle des autres peuples, nous savons du moins que les Slaves, comme les autres peuples, sont historiquement issus d’un croisement entre différentes tribus.

2. Génétiquement parlant, les Slaves s’apparentent aux tribus que les Grecs appelaient Scythes, avant tout aux Scythes laboureurs.

Ces thèses, si nous les adoptons, seront pour nous, qui voulons retracer la genèse de la civilisation slave, une raison de ne pas l’isoler des civilisations plus anciennes de l’Europe orientale, mais d’essayer au contraire d’analyser les influences réciproques de toutes ces civilisations et leur évolution.

Les recherches des archéologues ont établi que, depuis les Scythes jusqu’à la formation de l’Etat kiévien inclusivement, le développement de la société établie sur les bords du Dniepr, à l’ouest et à l’est de ce dernier, entre le Don et les Carpathes, a été continu.

La période scythique, bien qu’elle ne se rattache qu’indirectement à l’histoire des Slaves orientaux, leur a néanmoins communiqué des traits qui se sont fortement implantés chez eux et qu’on retrouve dans les cérémonies funèbres et les représentations rituelles scytho-sarmates qui servent de motif à la broderie populaire russe, et aux fibules (broches-agrafes) zoomorphes ou anthropomorphes.

C’est dans les objets remontant approximativement au IIe siècle de notre ère qu’on décèle pour la première fois, sur le territoire qui nous occupe, des traces de l’influence romaine.

Aux VIe et VIIe siècles nous voyons apparaître chez les Slaves orientaux une civilisation originale : celle des Antes ou Russes. Car c’est précisément sur les bords du Dniepr, dans les terres noires, là où la forêt passe à la steppe, que toutes les conditions étaient réunies qui devaient assurer à la culture un essor plus rapide que dans la zone forestière du Nord.

Donc rien d’étonnant si c’est ici, des deux côtés du Dniepr, que s’élèvent les tumulus des Scythes laboureurs, qui étaient parmi les plus civilisés des Scythes. C’est ici également que nous trouvons par la suite les tribus slaves des Polianes, des Oulitches (avant leur migration vers le sud-ouest) et des Sévérianes.

Plus de dix siècles séparent les tumulus scythes des tumulus slaves, mais le type des tombes, à Kiev et à Poltava, est resté scythe dans l’essentiel. Les racines qu’avait poussées la vieille civilisation du Dniepr ont été vivaces et profondes.

Quand les progrès de l’Empire romain transformèrent la carte du monde, et que les villes, les forteresses, les garnisons romaines s’établirent de la Hongrie actuelle à la mer d’Azov, le pays du Dniepr se montra le mieux préparé à s’assimiler les éléments de la culture romaine.

C’est là qu’on a retrouvé le plus grand nombre de monnaies romaines du IIe siècle et du début du IIIe. De toute évidence, cette antique région agricole était en relations commerciales très actives avec les provinces orientales de l’Empire romain, ainsi qu’en témoigne le système russe des mesures de capacité : le tchetvérik russe n’est pas seulement la traduction du latin quadrantalis ; il lui correspond exactement. Ces deux mesures valent 26,26 litres, de même que la médimne2 = la polosmina russe = 52,52 litres (la polosmina = 2 tchetvériks). Une coïncidence philologique et numérique aussi complète ne peut être due au hasard.

La chute de l’Empire romain d’Occident ; les migrations en masse de Slaves au delà du Danube et leur pénétration dans l’Empire romain d’Orient qui entraînent un déplacement des autres tribus slaves ; l’invasion des Avars contre lesquels se dresse une puissante confédération de tribus slaves sous l’hégémonie des Doulèbes : ces graves événements, qui intéressent aussi l’histoire générale, ont leur répercussion sur les destinées des Slaves et notamment de leur rameau oriental.

Une période nouvelle s’ouvre dans l’histoire des Slaves orientaux que nos sources désignent désormais sous le nom d’Antes ; période où nous trouvons l’explication de la brillante culture de la Russie de Kiev.

Cette période (VI-VIIIe siècles) est caractérisée par l’intensification des rapports entre la région du Dniepr et l’Orient, et par le développement des productions locales qui atteignent un niveau remarquable dont bénéficiera l’époque de Kiev.

  1. Traité d’Oleg. Traité conclu avec les Grecs par Oleg, prince de Kiev, qui réglait les rapports politiques et économiques entre Byzance et la Russie (911)
  2. Médimne. Ancienne mesure grecque de capacité

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