Amadeo Bordiga – Umberto Terracini : Thèses sur la tactique du Parti communiste d’Italie
Les présentes thèses ont pour objet le problème général des critères auxquels le Parti communiste doit obéir dans son action pour réaliser son programme et atteindre son but, de la méthode qu’il doit suivre pour déterminer les initiatives à prendre et la direction à donner à ses mouvements.
Dans les différentes sphères de l’action du Parti (question parlementaire, syndicale, agraire, militaire, nationale et coloniale, etc.), ce problème revêt des aspects particuliers, qui ne seront pas traités ici séparément car ils font l’objet d’autres discussions et résolutions des congrès internationaux et nationaux.
Les présentes thèses partent du programme que le Parti communiste d’Italie a adopté à Livourne et qui est l’expression et le fruit de la doctrine et de la méthode propres à l’Internationale Communiste et au Parti. Ce programme déclare:
Le Parti communiste d’Italie (Section de l’Internationale Communiste) est constitué sur la base des principes suivants :
1. Une contradiction toujours croissante entre les forces productives et les rapports de production va se développant dans la société capitaliste actuelle, entraînant l’antagonisme d’intérêts et la lutte de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie dominante.
2. Les rapports de production actuels sont protégés et défendus par le pouvoir de l’État bourgeois qui, fondé sur le système représentatif de la démocratie, constitue l’organe de défense des intérêts de la classe capitaliste.
3. Le prolétariat ne peut ni briser ni modifier le système des rapports Capitalistes de production dont son exploitation dérive sans abattre le pouvoir bourgeois par la violence.
4. L’organe indispensable de la lutte révolutionnaire du prolétariat est le parti politique de classe.
Le Parti communiste, groupant dans ses rangs la partie la plus avancée et la plus consciente du prolétariat, unifie les efforts des masses travailleuses en les amenant de la lutte pour des intérêts de groupes et pour des résultats contingents à la lutte pour l’émancipation révolutionnaire du prolétariat.
Le Parti a pour rôle de répandre dans les masses la conscience révolutionnaire, d’organiser les moyens matériels d’action et de diriger le prolétariat dans le développement de la lutte.
5. La guerre mondiale a été causée par les contradictions internes incurables du régime capitaliste qui ont engendré l’impérialisme moderne. Elle a ouvert une crise dans laquelle la société capitaliste va se désagrégeant et où la lutte de classe ne peut aboutir qu’à un conflit armé entre les masses travailleuses et le pouvoir des différents États bourgeois.
6. Après le renversement du pouvoir bourgeois, le prolétariat ne peut s’organiser en classe dominante qu’en détruisant le vieil appareil État et en instaurant sa propre dictature, c’est-à-dire en fondant les organismes représentatifs de État sur la seule classe productive et en privant la bourgeoisie de tout droit politique.
7. La forme de représentation politique dans État prolétarien est le système des conseils de travailleurs (ouvriers et paysans) déjà en vigueur dans la Révolution russe, commencement de la Révolution prolétarienne mondiale et première réalisation stable d’une dictature du prolétariat.
8. La défense nécessaire de État prolétarien contre toutes les tentatives contre-révolutionnaires ne peut être assurée qu’en enlevant à la bourgeoisie et aux partis ennemis de la dictature prolétarienne tout moyen d’agitation et de propagande politique et en dotant le prolétariat d’une organisation armée pour repousser toute attaque intérieure ou extérieure.
9. Seul État prolétarien pourra intervenir systématiquement dans les rapports de l’économie sociale en réalisant toutes les mesures successives qui assureront le remplacement du système capitaliste par la gestion collective de la production et de la distribution.
10. Cette transformation de l’économie et par conséquent de toutes les activités de la vie sociale aura pour effet, une fois éliminée la division de la société en classes, d’éliminer aussi peu à peu la nécessité de État politique, dont l’appareil se réduira progressivement à celui de l’administration rationnelle des activités humaines.
1. Parti politique de la classe prolétarienne, le Parti communiste se présente dans l’action comme une collectivité opérant selon une orientation unitaire. Les mobiles initiaux qui poussent les éléments et les groupes de cette collectivité à s’organiser pour une action unitaire sont les intérêts immédiats que la situation économique suscite dans les différents groupes de la classe ouvrière. Le rôle du Parti communiste se caractérise essentiellement par l’utilisation des énergies ainsi encadrées en vue d’atteindre des objectifs qui, pour être communs à toute la classe travailleuse et situés au terme de toutes ses luttes successives, dépassent, en les intégrant, les intérêts des groupes particuliers et les revendications immédiates et contingentes que la classe ouvrière peut poser.
2. L’intégration de toutes les poussées élémentaires dans une action unitaire se manifeste à travers deux facteurs principaux: l’un est la conscience critique dont le Parti tire son programme; l’autre est la volonté qui s’exprime dans l’organisation disciplinée et centralisée du Parti, instrument de son action. Il serait faux de croire que cette conscience et cette volonté peuvent être obtenues et doivent être exigées de simples individus, car seule l’intégration des activités de nombreux individus dans un organisme collectif unitaire peuvent permettre de les réaliser.
3. Les déclarations programmatiques des Partis et de l’Internationale communiste contiennent une définition précise de la conscience théorico-critique du mouvement. A cette conscience, comme à cette organisation nationale et internationale, on est parvenu et on parvient par une étude de l’histoire de la société humaine et de sa structure à l’époque capitaliste actuelle conduite sur la base des données et des expériences de la lutte prolétarienne réelle et dans une participation active à celle-ci.
4. La proclamation de ce programme et la désignation des hommes aux différentes fonctions de l’organisation résulte en apparence d’une consultation démocratique des délégués du parti. En réalité, elles sont le produit du processus réel qui, accumulant les éléments d’expérience, préparant et sélectionnant les dirigeants, permet au programme de prendre forme et à la structure du Parti de se hiérarchiser.
5. Le Parti prolétarien s’organise et se développe dans la mesure où la maturité et l’évolution de la société permet à une conscience des intérêts généraux et suprêmes de la classe ouvrière d’apparaître et à une action collective et unitaire de se développer dans ce sens.
D’autre part, le prolétariat n’apparaît et n’agit comme classe dans l’histoire que lorsque se dessine en lui la tendance à se donner un programme et une méthode commune d’action, c’est-à-dire à s’organiser en parti.
6. Le processus de formation et de développement du parti prolétarien ne présente pas un aspect continu et régulier, mais peut passer, sur le plan national et international, par des phases très complexes et des périodes de crise générale.
Bien souvent, les Partis prolétariens ont subi une dégénérescence qui a privé leur action de son unité et de sa conformité aux buts révolutionnaires suprêmes, ou du moins a atténué ces caractères indispensables de leur activité au lieu de les accentuer. Celle-ci s’est alors fragmentée dans la poursuite d’avantages limités à tel ou tel groupe ouvrier ou de résultats contingents (réformes), adoptant dés méthodes qui compromettaient le travail révolutionnaire et la préparation du prolétariat à la réalisation de ses finalités de classe.
Par cette voie, les Partis prolétariens en sont souvent arrivés à ouvrir leurs rangs à des couches et des éléments qui ne pouvaient pas encore se placer sur le terrain de l’action collective unitaire pour les buts suprêmes. Cela s’est toujours accompagné d’une révision et d’une déformation de la doctrine et du programme, et d’un relâchement de la discipline intérieure: ainsi, au lieu de donner au mouvement prolétarien un état-major de chefs aptes et décidés à la lutte, on l’a livré aux mains d’agents larvés de la bourgeoisie.
7. Sous l’influence de situations nouvelles, sous la pression des événements provoquant la classe ouvrière à l’action, il est possible de sortir d’une pareille situation et de retourner au véritable Parti de classe. Ce retour s’effectue sous forme d’une scission de la partie de l’organisation qui, en défendant le programme, en critiquant les expériences défavorables de la lutte et en formant une école et une fraction organisée au sein du vieux parti, a rétabli cette continuité indispensable à la vie d’un organisme unitaire qui se fonde sur la possession d’une conscience et d’une discipline. C’est de cette conscience et de cette discipline que naît le nouveau Parti. Tel est généralement le processus qui a conduit des Partis faillis de la II° Internationale à la naissance de l’Internationale Communiste.
8. Le développement du Parti communiste après le dénouement d’une telle crise peut être défini comme “normal” pour la commodité de l’analyse, ce qui n’exclut pas le retour de phases critiques dans des situations nouvelles. C’est en offrant le maximum de continuité dans la défense du programme et dans la vie de la hiérarchie dirigeante (par-delà le remplacement individuel de chefs infidèles ou usés) que le Parti assure également le maximum de travail efficace et utile pour gagner le prolétariat à la lutte révolutionnaire.
Il ne s’agit pas seulement d’édifier les masses, et moins encore d’exhiber un Parti intrinsèquement pur et parfait, mais bel et bien d’obtenir le meilleur rendement dans le processus réel. Comme on le verra mieux plus loin, il s’agit, par un travail systématique de propagande et de prosélytisme et surtout par une participation active aux luttes sociales, d’obtenir qu’un nombre toujours croissant de travailleurs passe du terrain des luttes partielles pour des intérêts immédiats au terrain de la lutte organique et unitaire pour la révolution communiste.
Or c’est uniquement lorsqu’une semblable continuité dé programme et de direction existe dans le Parti qu’il lui est possible non seulement de vaincre la méfiance et les réticences du prolétariat à son égard, mais de canaliser et d’encadrer rapidement et efficacement les nouvelles énergies conquises dans la pensée et l’action communes, pour atteindre à cette unité de mouvement qui est une condition indispensable de la révolution.
9. Pour les mêmes raisons, on doit considérer comme un processus tout à fait anormal l’agrégation au Parti d’autres partis ou fractions détachées de Partie. Un groupe, qui se distinguait jusqu’à un moment donné par une position programmatique différente et par une organisation indépendante, n’apporte pas au Parti communiste des éléments utilement assimilables, mais altère la fermeté de sa position politique et la solidité de sa structure: dans ce cas, l’accroissement des effectifs, loin de correspondre à un accroissement des forces et des capacités du Parti, pourrait bien paralyser son travail d’encadrement des masses, au lieu de le faciliter.
Il est souhaitable que l’Internationale Communiste déclare au plus tôt qu’elle n’admet pas la moindre dérogation à deux principes fondamentaux d’organisation: il ne peut y avoir dans chaque pays qu’un seul Parti Communiste, et on ne peut adhérer à l’Internationale que par admission individuelle au Parti Communiste du pays donné.
10. La délimitation et la définition des caractères du Parti de classe, qui fondent sa structure constitutive d’organe de la partie la plus avancée de la classe prolétarienne, n’empêchent pas, mais au contraire exigent qu’il soit rattaché par des liens étroits au reste du prolétariat.
11. La nature de ces rapports se déduit de la dialectique régissant la formation de la conscience de la classe et de l’organisation unitaire du Parti. Cette formation se traduit par le déplacement d’une avant-garde du prolétariat du terrain des mouvements spontanés suscites par dés intérêts partiels de groupe sur le terrain d’une action prolétarienne générale. Mais, bien loin de le faire en niant ces mouvements élémentaires, il assure leur unification et leur dépassement dans l’expérience vivante, en poussant à leur réalisation, en y prenant une part active, en les suivant avec attention dans tout leur développement.
12. L’œuvre de propagande idéologique et de prosélytisme continuellement accomplie par le Parti est donc inséparable de l’action réelle et du mouvement prolétarien sous toutes ses formes. Ce serait une erreur banale de juger que la participation à la lutte pour des résultats contingents et limités entre en contradiction avec la préparation à la lutte révolutionnaire finale et générale. La seule existence de l’organisation unitaire du Parti, avec son indispensable clarté de programme et sa non moins indispensable solidité et discipline d’organisation, garantirait déjà par elle-même que, loin d’attribuer jamais aux revendications partielles la valeur d’une fin en soi, on considère la lutte pour les faire triompher comme un moyen d’acquérir l’expérience et l’entraînement indispensables à une réelle préparation révolutionnaire.
13. Le Parti communiste participe donc à toutes les formes d’organisation économique prolétarienne ouvertes à tous les travailleurs sans distinction de convictions politiques (syndicats, conseils d’entreprise, coopératives, etc.). Sa position fondamentale à l’égard des organismes de cette nature est qu’ils doivent comprendre tous les travailleurs se trouvant dans une situation économique donnée, et c’est en la défendant constamment qu’il y développera le plus utilement son action. Pour cela, le Parti organise ceux de ses militants, qui sont membres de ces organisations, en groupes ou cellules dépendant de lui. Au premier rang dans les actions déclenchées par les associations économiques où ils militent, ceux-ci attirent à eux et donc dans les rangs du Parti les éléments qui, au cours de la lutte, auront suffisamment mûri pour y entrer.
Ils tendent à entraîner derrière eux la majorité des travailleurs de ces associations et à conquérir les charges directrices, devenant ainsi le véhicule naturel des mots d’ordre du Parti. Le travail qu’ils accomplissent ne se limite pas à la propagande, au prosélytisme et aux campagnes électorales au sein des _ assemblées prolétariennes: c’est un travail de conquête et d’organisation qui se développe dans le vif de la lutte et qui aide les travailleurs à tirer les plus utiles expériences de leur action.
14. Tout le travail et l’encadrement des groupes communistes tend à donner au Parti le contrôle. définitif des organes dirigeant “les associations économiques. Les centrales syndicales nationales, en particulier, apparaissent comme le plus sûr moyen de diriger les mouvements du prolétariat non organisé vers le Parti. Celui-ci considère qu’il a le plus grand intérêt à éviter la scission des syndicats et des autres organisations économiques. C’est pourquoi il ne saurait s’opposer à l’exécution des mouvements décidés par leurs directions sous prétexte qu’elle est dans les mains d’autres partis. Cela ne l’empêchera pas de faire la critique la plus ouverte tant de l’action elle-même que de l’œuvre des chefs.
15. Non seulement le Parti communiste participe, comme il vient d’être dit, à la vie des organisations prolétariennes que les intérêts économiques réels engendrent naturellement; non seulement il favorise leur extension et leur renforcement, mais il s’efforce de mettre en évidence par sa propagande les problèmes qui intéressent réellement les ouvriers et qui, dans le développement de la situation, peuvent donner naissance à de nouveaux organismes de lutte économique. Par tous ces moyens, le Parti élargit et renforce l’influence qu’il exerce sur le prolétariat par mille canaux, en mettant à profit toutes les manifestations et possibilités de manifestations dans la vie sociale.
16. Ce serait une conception complètement erronée du Parti que d’exiger de chacun de ses adhérents considéré isolément une parfaite conscience critique et un total esprit de sacrifice, et de limiter la sphère d’influence du Parti à des unions révolutionnaires de travailleurs constituées dans le domaine économique selon un critère scissionniste, et ne comprenant que les prolétaires qui acceptent des méthodes d’action données. D’autre part, on ne peut exiger qu’à une date donnée ou à la veille d’entreprendre des actions générales, le partie ait réalisé la condition d’encadrer la majorité du prolétariat sous sa direction, ni à plus forte raison dans ses propres rangs.
Un tel postulat ne peut être posé à priori sans tenir compte du déroulement dialectique du processus de développement du Partie. Cela n’a aucun sens,. même abstrait, de comparer le nombre des ouvriers encadrés dans l’organisation disciplinée et unitaire du Parti ou contrôlés par lui, et celui des ouvriers inorganisés et dispersés ou affiliés à des organismes corporatifs incapables de les unir organiquement. Les conditions auxquelles doivent répondre les rapports entre le Parti et la classe pour que les actions données soient possibles et efficaces, ainsi que les moyens de les réaliser, vont être définis dans la suite de cet exposé.
17. La fraction du prolétariat qui est organisée dans d’autres partis politiques ou qui sympathise avec eux est particulièrement récalcitrante à un regroupement dans les rangs et sous l’influence du Parti communiste. Tous les partis bourgeois ont des adhérents prolétariens, mais ceux qui nous intéressent ici sont surtout les partis sociaux-démocrates et les courants syndicalistes et anarchistes.
18. Le Parti doit développer une critique incessante du programme de ces mouvements et démontrer leur insuffisances pour l’émancipation du prolétariat. Cette polémique théorique sera d’autant plus efficace que le Parti pourra mieux démontrer que l’expérience confirme les critiques programmatiques anciennement formulées par lui contre ces mouvements. C’est pourquoi, dans les polémiques de cette nature, on ne doit jamais masquer les divergences de méthode, non seulement au sujet des problèmes du moment, mais au sujet des développements ultérieurs de l’action du prolétariat.
19. Par ailleurs, ces polémiques doivent se refléter dans le domaine de l’action.
Participant aux luttes des organisations économiques prolétariennes même quand elles sont dirigées par les socialistes, les syndicalistes ou les anarchistes, les communistes ne se refuseront pas à en suivre l’action, à moins que la masse entière se rebelle spontanément contre elle. Ils n’en démontreront pas. moins que la méthode erronée de ces chefs condamne cette action à l’impuissance ou à l’utopisme, à un point donné de son développement, alors que la méthode communiste aurait conduit à de meilleurs résultats, aux fins du mouvement révolutionnaire général.
Dans la polémique, les communistes distingueront toujours entre les chefs et les masses, laissant aux premiers la responsabilité des erreurs et des fautes. Ils ne manqueront pas de dénoncer tout aussi vigoureusement l’œuvre des dirigeants qui, malgré un sincère sentiment révolutionnaire, préconisent une tactique dangereuse et erronée.
20. Le Parti communiste a pour objectif essentiel de gagner du terrain au sein du prolétariat, accroissant ses effectifs et son influence aux dépens des courants et partis politiques prolétariens dissidents. A condition qu’on ne compromette jamais la physionomie programmatique et organisationnelle du Parti, cet objectif sera atteint par une participation à la lutte prolétarienne réelle, sur un terrain qui peut être simultanément d’action commune et d’opposition réciproque avec ceux-ci.
21. Pour attirer à lui les prolétaires adhérant à d’autres mouvements politiques, le Parti communiste ne peut appliquer la méthode consistant à organiser en leur sein des fractions communistes ou de sympathisants communistes. Il est normal d’employer cette méthode pour pénétrer dans les syndicats d’où l’on ne cherche pas à faire sortir des groupes communistes organisés; mais appliquée à des mouvements politiques, elle compromettrait l’unité organique du Parti, pour les raisons dites plus haut à propos du développement de son organisation.
22. Dans la propagande et la polémique, il ne faudra pas oublier que de nombreux travailleurs déjà mûrs pour la conception unitaire et révolutionnaire de la lutte ne se sont fourvoyés dans les rangs syndicalistes et anarchistes qu’en réaction à la dégénérescence des vieux partis sociaux-démocrates. La vigueur de la polémique et de la lutte communistes contre ces derniers sera un facteur de premier ordre pour ramener ces travailleurs sur le terrain révolutionnaire.
23. On ne peut évidemment appartenir en même temps au Parti communiste et à un autre parti politique. L’incompatibilité s’étend à tous les mouvements qui, sans être ni s’intituler partis, ont un caractère politique, et à toutes les associations dont les conditions d’admission sont des thèses politiques, en particulier la franc-maçonnerie.
24. Dans les points précédents, les critères généraux qui règlent les rapports entre le Parti communiste et les autres organisations du prolétariat ont été établis en fonction de la nature même du Parti. Avant d’en arriver à la tactique proprement dite, il faut examiner quels éléments l’étude de la situation du mouvement peut apporter à sa détermination. Le programme du Parti communiste prévoit qu’au cours du développement qu’on lui attribue généralement celui-ci accomplira une série d’actions correspondant à des situations successives.
Il y a donc une étroite connexion entre directives programmatiques et règles tactiques. L’étude de la situation apparaît donc comme un élément complémentaire de la solution des problèmes tactiques, puisque dans sa conscience et son expérience critiques, le Parti avait déjà prévu un certain développement des situations, et donc délimité les possibilités d’action correspondant à chacune d’elles.
L’examen de la situation permettra de contrôler l’exactitude de la perspective de développement que le Parti a formulée dans son programme; le jour où cet examen imposerait une révision substantielle de celle-ci le problème ne pourrait se résoudre par une simple volte-face tactique: c’est la vision programmatique elle-même qui subirait inévitablement une rectification, non sans conséquences graves pour l’organisation et la force du Parti. Celui-ci doit donc s’efforcer de prévoir le développement des situations, afin de déployer dans chacune d’elles tout le degré d’influence qu’il sera possible d’exercer; mais les attendre et se laisser indiquer et suggérer par elles des attitudes éclectiques et changeantes est une méthode caractéristique de l’opportunisme social-démocrate.
Si les Partis communistes se la laissaient jamais imposer, ils souscriraient à la ruine du communisme en tant qu’idéologie et action militantes.
25. Le Parti communiste ne possède d’unité, ne tend à réaliser le développement prévu dans son programme qu’autant qu’il groupe dans ses rangs la fraction du prolétariat qui a surmonté la tendance à se mouvoir uniquement sous l’impulsion immédiate de situations économiques particulières.
Ce dépassement se réalise précisément par la voie de l’organisation politique. Si la conscience critique et l’initiative volontaire n’ont qu’une valeur très limitée pour les individus, elles se trouvent pleinement réalisées dans la collectivité du Parti, d’autant plus que celui-ci se présente comme un précurseur de ces formes d’association humaine qui, au lieu de subir passivement la loi des faits économiques, seront réellement en mesure de les diriger rationnellement, parce qu’elles auront dépassé l’informe organisation économique actuelle. C’est pourquoi les mouvements d’ensemble du Parti, au lieu d’être immédiatement déterminés par la situation, lui sont liés par une dépendance rationnelle et volontaire.
26. La volonté du Parti ne peut toutefois pas s’exercer de façon capricieuse, ni son initiative s’étendre dans des proportions arbitraires. Les limites qu’il peut et doit fixer à l’une comme à l’autre lui sont données précisément Par son programme et par l’appréciation de la possibilité et de l’opportunité d’engager une action qu’il déduit de l’examen des situations contingentes.
27. C’est en examinant la situation qu’on jugera des forces respectives du Parti et des mouvements adverses.
Le premier souci du Parti doit être d’apprécier correctement l’importance de la couche du prolétariat qui le suivrait s’il entreprenait une action ou engageait une lutte. Pour cela, il devra se faire une idée exacte de l’influence de la situation économique sur les masses et des poussées spontanées qu’elle détermine en leur sein, ainsi que du développement que les initiatives du Parti communiste et l’attitude des autres partis peuvent donner à ces poussées.
Qu’il s’agisse d’une période de prospérité croissante ou au contraire de difficultés et de crises, l’influence que la situation économique exerce sur la combativité de classe du prolétariat est très complexe. Elle ne peut être déduite d’un simple examen de cette situation à un moment donné, car il faut tenir compte de tout le déroulement antérieur, de toutes les oscillations et variations des situations qui ont précédé.
Par exemple, une période de prospérité peut donner vie à un puissant mouvement syndical qui, si celle-ci est suivie d’une période de crise et d’appauvrissement, peut se porter rapidement sur des positions révolutionnaires, faisant jouer en faveur de la victoire le large encadrement des masses qu’il aura conservé. Par contre, une période d’appauvrissement progressif peut désagréger le mouvement syndical au point que, dans une période ultérieure de prospérité, il n’offre plus matière suffisante à un encadrement révolutionnaire.
es exemples (qui pourraient d’ailleurs être inversés) prouvent que “les courbes de la situation économique et de la combativité de classe sont déterminées par des lois complexes, la seconde dépendant de la première, mais ne lui ressemblant pas dans la forme”. A la montée de la première peut correspondre indifféremment, dans des cas donnés, la montée ou la descente de la seconde, et inversement.
28. Les éléments intégrants de cette recherche sont très variés.
Il faudra examiner non seulement la tendance effective du prolétariat à constituer et développer des organisations de classe, mais toutes les réactions, psychologiques y compris, déterminées en son sein d’une part par la situation économique, d’autre part par les attitudes et initiatives sociales et politiques de la classe dominante elle-même et ses partis. Sur le plan politique, l’examen de la situation se complète par celui des positions des différentes classes et partis à l’égard du pouvoir État, et par l’appréciation de leurs forces.
De ce point de vue, les situations dans lesquelles le Parti communiste peut être amené à agir et qui, dans leur succession normale, le conduisent à augmenter ses effectifs et en même temps à préciser toujours davantage les limites de sa tactique peuvent être classées en cinq grandes phases qui sont: 1. Pouvoir féodal absolutiste. 2. Pouvoir démocratique bourgeois. 3. Gouvernement social-démocrate. 4. Période intermédiaire de guerre civile dans laquelle les bases de État sont ébranlées. 5. Pouvoir prolétarien de la dictature des Conseils.
En un certain sens, le problème tactique consiste non seulement à choisir la bonne voie pour une action efficace, mais aussi à éviter que l’action du Parti ne sorte des limites opportunes pour revenir à des méthodes qui, répondant à des phases dépassées, arrêteraient le développement du Parti et, bien pis, lui feraient perdre sa préparation révolutionnaire. Les considérations qui suivent se réfèrent à l’action du Parti dans la seconde et troisième phases politiques susmentionnées.
29. Pour vivre d’une vie organique, le Parti communiste doit posséder une méthode critique et une conscience le portant à formuler un programme propre. C’est précisément pour cette raison que le Parti et l’Internationale communiste ne peuvent accorder la plus grande liberté et élasticité de tactique aux centres dirigeants et remettre la détermination de celle-ci à leur seul jugement après examen de la situation. Le programme du Parti n’a pas le caractère d’un simple but que l’on pourrait atteindre par n’importe quelle voie, mais celui d’une perspective historique dans laquelle les voies suivies et les objectifs atteints sont intimement liés.
Dans les diverses situations, la tactique doit donc être en harmonie avec le programme et, pour cela, les règles tactiques générales pour les situations successives doivent être précisées dans certaines limites, sans doute non rigides, mais toujours plus nettes et moins fluctuantes à mesure que le mouvement se renforce et approche de la victoire finale. C’est seulement ainsi qu’on parviendra au centralisme maximum dans les Partis et l’Internationale, c’est-à-dire que les dispositions prises centralement pour l’action seront acceptées et exécutées sans résistances non seulement par les Partis communistes, mais même par une partie des mouvements de masse qu’ils sont parvenus à encadrer.
On ne doit en effet pas oublier qu’à la base de l’acceptation de la discipline organique du mouvement, il y a non seulement l’initiative d’individus et de groupes résultant des développements de la situation, mais une progression continue et logique d’expériences les amenant à rectifier leur vision de la voie à suivre pour obtenir la plus grande efficacité dans la lutte contre les conditions de vie que l’organisation sociale actuelle impose au prolétariat. C’est pourquoi, avant d’appeler leurs adhérents et ceux des prolétaires qui les suivent a l’action et au sacrifice d’eux-mêmes, les Partis et l’Internationale doivent exposer de façon systématique l’ensemble de leurs règles tactiques générales et démontrer qu’elles sont la seule voie de la victoire.
Si le Parti doit donc définir les termes et les limitent de sa tactique, ce n’est pas par désir de théoriser et de schématiser les mouvements complexes qu’il pourra être amené à entreprendre, mais en raison d’une nécessité pratique et organisationnelle. Une telle définition peut sembler restreindre ses possibilités d’action, mais elle seule garantit la continuité et l’unité de son intervention dans la lutte prolétarienne, et c’est pour ces raisons tout à fait concrètes qu’elle doit être décidée.
30. Les conditions n’existent pas toujours pour une action tactique qu’on peut appeler “directe”, puisqu’elle a le caractère d’un assaut au pouvoir bourgeois par le Parti communiste et les forces dont il dispose. Loin de se limiter au prosélytisme et à la propagande purs et simples, le Parti peut et doit alors exercer son influence sur les événements en réglant ses rapports avec les autres partis et mouvements sociaux et politiques et en exerçant sur eux sa pression de façon à déterminer un développement de la situation favorable à ses propres buts et à hâter le moment où l’action révolutionnaire décisive sera possible. Les initiatives et attitudes à adopter en pareil cas constituent un problème délicat.
Pour qu’il soit résolu, la première condition est qu’elles ne soient et ne puissent sembler aucunement en contradiction avec les nécessités ultérieures de la lutte propre du Parti, selon le programme qu’il est le seul à défendre et pour lequel le prolétariat devra lutter au moment décisif. La propagande du Parti n’a pas seulement une valeur théorique; elle résulte surtout de positions que le Parti prend quotidiennement dans la lutte prolétarienne réelle, et elle doit continuellement mettre en évidence la nécessité pour le prolétariat d’embrasser le programme et les méthodes communistes.
Toute attitude qui causerait ou comporterait le passage au second plan de l’affirmation intégrale de cette propagande et qui ferait de l’obtention de tel ou tel résultat contingent une fin en soi, et non pas un moyen de poursuivre plus avant, conduirait à un affaiblissement de la structure du Parti et à un recul de son influence dans la préparation révolutionnaire des masses.
31. Dans la phase plus haut définie comme celle du pouvoir démocratique bourgeois, les forces politiques sont généralement divisées en deux courants ou “blocs”: la droite et la gauche, qui se disputent la direction de État.
Les partis sociaux-démocrates coalitionnistes par principe, adhèrent plus ou moins ouvertement, an bloc de gauche. Le Parti communiste n’est pas indifférent aux développements de cette lutte, que ce soit parce qu’elle soulève des points et des revendications qui intéressent les masses prolétariennes et concentrent leur attention, ou parce que sa conclusion par une victoire de la gauche peut réellement aplanir la voie à la révolution prolétarienne.
Quant au problème de l’opportunité tactique de coalitions avec les éléments politiques de gauche, il faut l’examiner sans apriorisme faussement doctrinal ou sottement sentimental et puritain. On doit partir du fait que le Parti communiste ne dispose d’une initiative de mouvement qu’autant qu’il est capable de poursuivre avec continuité le travail d’organisation et de préparation d’où lui vient l’influence qui lui permet d’appeler les masses à l’action.
Il ne peut donc se proposer une tactique répondant à un critère occasionnel et momentané, quitte à prévoir une brusque volte-face au moment où elle apparaîtrait dépassée, et un changement de front qui transformerait en ennemis les alliés de la veille. Si le Parti ne veut pas compromettre sa liaison avec les masses et la possibilité de la renforcer au moment où cela sera le plus nécessaire, toutes ses déclarations et attitudes publiques devront traduire sa continuité de méthode et d’intentions, c’est-à-dire être en parfaite harmonie avec la propagande pour la lutte finale et la préparation à celle-ci.
32. Une des tâches essentielles du Parti communiste pour préparer idéologiquement et pratiquement le prolétariat à la prise révolutionnaire du pouvoir. est de critiquer sans pitié le programme de la gauche bourgeoise et tout programme qui voudrait se servir des institutions démocratiques et parlementaires bourgeoises pour résoudre les problèmes sociaux. La plupart du temps, c’est seulement par des falsifications démagogiques que la droite et la gauche bourgeoises parviennent à intéresser le prolétariat à leurs divergences. Les falsifications ne peuvent évidemment être démontrées par la seule critique théorique: c’est dans la pratique et le vif de la lutte qu’elle seront démasquées.
Le but de la gauche n’est nullement de faire un pas en avant pour atteindre un quelconque échelon intermédiaire entre le système économique et politique capitaliste et le système prolétarien. En général, ses revendication politiques tendent à créer de meilleures conditions de fonctionnement et de défense du capitalisme moderne, tant par leur contenu propre que par l’illusion qu’elles donnent aux masses de pouvoir faire servir les institutions présentes à leur émancipation de classe. Cela vaut pour les revendications d’élargissement du droit de vote et autres garanties et perfectionnement du libéralisme, comme pour la politique anticléricale et l’ensemble de la politique franc-maçonne. Cela vaut également pour les réformes d’ordre économique et social: ou bien elles ne seront pas réalisées, ou elles ne le seront qu’à la condition et dans le but de faire obstacle à la poussée révolutionnaire des masses.
33. Si l’avènement d’un gouvernement de la gauche bourgeoise ou même d’un gouvernement social-démocrate peut être considéré comme un pas vers la lutte finale pour la dictature du prolétariat, ce n’est pas dans le sens qu’il fournit des bases économiques ou politiques utiles, et moins encore accorde au prolétariat une plus grande liberté d’organisation, de préparation et d’action révolutionnaires.
Le Parti communiste a le devoir de proclamer ce qu’il sait grâce non seulement à la critique marxiste, mais à une sanglante expérience: de tels gouvernements pourraient bien laisser sa liberté de mouvement au prolétariat aussi longtemps qu’il les considérerait et les appuierait comme ses propres représentants, mais ils répondraient par la réaction la plus féroce au premier assaut des masses contre les institutions de État démocratique bourgeois.
C’est donc dans un tout autre sens que l’avènement de tels gouvernements peut être utile, à savoir dans la mesure où leur œuvre constituera pour le prolétariat une expérience réelle lui permettant de conclure que seule sa propre dictature peut provoquer la défaite du capitalisme. Il est évident que le Parti communiste ne sera en mesure d’utiliser efficacement cette expérience qu’autant qu’il aura dénoncé par avance la faillite de ces gouvernements et conservé une solide organisation indépendante autour de laquelle le prolétariat pourra se regrouper lorsqu’il se verra contraint d’abandonner les groupes et les partis dont il avait initialement soutenu l’expérience gouvernementale.
34. Une coalition du Parti Communiste avec les partis de la gauche bourgeoise ou de la social-démocratie nuirait donc à la préparation révolutionnaire du prolétariat et rendrait l’utilisation d’une expérience gouvernementale de la gauche difficile. En outre, elle retarderait pratiquement beaucoup la victoire du bloc de gauche sur celui de droite. En effet, si la clientèle du centre bourgeois que ces deux blocs se disputent s’oriente à gauche, c’est parce qu’elle est à bon droit convaincue que la gauche n’est pas moins conservatrice et ennemie de la révolution que la droite.
Elle sait que les concessions proposées par elle sont en majeure partie apparentes, et que lorsqu’elles sont effectives, elles visent à freiner la montée révolutionnaire contre les institutions que la gauche accepte aussi bien que la droite.
Par conséquent, la présence du Parti Communiste dans la coalition de gauche ferait perdre à celle-ci une grande partie de sa clientèle, surtout électorale, perte que l’appui des communistes ne pourrait compenser. Une telle politique retarderait probablement l’expérience au lieu de l’accélérer.
35. Il est indéniable que le bloc de gauche agite des revendications intéressant les masses et correspondant souvent, dans leur formulation, a leurs exigences réelles. Le Parti communiste ne négligera pas ce fait et ne soutiendra pas la thèse superficielle que de telles concessions sont à refuser, car seules les conquêtes finales et totales de la révolution méritent les sacrifices du prolétariat. Pareille proclamation n’aurait aucun sens, car son seul résultat serait de rejeter ce dernier sous l’influence des démocrates et sociaux-démocrates auxquels il resterait inféodé.
Le Parti communiste invitera donc les travailleurs à accepter les concessions de la gauche comme une expérience sur l’issue de laquelle il exprimera les prévisions les plus pessimistes, insistant sur la nécessité pour le prolétariat de ne pas mettre en jeu son indépendance politique et d’organisation, s’il ne veut pas sortir ruiné de l’expérience.
Il incitera les massés à exiger des partis sociaux-démocrates qu’ils tiennent leurs engagements, puisqu’ils se portent garants de la possibilité de réaliser les promesses de la gauche bourgeoise. Par sa critique indépendante et ininterrompue, il se préparera à recueillir les fruits du résultat négatif de ces expériences, dénonçant le front unique de toute la bourgeoisie contre le prolétariat révolutionnaire et la complicité des partis soi-disants ouvriers qui, soutenant la coalition avec une partie de la bourgeoisie, se font les agents de celle-ci.
36. Les partis de gauche et en particulier les sociaux-démocrates affichent souvent des revendications d’une nature telle qu’il est utile d’appeler le prolétariat à l’action directe pour les obtenir. En effet, si la lutte était engagée, l’insuffisance des moyens proposés par les sociaux-démocrates pour réaliser leur programme de mesures ouvrières apparaîtrait immédiatement. A ce moment, le Parti communiste pourra agiter ces mêmes revendications en les précisant, en faire un drapeau de lutte de tout le prolétariat qu’il portera en avant pour forcer les partis qui en parlent par simple opportunisme à s’employer à leur réalisation.
Qu’il s’agisse de revendications économique ou même de caractère politique, le Parti communiste les proposera comme objectif d’une coalition des organisations syndicales. Il évitera cependant la constitution de comités directeurs de lutte et d’agitation dans lesquels il serait représenté et engagé aux côtés d’autres partis, afin de retenir l’attention des masses sur le programme spécifique du communisme et de conserver sa propre liberté de mouvement pour le moment où il devra élargir la plate-forme d’action en débordant les autres partis, abandonnés par les masses après la démonstration de leur impuissance.
Le front unique syndical ainsi compris offre la possibilité d’actions d’ensemble de toute la classe travailleuse. De telles actions, la méthode communiste ne peut sortir que victorieuse, car elle est la seule capable de donner un contenu au mouvement unitaire du prolétariat, et la seule qui ne partage pas la moindre responsabilité dans l’œuvre des partis qui affichent un appui verbal à la cause du prolétariat par opportunisme et avec des intentions contre-révolutionnaires.
37. La situation que nous envisageons peut prendre l’aspect d’une attaque de la droite bourgeoise contre un gouvernement démocratique ou socialiste. Même dans ce cas, le Parti communiste ne saurait proclamer la moindre solidarité avec des gouvernements de ce genre: s’il les accueille comme une expérience à suivre pour hâter le moment où le prolétariat se convaincra de leurs buts contre-révolutionnaires, il ne peut évidemment les lui présenter comme une conquête à défendre.
38. Il pourra arriver que le gouvernement de gauche laisse des organisations de droite, des bandes blanches de la bourgeoisie mener leur action contre le prolétariat et, bien loin de réclamer l’appui de ce dernier, lui refuse le droit de répondre par les armes. Dans ce cas, les communistes dénonceront la complicité de fait, la véritable division du travail entre le gouvernement libéral et les forces irrégulières de la réaction, la bourgeoisie ne discutant plus alors des avantages respectifs de l’anesthésie démocratico-réformiste et de la répression violente, mais les employant toutes les deux à la fois.
Dans cette situation, le véritable, le pire ennemi de la préparation révolutionnaire est le gouvernement libéral: il fait croire au prolétariat qu’il le défendra pour sauver la légalité afin que le prolétariat ne s’arme ni ne s’organise. Ainsi, le jour où par la force des choses celui-ci sera mis dans la nécessité de lutter contre les institutions légales présidant à son exploitation, le gouvernement pourra l’écraser sans mal en accord avec les bandes blanches.
39. Il peut aussi se produire que le gouvernement et les partis de gauche qui le composent invitent le prolétariat à participer à la résistance armée contre l’attaque de la droite. Cet appel ne peut que cacher un piège. Le Parti communiste l’accueillera en proclamant que l’armement des prolétaires signifie l’avènement du pouvoir et de État prolétarien, ainsi que la destruction de la bureaucratie étatique et de l’armée traditionnelle, puisque jamais celle-ci n’obéiraient aux ordres d’un gouvernement de gauche légalement instauré dès le moment où il appellerait le peuple à la lutte armée, et que seule la dictature du prolétariat pourrait donc remporter une victoire stable sur les bandes blanches. En conséquence, le Parti communiste ne pratiquera ni ne proclamera le moindre “loyalisme” à l’égard du gouvernement libéral menacé.
Il montrera au contraire aux masses le danger de consolider son pouvoir en lui apportant le soutien du prolétariat contre le soulèvement de la droite ou la tentative de coup État, c’est-à-dire de, consolider l’organisme appelé à s’opposer à l’avance révolutionnaire du prolétariat au moment où celle-ci s’imposera comme la seule issue, en laissant le contrôle de l’armée aux partis gouvernementaux, c’est-à-dire en déposant les armes sans les avoir employées au renversement des formes politiques et étatiques actuelles, contre toutes les forces de la classe bourgeoise.
40. Dans le cas ci-dessus considéré, les revendications présentées par les partis bourgeois de gauche et social-démocrate comme les objectifs à atteindre ou à défendre retenaient l’attention des masses, et le Parti communiste les proposait à son tour avec plus de clarté et d’énergie, tout en critiquant de façon ouverte les moyens proposés par les autres pour les obtenir.
Mais il est d’autres cas où les besoins immédiats et urgents de la classe ouvrière ne rencontrent qu’indifférence auprès des partis de gauche ou sociaux-démocrates, qu’il s’agisse de conquêtes ou de simple défense. S’il ne dispose pas de forces suffisantes pour appeler directement les masses à l’action en raison de l’influence social-démocrate sur elles, le Parti communiste posera ces revendications et en appellera pour leur conquête au front-unique des syndicats prolétariens, en évitant d’offrir une alliance aux sociaux-démocrates, et même en proclamant qu’ils trahissent même les intérêts contingents et immédiats des travailleurs.
La réalisation d’une action unitaire trouvera à leur poste les communistes qui militent dans les syndicats, tout en laissant au Parti la possibilité d’intervenir au cas où la lutte prendrait un autre cours, dressant inévitablement contre elle les sociaux-démocrates, et parfois même les syndicalistes et les anarchistes. Si les autres partis prolétariens refusent de réaliser le front unique syndical pour ces revendications, le Parti communiste ne se contentera pas de les critiquer et de démontrer leur complicité avec la bourgeoisie.
Pour détruire leur influence, il devra surtout participer en première ligne aux actions partielles du prolétariat que la situation ne manquera pas de susciter et dont les objectifs seront ceux pour lesquels le Parti communiste avait proposé le front unique de toutes les organisations locales et de toutes les catégories. Cela lui permettra de démontrer concrètement qu’en s’opposant à l’extension des mouvements, les dirigeants sociaux-démocrates en préparent la défaite. Naturellement, le Parti communiste ne se contentera pas de rejeter sur les autres la responsabilité d’une tactique erronée.
Avec toute la sagacité et toute la discipline nécessaires, il guettera le moment favorable pour passer outre aux résistances des contre-révolutionnaires, c’est-à-dire l’apparition d’une situation telle dans les masses au cours du développement de la lutte que rien ne les empêcherait plus de suivre un appel du Parti communiste à l’action. Une telle initiative ne peut être prise que centralement, et en aucun cas localement par des organisations du Parti communiste ou par des syndicats contrôlés par les communistes.
41. Plus spécialement, l’expression “tactique directe” désigne l’action du Parti quand la situation l’incite à prendre, indépendamment de tous, l’initiative d’attaquer le pouvoir bourgeois afin de l’abattre ou de lui porter un coup grave. Pour pouvoir entreprendre une pareille action le Parti doit disposer d’une organisation intérieure assez solide pour lui donner la certitude absolue que les directives du centre seront parfaitement suivies.
Il doit en outre pouvoir compter sur la discipline des forces syndicales contrôlées par lui afin d’être sûr qu’une grande partie des masses le suivra. Il a en outre besoin de formations militaires d’une certaine efficacité et, afin de conserver à coup sûr la direction du mouvement au cas probable où il serait mis hors-la-loi par des mesures d’exception, de tout un appareil d’action illégale, et spécialement d’un réseau de communications et de liaisons que le gouvernement bourgeois ne puisse contrôler.
Dans une action offensive, c’est le sort d’un très long travail de préparation qui peut se décider. Avant de prendre une si lourde décision, le Parti devra donc étudier à fond la situation. Il ne suffira pas qu’elle lui permette de compter sur la discipline des forces directement encadrées et contrôlées par lui, ni qu’elle l’autorise à prévoir que les liens l’unissant à la fraction la plus vivante du prolétariat ne se briseront pas au cours de la lutte. Il devra également avoir l’assurance que son influence sur les masses et la participation du prolétariat iront croissant au cours de l’action, car le développement de celle-ci réveillera et rendra effectives des tendances naturellement répandues dans les couches profondes de la masse.
42. Il ne sera pas toujours possible de proclamer ouvertement que le mouvement d’ensemble déclenché par le Parti communiste a pour but de renverser le pouvoir bourgeois. Sauf en cas de développement exceptionnellement rapide de la situation. révolutionnaire, le Parti pourra engager l’action sur des mots d’ordre qui ne soient pas encore la prise révolutionnaire du pouvoir, mais ne puissent dans une certaine mesure être réalisés que grâce à elle, bien que les masses ne les considèrent que comme des exigences immédiates et vitales.
Dans la mesure limitée où ces mots d’ordre sont réalisables par un gouvernement qui ne soit pas encore la dictature du prolétariat, ils laissent au Parti communiste la possibilité d’arrêter l’action à un certain point sans porter atteinte à l’organisation et à la combativité des masses. Cela peut être utile s’il semble impossible de continuer la lutte jusqu’au bout sans compromettre la possibilité de la reprendre efficacement plus tard.
43. Il n’est pas exclu non plus que le Parti juge opportun de lancer directement un mot d’ordre d’action tout en sachant qu’il ne s’agit pas encore de prendre le pouvoir, mais seulement de conduire une bataille dont le prestige et l’organisation de l’adversaire sortiront ébranlés et qui renforcera matériellement et moralement le prolétariat. Dans ce cas, le Parti appellera les masses à la lutte soit pour des objectifs réellement à atteindre, soit sur des objectifs plus limités que ceux qu’il se propose d’atteindre en cas de succès.
Dans le plan d’action du Parti, ces objectifs devront être ordonnés selon une progression de façon à ce que chaque succès puisse constituer une plate-forme d’attente lui permettant de se renforcer pour les luttes suivantes. On évitera le plus possible la tactique désespérée consistant à se lancer dans la lutte dans des conditions telles que les seules possibilités soient ou bien le triomphe de la révolution, ou bien, dans le cas contraire, la certitude de la défaite et de la dispersion des forces prolétariennes pour une durée imprévisible.
Les objectifs partiels sont indispensables pour conserver à coup sûr le contrôle de l’action, et on peut les formuler sans entrer en contradiction avec la critique que le Parti fait de leur contenu économique et social quand ils sont considérés comme des fins en soi dont les masses pourraient se satisfaire après les avoir atteintes, et non pas comme l’occasion de luttes qui sont un moyen, un pas vers la victoire finale. Bien entendu, la détermination de ces objectifs et des limites de l’action est toujours un problème terriblement délicat; c’est par l’expérience, et par la sélection de ses chefs, que le Parti devient capable d’assumer cette suprême responsabilité.
44. Le Parti ne doit ni croire ni faire croire que lorsque le prolétariat manque de combativité, il suffise qu’un groupe d’audacieux se lance dans la lutte et tente des coups de main contre les institutions bourgeoises pour que son exemple réveille les masses. C’est dans le développement de la situation économique réelle qu’il faut chercher les raisons qui feront sortir le prolétariat de sa prostration. Si la tactique du Parti peut et doit contribuer à ce réveil, c’est par un travail beaucoup plus profond et continu que ne peut l’être le geste spectaculaire d’une avant-garde lancée à l’assaut.
45. Le Parti se servira toutefois de ses forces et de son encadrement pour des actions menées par des groupes armés, des organisations ouvrières, et même des foules, et bien contrôlées par lui dans leur plan et leur exécution; ayant une valeur démonstrative et défensive, ces actions sont destinées à prouver concrètement aux masses qu’avec de l’organisation et de la préparation il est possible d’affronter certaines résistances et contre-attaques de la classe dominante, qu’elles se manifestent sous la forme d’actions terroristes de groupes armés réactionnaires, ou sous la forme d’interdictions policières contre certaines formes d’organisation et d’activité prolétariennes.
Le but ne sera pas de provoquer une action générale, mais de rendre à la masse abattue et démoralisée le plus haut degré de combativité par une série d’actions concourant à réveiller en elle les sentiments et le besoin de la lutte.
46. Le Parti évitera absolument qu’au cours de telles action locales la discipline intérieure des organisations syndicales ne soit violée par les organes locaux et par les communistes qui y militent. Ceux-ci, en effet, ne doivent pas en venir à une rupture avec les organes centraux nationaux dirigés par d’autres partis, car ils doivent, comme il a déjà été dit, servir de points d’appuis indispensables pour conquérir ces organes. Cependant le Parti communiste et ses militants suivront attentivement les masses en leur donnant tout leur appui lorsqu’elles répondent spontanément aux provocations bourgeoises, fut-ce en rompant avec la discipline d’inaction et de passivité imposée par les chefs des syndicats réformistes et opportunistes.
47. Dans la situation qui caractérise le moment où le pouvoir de État est ébranlé sur ses bases et est sur le point de tomber, le Parti communiste, déployant ses forces au maximum et menant dans les masses le maximum d’agitation sur les conquêtes suprêmes, ne laissera pas échapper l’occasion d’influer sur les moments d’équilibre instable de la situation en utilisant, tout en gardant une action indépendante, toutes les forces marchant momentanément dans la même direction que lui.
Quand il sera bien sûr de prendre le contrôle du mouvement dès que l’organisation traditionnelle de État aura cédé, il pourra recourir à des accords transitoires avec d’autres mouvements disposant de forces dans le camp en lutte, sans pourtant faire de ceci l’objet d’une propagande et de mots d’ordre aux masses. Dans tous les cas, la seule mesure de l’opportunité de ces contacts et du bilan qu’on devra ensuite en faire, sera le succès.
La tactique du Parti communiste n’est jamais dictée par des a priori théoriques ou par des préoccupations éthiques ou esthétiques, mais uniquement par le souci de conformer les moyens aux fins et à la réalité du processus historique, selon cette synthèse dialectique de doctrine et d’action qui est le patrimoine d’un mouvement appelé à devenir le protagoniste du plus vaste renouvellement social, le chef de la plus grande guerre révolutionnaire.