Pour comprendre l’arrivée d’Alexandre Rodtchenko à la photographie dans un sens réaliste socialiste, il faut saisir l’ensemble du mouvement. Initialement, c’est un cubiste-futuriste, un membre de la bohème artistique cherchant à témoigner de la transformation du monde par une transformation esthétique.

En avril 1918, il écrivit un texte destiné « aux artistes prolétaires » dont il se veut un représentant lui-même, où il exprime une vision petite-bourgeoise radicale :

« Nous sommes les prolétaires du pinceau ! Des créateurs martyrs ! Des artistes exploités !

Nous logeons dans des greniers froids et dans des caves humides ! (…)

Nous dont la situation est pire que celle des ouvriers exploités, car nous sommes des ouvriers pour gagner notre pain, et des créateurs au service de l’art, le tout en même temps ! »

Après la révolution russe, il est l’une des figures majeures des constructivistes, qui oppose la composition artistique propre à l’art du passé à la construction du présent désormais industriel.

Au tout début des années 1920, la lecture esthétique d’Alexandre Rodtchenko est la suivante :

« L’espace pictural se construit sur un rapport de PLANS (ou de coulisses), constitués de :

1. Lignes

2. Surfaces

3. Volumes

dans leur :

1. Rythme

2. Étendue

3. Couleur

4. Facture »

La couleur n’est pas une réalité, mais un appui à la mise en valeur de l’espace. Elle ne vise pas à coloriser, mais à soutenir une forme en trois dimensions, qui part de la ligne, passe par la surface, arrive au volume, le tout possédant un rythme permettant un agencement vivant des rapports spatiaux entre les volumes.

Reproduction d’une construction spatiale d’Alexandre Rodtchenko

Reproduction d’une construction spatiale d’Alexandre Rodtchenko

Alexandre Rodtchenko considéra que l’art était ainsi une occupation de l’espace par une construction. Tout est ainsi une question de ligne. On est là très précisément dans la perspective cubiste-futuriste.

La perspective cubiste-futuriste a comme critères esthétiques – ce que la bourgeoisie n’a jamais compris – le poids, la vitesse, le mouvement. Les différents courants cubistes-futuristes s’affrontent sur les priorités et les modes opératoires.

Alexandre Rodtchenko pense avoir résolu le problème avec la ligne. Dans un article intitulé Dynamisme du plan, datant de 1918, Alexandre Rodtchenko décrit de la manière suivante sa fascination pour les lignes :

« Dessinant des plans verticaux, fixés avec la couleur adéquate, et coupant ces plans par des lignes dirigées en profondeur, je découvre que la couleur n’est qu’un moyen conventionnel de distinguer les plans, de distinguer un plan d’un autre, et aussi de distinguer un plan par rapport aux indices de profondeur et aux intersections (…).

Quand j’étudie une projection dans sa profondeur, sa hauteur, sa largeur, je découvre une infinie possibilité de projections en dehors du temps. En travaillant de cette façon, j’appelle mes dernières œuvres des « compositions de mouvements de plans colorés et projetés ».

Dans l’article La ligne, en 1921, il présente ainsi l’histoire de la représentation de l’objet en peinture, avec cette obsession moderniste de dépassement de l’objet par une représentation abstraite censée être plus « profonde », réelle, authentique, etc.

« Après s’être servi de l’objet en l’interprétant de toutes les façons possibles, depuis le réalisme et le naturalisme jusqu’au futurisme, la peinture en passant au cubisme a décomposé l’objet avec une science presque anatomique, jusqu’à ce qu’elle se libère enfin complètement de ce dernier barrage en débouchant sur la non-figuration.

Après avoir rejeté l’objet et le sujet, la peinture s’est souciée exclusivement de ses problèmes propres, qui, en grandissant, ont largement pris la place de l’objet et de son interprétation, tous deux exclus de la peinture.

Ensuite la non-figuration a également rejeté le mode d’expression ancien de la peinture, elle a introduit des procédés d’écriture absolument nouveaux, mieux adaptés à ses formes géométriquement simples, claires et précises.

Elle a eu recours à la peinture au couteau, au rouleau, à la presse, etc. Le pinceau a cédé la place à de nouveaux instruments avec lesquels il est commode, simple et plus fonctionnel de travailler la surface (…).

Ces derniers temps, travaillent exclusivement sur la construction des formes et sur le système de leur structure, j’ai commencé à introduire la ligne dans le plan en tant que nouvel élément de construction.

La signification de la ligne s’est enfin complètement révélée : d’une part, son aspect arête, bord extrême ; et d’autre part, en tant que facteur essentiel de la construction de tout organisme en général, le squelette, pourrait-on dire (ou l’assise, l’armature, le système).

La ligne est le premier et le dernier élément, aussi bien en peinture que dans toute construction en général (…).

En mettant l’accent sur la ligne, comme seul élément à l’aide duquel on puisse construire et créer, nous rejetons par là-même toute esthétique de la couleur, la facture et le style, parce que tout ce qui masque la construction est style (par exemple, le carré de Malévitch).

Avec la ligne apparaît une nouvelle idée de la construction ; il s’agit véritablement de construire et non pas de figurer, de façon concrète ou abstraite, il s’agit de construire de nouvelles structures constructives fonctionnelles, dans la vie et non pas depuis la vie en dehors de la vie.

La construction est un système, grâce auquel un objet est exécuté en utilisant fonctionnellement le matériau ; le but recherché étant fixé à l’avance. Chaque système exige son propre matériau et l’utilisation spécifique de ce matériau, chaque système sera une invention ou bien un perfectionnement.

La construction, s’agissant de constructions dans un plan, c’est la conception d’une structure réelle possible, ou alors c’est la conception de formes découlant l’une de l’autre régulièrement (selon un système), ou la construction de formes qui ne se « mangent » pas l’une l’autre ; et chaque forme, distincte en elle-même, ne diminue pas l’importance de l’autre, toutes ensemble elles fonctionnent rationnellement selon un seul système, tout en traitant de façon fonctionnelle le matériau et l’espace dans lequel elles se trouvent (…).

Travailler pour la vie et non pas pour les palais, pour les églises, pour les cimetières et les musées.

Travailler au milieu de tous, pour tous et avec tous.

Il n’est rien d’éternel, tout est provisoire.

La prise de conscience, l’expérience, le but, les mathématiques, les techniques, l’industrie et la construction, voilà ce qui est au-dessus de tout.

Vive la technique constructive.

Vive l’attitude constructive envers toute chose.

Vive le CONSTRUCTIVISME. »

Alexandre Rodtchenko est ainsi un constructiviste, mais le constructivisme est pour lui un mode concret d’intervention artistique utilisant la ligne. C’est essentiel pour saisir comment ce principe va être transformé dans le sens réaliste socialiste de la photographie.


Revenir en haut de la page.