Al-Farabi a trouvé le moyen de définir le chef de la cité vertueuse, en mêlant l’Islam à Aristote et en s’appuyant sur Platon pour corriger les inévitables défauts d’un système combinant un idéalisme religieux et un matérialisme philosophique.

Al-Farabi dit somme toute la chose suivante : Aristote a raison de dire que l’être humain ne pense pas et qu’il existe une intelligence virtuelle universelle à laquelle on correspond en pensée si on réfléchit de manière cohérente.

Un être humain ne peut pas penser et conceptualiser, il ne peut le faire que parce que les choses sont conceptualisables et si les choses sont conceptualisables, c’est que le monde est conceptualisé. S’il est conceptualisé, c’est qu’il est posé en termes de concepts et il existe une pensée virtuelle somme de tous ces concepts.

Le monde est matériel et ordonné, contempler le monde c’est en retrouver les principes, mais on ne « pense » pas, on reflète dans sa pensée l’ordre du monde. Plus on le fait, plus on est en phase avec le monde, et plus on est heureux.

Chez Aristote, être heureux c’est comprendre le plus possible le fonctionnement du monde, en correspondant à sa propre nature (les non-humains se contentant de ce dernier aspect, qu’ils soient un lapin, un nuage, un tournesol, etc.).

Al-Farabi ajoute cependant un aspect. Il dit que ce qu’on réfléchit, lorsqu’on le fait correctement et qu’on retombe sur l’ordre du monde, peut correspondre à deux situations. Il peut s’agir d’une interrogation théorique, comme cela peut concerner une question pratique.

C’est là une lecture indubitablement dialectique, qu’Aristote n’avait pas fait, relevant d’une société esclavagiste ne reconnaissant par définition pas la dignité du travail.

Al-Farabi appartient lui à une société qui s’est matériellement développée et même s’il privilégie en tant que musulman le « centre » divin, le « centre » de la ville, le « centre » militaire, il accorde une valeur en soi à la transformation pratique.

Il peut donc discerner théorie et pratique, et en pratique les séparer et les poser en opposition dialectique.

« L’intelligence agente est la cause par laquelle les intelligibles en puissance deviennent des intelligibles en acte, elle est aussi la cause par laquelle l’intelligence en puissance devient intelligence en acte.

Or ce qui doit être intelligence en acte, c’est la puissance raisonnable, et celle-ci a deux aspects : un aspect théorique et un aspect pratique, cette dernière a pour rôle de réaliser les choses particulières présentes et futures, alors que la théorique a pour rôle d’intelliger les intelligibles connaissables.

La puissance imaginative fait le lien entre les deux aspects de la puissance raisonnable. Ainsi ce que la puissance raisonnable reçoit de l’intelligence agente – qui est dans la même situation que la lumière de la vue- peut déborder sur la puissance imaginative.

Alors l’intelligence agente aura une certaine action sur la puissance imaginative, elle lui fournit parfois les intelligibles qui se produisent dans la puissance raisonnable théorique, et parfois elle lui fournit des partielles sensibles qui se produisent dans la puissance raisonnable pratique ; la puissance imaginative reçoit ainsi les intelligibles par les imitations sensibles composées par elle. »

Il y a donc deux formes de puissance imaginative : celle concernant la théorie et celle concernant la pratique.

Or, Al-Farabi est musulman. Chez Aristote, Dieu est un concept simplement pratique pour expliquer que le monde existe car Dieu l’a produit, mais Dieu est tourné vers lui-même, il se satisfait de lui-même de manière totale, le monde n’est qu’un sous-produit indirect dont il ne se préoccupe pas.

Al-Farabi, par contre, croit en un Dieu qui est tourné vers le monde. Comme cela ne correspond pas à ce qui dit Aristote, il modifie le Dieu passif d’Aristote en le remplaçant par le Dieu actif de Platon et des néo-platoniciens.

Al-Farabi reprend le principe de l’émanation : Dieu « émane » sa lumière divine à une première forme, la première forme à une seconde, la seconde à une troisième, etc. jusqu’à ce que cela émane sur le monde.

Il est d’usage ici de faire correspondre ces étapes aux anges et aux planètes (la 1ère intelligence correspond au premier ciel, la seconde aux étoiles fixes, la troisième à Saturne, la quatrième à Jupiter, la cinquième à Mars, la sixième au Soleil, la septième à Vénus, la huitième à Mercure, la neuvième à la lune, la dixième au monde).

Le chef adéquat profite ici de cette émanation en série, car il parvient à en saisir le débordement au moyen de sa puissance imaginative. C’est ce qui le distingue des autres êtres humains et lui confère une dimension prophétique.

« Le premier degré par quoi l’homme est l’homme, c’est cette disposition naturelle réceptive destinée à devenir intelligence en acte. Elle est commune à tous les hommes (…).

Ce qui déborde de Dieu (…) sur l’intellect agent, ce dernier le déverse sur l’intellect patient de cet homme par l’intermédiaire de l’intellect acquis, puis sur sa puissance imaginative.

Par ce qui déborde sur son intellect patient, il devient sage, philosophe et parfaitement intelligent.

Par ce qui déborde sur sa puissance imaginative, [il devient] prophète, annonciateur du futur et narrateur des [événements] particuliers présents, et ce grâce à un être dans lequel il intellige le divin.

Pareil homme est au rang le plus achevé de l’humanité et au faîte du bonheur. Son âme est parfaite et unie à l’Intellect agent. »

Le chef se distingue par sa capacité à réceptionner le débordement d’informations émanant de l’ordre cosmique.


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