L’être humain est ainsi devenu une force géologique, il intervient dans l’existence chimique de la planète. Composante de la matière vivante, il reflète ce qu’on doit appeler un développement inégal, amenant un saut qualitatif.

Pour cette raison, dans La géochimie, Vladimir Vernadsky parle de l’homo faber, l’homme qui fait, ayant pris le relais de l’homo sapiens, l’homme qui sait. L’expression est emprunté au philosophe français vitaliste Henri Bergson (en 1907 dans L’Évolution créatrice), mais, donc, en lui donnant un sens différent, lié à la géobiochimie.

« Dans le cours des derniers milliers d’années l’action géochimique de l’humanité, qui au moyen de l’agriculture s’empare de la matière vivante verte, est devenue intense et excessivement multiple.

Nous observons une étonnante rapidité de la croissance de cette action. C’est l’action de la conscience et de l’esprit collectif de l’humanité sur les processus géochimiques.

L’homme a introduit une nouvelle forme d’action de la matière vivante sur l’échange des atomes de la matière vivante avec la matière brute.

Ce ne sont plus seulement les éléments nécessaires à la production, à la formation de la matière vivante qui entrent ici en jeu et changent ses édifices moléculaires. Ce sont des éléments nécessaires à la technique et à la création des formes civilisées de la vie. L’homme agit ici non comme Homo sapiens, mais comme Homo faber.

Et il répand son action sur tous les éléments chimiques. Il change l’histoire géochimique de tous les métaux, il forme des composés nouveaux, les reproduit en quantités énormes, du même ordre que les masses des minéraux, produits de réactions naturelles.

Dans l’histoire de tous les éléments chimiques c’est un fait d’une importance unique1. Pour la première fois dans l’histoire de notre planète nous voyons la formation de composés nouveaux, un changement inouï de la face terrestre.

Au point de vue géochimique tous ces produits : les masses des métaux libres, comme le fer, le cuivre, l’étain ou le zinc, les masses d’acide carbonique, produits de la calcination de la chaux ou de la combustion du charbon de terre, les quantités énormes d’anhydride sulfureux ou de l’hydrogène sulfuré formés pendant les processus chimiques et métallurgiques et une quantité de plus en plus grande d’autres produits techniques ne se distinguent pas des minéraux.

Ils changent le cours éternel des cycles géochimiques.

Il est clair que ce n’est pas un fait accidentel, qu’il était préformé par toute l’évolution paléontologique. C’est un fait naturel comme les autres et nous y voyons un nouveau phénomène où la matière vivante agit en contradiction apparente avec le principe de Carnot [également et surtout connu comme le deuxième principe de la thermodynamique].

Où s’arrêtera ce processus, ce fait géologique tout nouveau ? Et s’arrêtera-t-il ? Les poètes et les philosophes nous donnent des réponses, qui souvent ne paraissent pas improbables et impossibles à l’homme de science.

L’étude géochimique démontre l’importance de ce processus et sa liaison intime avec tout le mécanisme chimique de l’écorce terrestre. Il est à l’état d’évolution dont l’effet final ne nous est pas encore dévoilé. »

Vladimir Vernadsky, La géochimie

Ce qui caractérise Vladimir Vernadsky, c’est que malgré son empirisme-critique, propre à la bourgeoisie, il a toujours été porté par la vigueur démocratique et a été pour cette raison d’un optimisme sans faille.

Les dernières lignes de La géochimie sont ainsi les suivantes :

« En jetant maintenant un coup d’œil sur les phénomènes étudiés dans ces leçons on peut, il me semble, tirer les conclusions générales suivantes :

Le mécanisme de l’écorce est réglé par les propriétés des atomes qui la forment et la composition chimique de l’écorce n’est pas accidentelle.

La grande masse de la matière y est en mouvement atomique incessant et forme des cycles fermés réversibles qui se renouvellent, toujours les mêmes. Ils se renouvellent à la surface par l’action de l’énergie du soleil, absorbée par la matière vivante, et dans les profondeurs par l’énergie atomique qu’émet la matière radioactive.

Ce mécanisme ne paraît pas être éternel. L’activité de l’humanité (et peut-être de toute la matière vivante) introduit à la surface terrestre des changements, dont les conséquences au cours des temps nous échappent. La matière radioactive se détruit dans des conditions où nous ne voyons pas la possibilité de la reconstitution des atomes transformés.

Cette représentation, comme toute représentation humaine, n’est qu’un faible reflet de l’immense grandeur du Cosmos, lequel nous apparaît partout et toujours comme l’Ordre de la Nature et non comme un produit d’un Hasard chaotique. »

Vladimir Vernadsky, La géochimie

La Nature possède un ordre et les événements historiques – géologiques, chimiques, biologiques – dans la biosphère, de la biosphère, ne doivent rien au hasard. Cela est formulé ainsi dans La biosphère :

« L’homme doué d’entendement et sachant diriger sa volonté peut atteindre de façon directe ou indirecte des régions inaccessibles à tous les autres organismes vivants.

Étant donné l’unité indissoluble de tous les êtres vivants qui saute aux yeux lorsqu’on embrasse la vie comme un phénomène planétaire, cette capacité de l’Homo sapiens ne peut être envisagée comme un phénomène accidentel. »

Vladimir Vernadsky, La biosphère

Vladimir Vernadsky est bien un titan ayant contribué au matérialisme dialectique.


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