Le meilleur moyen pour comprendre comment Vladimir Vernadsky est parvenu à saisir la planète Terre comme biosphère, comme système où tout est inter-relié dans un vaste processus en mouvement, est de reconstruire les étapes de sa pensée.

Vladimir Vernadsky est en effet né en 1863 et c’est uniquement dans les années 1920 qu’il expose sa thèse sur la biosphère. Celle-ci est l’aboutissement dialectique de toute une vaste réflexion sur la matière, sa nature, ses modes d’existence et de développement.

L’idée est somme toute assez simple pour quelqu’un vivant au 21e siècle : les êtres vivants ont un impact sur la planète, qui elle-même existe dans des conditions en étroit rapport avec la vie, la permettant.

Dans La biosphère, Vladimir Vernadsky souligne la découverte qu’est cette approche dans sa substance même, à l’époque :

« On a longtemps considéré comme un fait indubitable que la composition chimique de l’écorce terrestre était déterminée par des causes purement géologiques, qu’elle était le résultat de l’action réciproque de nombreux et divers phénomènes géologiques, les uns grandioses, les autres insignifiants.

On cherchait à expliquer cette composition par l’action réunie des phénomènes géologiques que nous observons encore actuellement dans le milieu ambiant, par l’action chimique et dissolvante des eaux, de l’atmosphère, des organismes, des éruptions volcaniques, etc.

L’écorce terrestre paraissait devoir sa composition chimique actuelle, quantitative et qualitative, à l’action réunie de processus géologiques immuables durant tous les temps géologiques, jointe à l’immuabilité des propriétés des éléments chimiques dans tout le cours de ces temps (…).

L’importance de la vie dans la structure de l’écorce terrestre ne pénétra que lentement l’esprit des savants et n’est pas encore aujourd’hui appréciée dans toute son étendue.

Ce n’est qu’en 1875 qu’E. Suess, professeur à l’université de Vienne, un des plus éminents géologues du dernier siècle, introduisit dans la science la notion de la biosphère, comme celle d’une enveloppe particulière de l’écorce terrestre, enveloppe pénétrée de vie.

Il donna ainsi une expression achevée à l’idée de l’ubiquité de la vie, de la continuité de sa manifestation à la surface terrestre, qui pénétrait lentement la mentalité scientifique.

En établissant la nouvelle notion d’une enveloppe terrestre particulière, déterminée par la vie, Suess énonçait en réalité une nouvelle généralisation empirique d’une grande portée, dont il n’avait pas prévu toutes les conséquences.

Cette généralisation commence seulement à devenir claire, par suite des nouvelles découvertes scientifiques, inconnues à son époque. »

Image synthétisée de la Terre, en 2012, à partir des données du satellite Suomi NP de la NASA.

Image synthétisée de la Terre, en 2012, à partir des données du satellite Suomi NP de la NASA.

Vladimir Vernadsky arrive à cette conclusion à la suite d’un travail titanesque et encyclopédique. C’est en effet une figure très importante de la science mondiale, auteur d’ouvrages sur la cristallographie (en 1894 et en 1904) et la minéralogie (1908), sur la minéralogie dans l’empire russe en plusieurs volumes, une histoire des minéraux de la croûte terrestre en plusieurs volumes également.

Lors de sa visite en France au début des années 1920, il travailla avec pas moins que Pierre Curie et Marie Curie-Sklodowska ; il étudia la thermodynamique chimique dans le laboratoire de Henry-Louis Le Chatelier. Il enseigne à l’université de Moscou de 1891 à 1911, avant que son activité ne prenne un sens encore plus important lorsqu’il fit partie des institutions soviétiques.

Vladimir Vernadsky, en 1889. La photographie a été prise dans un studio parisien.

Vladimir Vernadsky, en 1889. La photographie a été prise dans un studio parisien.

Les années 1920 représentent un tournant ; c’est à ce moment-là qu’il écrivit un ouvrage intitulé La géochimie, publié en France, puis La biosphère. S’il en est arrivé là, c’est qu’il a constaté une chose marquante.

Si on prend la vie chimique sur terre, elle n’a pas connu de modification ; il n’y a pas de nouveaux minéraux, les phénomènes climatiques ont une même nature, tout comme les phénomènes volcaniques.

La vie, par contre, a connu de son côté une évolution ininterrompue, des transformations incessantes. Il y a là un contraste saisissant.

Voici comment Vladimir Vernadsky résume cela dans L’évolution des espèces et la matière vivante, une communication faite à la Société des Naturalistes de Leningrad le 5 février 1928.

« La biosphère dans ses traits fondamentaux n’a pas changé au cours des époques géologiques depuis l’ère archéozoïque, par conséquent, depuis au moins deux milliards d’années.

Cette structure se révèle par un grand nombre de phénomènes correspondants, parmi lesquels les phénomènes biogéochimiques.

Ainsi les cycles géochimiques des éléments chimiques semblent demeurer immuables au cours des temps géologiques. Ils ont dû revêtir à l’époque cambrienne le même caractère qu’à l’époque quaternaire ou que de nos jours.

Les conditions du climat, les phénomènes volcaniques, les phénomènes chimiques et physiques de l’érosion sont demeurés, au cours de toutes les époques géologiques, tels qu’on les observe actuellement.

Au cours de toute l’existence de la Terre jusqu’à l’apparition de l’humanité civilisée, aucun nouveau minéral n’a été créé.

Les espèces des minéraux sur notre planète demeurent invariables ou se modifient sous l’action du temps d’une façon identique.

Des composés identiques à ceux d’aujourd’hui se sont formés de tout temps. En aucun cas, on ne saurait rattacher une espèce minérale à une époque géologique déterminée.

C’est en quoi les espèces minérales se distinguent nettement des matières vivantes homogènes, des espèces des organismes vivants.

Ces dernières se modifient d’une façon très marquée au cours des temps géologiques; il s’en forme toujours de nouvelles tandis que les espèces minérales demeurent identiques.

La vie considérée sous l’aspect géochimique (en tant qu’élément de la biosphère, soumis à de simples oscillations), prise dans son ensemble, apparaît comme stable et immuable. »

Il y a ainsi, si l’on veut, une matière inerte qui ne change pas, une matière vivante qui change. Mais cette dernière dépend d’une réalité chimique planétaire possédant une stabilité.

Il y a donc trois éléments : la matière inerte, la matière vivante, et si l’on veut, en quelque sorte, le produit dialectique de ces deux opposés, la planète comme Biosphère.

Même s’il y a une différence entre la matière inerte et la matière vivante, cela reste de la matière, avec des composantes chimiques, atomiques. Les êtres vivants ne peuvent pas se développer s’ils ne trouvent pas les éléments matériels pour se constituer.

Les êtres vivants changent ainsi, ils évoluent, mais sur la même base chimique, atomique. Ils évoluent dans un monde stable sur le plan de sa nature matérielle. Cela signifie ni plus ni moins qu’ils se transforment, sans qu’il y ait eu d’apport extérieur, de modification de la base chimique.

Or, pour le matérialisme dialectique, la contradiction est interne. La contradiction entre matière vivante et matière inerte est productive. C’est là où la démarche de Vladimir Vernadsky s’avère particulièrement forte.

Vladimir Vernadsky intervient comme scientifique justement parce qu’en tant que chimiste, il voit une absence de mouvement là où il y a en même temps mouvement. Dans la même communication scientifique, il dit ainsi :

« Tandis que l’aspect morphologique, géométrique, de la vie prise dans son ensemble subit de grands changements et se manifeste continuellement par l’évolution grandiose des formes vivantes depuis l’ère archéozoïque, la formule numérique, quantitative, de la vie, toujours prise dans son ensemble, demeure immuable dans ses proportions essentielles et, il semble bien aussi, dans ses fonctions essentielles. »

Vladimir Vernadsky souligne par ailleurs qu’il ne faut pas pour autant perdre de vue les organismes vivants qui n’ont pas connu de réel changement sur plusieurs millions d’années. Il y a ici quelque chose d’important, dont la signification reste à étudier. Il a remarqué ainsi le développement inégal de la matière vivante.

Voici encore comment il exprime la même pensée, dans De quelques manifestations géochimiques de la vie.

« Le monde organique s’est transformé suivant des lois définies depuis l’ère algonkienne [ancienne division du protérozoïque, éon allant de 2500 à 540 millions d’années avant notre ère] où nous pouvons en retrouver les premières traces, jusqu’au temps présent les changements morphologiques survenus sont immenses.

Mais sa composition chimique n’a pu subir de grandes modifications car, au cours des millions d’années qui se sont écoulées depuis lors, nous constatons la formation des mêmes minéraux pendant toute cette immense durée on observe pour les éléments chimiques les mêmes cycles qu’à l’époque actuelle.

Et la matière vivante a dû infailliblement prendre part à la formation de ces minéraux, dans l’histoire de ces cycles. Il est évident qu’il a toujours existé des organismes différents au point de vue morphologique, mais, comme par la suite, siliceux, ferreux, calciques, magnésiens et au très, produisant la même action chimique que leurs analogues chimiques non morphologiques d’aujourd’hui.

Dans le cas contraire, nous aurions trouvé dans différentes formations géologiques des minéraux différents, comme nous y avons trouvé des organismes différents. Mais cela ne s’est pas produit. Les mêmes minéraux se retrouvent dans les différentes formations géologiques, à commencer par l’ère algonkienne jusqu’à l’ère actuelle. »

Cette stabilité est un point essentiel. C’est elle qui interpelle Vladimir Vernadsky. Le décalage entre la matière inerte et ses phénomènes, avec la minéralogie montrant d’un côté une continuité, et la matière vivante qui elle ne cesse de connaître des transformations, l’a amené à chercher tant leur différence que leur rapport interne.

Ce rapport interne apparaît comme inévitable, par le fait même que la matière vivante existe et que la matière inerte existe aussi, que la première agit sur la seconde, et donc qu’elle a toujours agi, puisqu’il n’y a pas eu de changement.


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