Les contorsions allemande et française pour « justifier » la guerre forment littéralement des modèles du genre dans la plupart des pays. Les social-démocraties autrichienne, hongroise et tchèque tinrent les mêmes positions sociales-chauvines.

Affiche mise en place pour le congrès socialiste international de Vienne, qui fut empêché par le déclenchement de la guerre mondiale

Affiche mise en place pour le congrès socialiste international de Vienne, qui fut empêché par le déclenchement de la guerre mondiale

La social-démocratie autrichienne avait mené d’intenses initiatives anti-guerre en 1912, alors que l’empire austro-hongrois visait l’hégémonie sur les Balkans ; les congrès du Parti insistaient sur le refus du militarisme et de la guerre, l’affirmation de l’internationalisme, etc.

Mais pareillement il fut expliqué que ce n’est pas le peuple qui décide de la paix et de la guerre, que la social-démocratie n’a aucune responsabilité dans tout cela, qu’il fallait maintenir les structures pour l’après-guerre où les choses reprendraient leur cours, que la guerre mondiale était la faute du tsar, etc.

La social-démocratie hongroise dit exactement la même chose alors, mais du côté autrichien-allemand s’ajoute le pangermanisme : ce serait l’heure du destin de la nation allemande, dont la vie est en jeu et qui voit la possibilité d’enfin s’affirmer, etc.

Cette ligne rendit fou de rage la section italienne de la social-démocratie autrichienne, alors que la section polonaise appela à se mobiliser contre la « brute moscovite ». Cette rhétorique guerrière contre les barbares envahisseurs est systématique pour compenser le retournement de situation.

Le congrès syndical belge, fin juillet 1914, affirmait par exemple :

« Le Congrès syndical affirmant l’irréductible opposition du prolétariat à la guerre, lance un cri d’alarme international et invite l’Internationale ouvrière à mettre tout en œuvre pour empêcher ce crime contre l’humanité et se solidarise dès à présent avec les travailleurs d’autres pays. »

Le Parti Ouvrier Belge appelait de son côté à Bruxelles à une manifestation de protestation contre la guerre pour le 3 août 1914, qui fut annulée, alors que le 6 août les députés socialistes votaient « les crédits nécessaires à la mobilisation et à l’entretien des soldats et de la population civile. »

Le manifeste « à la population » expliqua que cela va être un grand massacre… mais qu’on n’y peut rien.

« Dans quelques jours, dans quelques heures peut-être, des millions d’hommes qui demandaient à vivre en paix, vont être entraînés, sans leur aveu, dans la plus effroyable des tueries par des traités qu’ils n’ont pas consentis, par des volontés qui leur sont étrangères.

La démocratie socialiste n’a aucune responsabilité dans ce désastre. »

L’article Pour le salut commun paru dans le quotidien Le Peuple le 4 août 1914 illustra alors la substance de ce tournant social-chauvin :

« De toutes parts, tandis que le sentiment public s’enfièvre, s’exalte et tour à tour, il le faut bien dire, s’angoisse ou s’exaspère, de beaux jeunes gars, sans distinction de classe, ceux-ci de souche ouvrière, ceux-là d’origine bourgeoise, réclament l’honneur d’être enrôlés comme volontaires.

Et nous, les farouches et les irréductibles antimilitaristes qu’on sait, nous qui n’avons cessé de lutter contre le monstre de la paix armée, sachant que, derrière lui, se profilait le spectre des plus abominables carnages, nous crions : « BRAVO ! » du fond du cœur, à tous ceux qui s’offrent bravement à participer à la défense nationale. »

Encore les Belges pouvaient-ils justifier que leur pays connaissait une invasion allemande, mais ce serait là prendre au sérieux un justificatif dont il n’est nul besoin tellement la tendance au chauvinisme est présente pratiquement partout.

Ainsi, même les Britanniques pourtant isolés territorialement se précipitèrent dans la guerre à laquelle participait leur pays. Le 2 août 1914 il y avait encore un rassemblement contre la guerre à Londres, sur la fameuse place Trafalgar Square, ainsi que dans d’autres villes. James Keir Hardie appela à se mobiliser pour arrêter la mobilisation générale, mais il fut isolé dans le mouvement ouvrier, tout comme son mouvement, l’Independent Labour Party, qui maintint une ligne d’opposition à la guerre, tout comme une partie du pareillement isolé British Socialist Party.

Dans les pays neutres, le mouvement anti-guerre pouvait par contre échapper à la crise, au moins relativement et parfois temporairement seulement.

Le 13e congrès du Parti Socialiste Italien, en juillet 1912, se prononça ainsi contre les tendances droitières ouvertes au chauvinisme et au nationalisme ; c’est paradoxalement Benito Mussolini qui se fit alors le porte-parole de l’aile gauche, en prônant et obtenant l’exclusion de quatre députés opportunistes. En avril 1914, le 14e congrès se prononça également encore contre le militarisme :

« Le congrès affirme que l’antagonisme entre le socialisme et le militarisme est une expression corrélative de l’antagonisme existant entre le prolétariat et la bourgeoisie capitaliste. »

Lorsque la guerre fit irruption, tant le Parti Socialiste Italien que la Confederazione Generale des Lavoro appelèrent à une intense propagande en faveur de la paix et pour la neutralité italienne, c’est-à-dire l’abandon de l’alliance normalement établie avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie.

Par la suite pourtant, les socialistes italiens furent passifs, sur la base de l’absence de critique ou de soutien, « ni adhérer ni saboter », lorsque l’Italie entra dans la guerre en 1915 du côté des Alliés. Il y eut une vaste agitation ouvrière, mais la direction socialiste l’étouffa.

Un autre pays neutre fut les Pays-Bas et la bourgeoisie néerlandaise décida de maintenir le pays à l’écart du conflit, en procédant à une mobilisation générale, ce qui formait bien entendu un appui au régime. Le 3 août 1914, le Parti Ouvrier Social-Démocrate des Pays-Bas vota les crédits de guerre ; Pieter-Jelles Troelstra, son dirigeant, justifia ainsi les choses dans une déclaration commune des dirigeants du Parti :

« Désormais le peuple néerlandais fait face, et nous aussi camarades, devant les amères conséquences de la guerre.

La mobilisation de l’armée et de la flotte par le gouvernement est la première conséquence. Comme elle doit montrer que notre peuple veut tout faire pour ne pas être impliqué dans le conflit des grandes puissances, la fraction parlementaire social-démocrate a voté en sa faveur (…).

Même si vous n’êtes pas en mesure en cette période de désorganisation d’avoir en mains les armes contre le capitalisme, gardez les et protégez les, afin d’en faire usage au moment où la crise s’affaiblira et le moment sera venu de tirer les conséquences pour le soulèvement de notre classe. Unissez-vous sous le mot d’ordre : Fidèle au drapeau rouge ! »

Pieter-Jelles Troelstra resta fidèle à cette ligne paradoxale de soumission au régime et d’attente du grand soir ; en novembre 1918, il annonça au parlement que l’heure de la révolution était arrivée. Cela apparut comme totalement décalé dans un pays légitimiste quant à la monarchie et il fut carbonisé politiquement, n’étant même pas arrêté.

Le Parti Ouvrier Social-Démocrate de Suède se réunit en août 1914 pour un congrès, appelant à la mobilisation pour le maintien de la neutralité. Il fut cependant au bout de deux jours repoussé à la fin novembre en raison de la mobilisation faite dans le pays. Le Parti des jeunes socialistes – une structure indépendante – expliqua qu’il n’était pas possible d’appeler à la grève générale et au soulèvement dans une telle situation et dans un petit pays. Dans son Manifeste du 15 août, il est dit :

« Que se serait-il passé, comment est-ce que la guerre mondiale aurait pu être évite ? se demandent certainement des milliers qui le cou tendu attendent la mort.

Ici il n’y a qu’une seule réponse, mille fois annoncée de notre part : la grève générale !

Pourquoi est-ce que les ouvriers ne nous ont pas écoutés, pourquoi n’ont-ils pas écouté les socialistes révolutionnaires du monde entier, alors que nous avons de manière opiniâtre promu la grève générale contre la guerre ?

Maintenant l’avalanche est sur nous – et nous donne raison. Pourquoi n’avez-vous pas écouté, avant qu’il soit trop tard ?

Nulle part l’Europe serait en flammes si les ouvriers avaient été unis et prêts, lorsque cela aurait été un devoir sacré, de considérer chaque mobilisation comme une proclamation de la grève générale. »

C’était là typique de la position centriste, qui justifiait l’injustifiable en prétendant que rien d’autre n’était possible, que les ouvriers n’ont pas été à la hauteur, etc. Il y avait heureusement des Partis sauvant l’honneur et montrant qu’il était possible de faire face.

La Serbie était ainsi de son côté un des premiers pays concernés, puisque la guerre serbo-autrichienne était le déclencheur apparent de la première guerre mondiale.

La social-démocratie serbe avait, avant la guerre, soutenu une énergique ligne en faveur d’une union de tous les peuples des Balkans ; la ligne était qu’une union entre la Serbie, la Bulgarie, la Roumanie, la Grèce, l’Albanie et le Monténégro amenait l’amitié entre les peuples balkaniques et empêcherait les conquêtes des grandes puissances à leurs dépens.

Elle maintint cette ligne en s’opposant à la guerre ; les dirigeants Dimitrije Tucović et Dušan Popović prirent une position internationaliste. Le Parti fut cependant totalement déstructuré par la mobilisation. Décéda au front dès 1914 Dimitrije Tucović, dont l’ouvrage Serbie et Albanie : une contribution à la critique de la politique impérialiste de la bourgeoisie serbe fut une référence pour le mouvement ouvrier serbe.

La fraction Tesniaki de la social-démocratie bulgare se mobilisa également contre une participation à la guerre, organisant des protestations de masse. C’était le début d’un grand rapprochement avec les bolchéviks russes.

Le Socialist Party of America fut également contre la guerre, mais l’intervention américaine en Europe fut accompagnée d’une terrible vague nationaliste qui le mit à mal, dans le cadre d’un épisode décisif pour le mouvement ouvrier américain. C’était là un aspect méconnu mais qui devait avoir une importance mondiale de par l’importance des États-Unis après 1918.

La seconde Internationale avait failli en Europe, seule la social-démocratie russe maintenant le cap en tant que tel au plus haut niveau, avec des parallèles bulgare, serbe… mais surtout elle avait échoué à apporter un niveau suffisant à sa section américaine, qui ne se relèvera jamais de la première guerre mondiale.


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