[Article publié dans le seizième numéro de la revue « Crise »]

Dans l’analyse du fascisme, il y a une erreur très courante qui provient de la déformation trotskiste de l’approche communiste. Cette erreur c’est celle qui veut la dynamique centrale du fascisme, c’est la classe moyenne en déperdition.

Cet aspect forme évidemment un élément important, un des moteurs de masse, du fascisme mais aucunement sa substance intrinsèque. Sa base c’est la division interne à la bourgeoisie, division fondée sur une divergence de vue quant à la modernisation-restructuration en temps de crise générale.

D’un côté il y a la fraction libérale, de l’autre la fraction conservatrice-réactionnaire. Penser que cette séparation est absolue serait là aussi une erreur, et il suffit pour cela de jeter un coup d’œil à l’hebdomadaire Valeurs Actuelles pour le saisir.

Dans les années 2010, Valeurs Actuelles a connu une montée en puissance dans sa capacité à influencer l’agenda médiatique et politique. Encore récemment au printemps 2021, il a été le relais, pour ne pas dire le fer de lance, de la tribune des militaires, initialement publié sur un blog peu connu « place d’armes ».

De ce fait, Valeurs Actuelles a pris une telle place dans l’opinion publique de ces dernières années que l’on en a oublié qu’il a été fondé en 1966.

Cette presse est issue de la création en 1957 par Raymond Bourgine de la Compagnie française de journaux éditant l’hebdomadaire Finance qui deviendra donc en 1966 Valeurs Actuelles.

Raymond Bourgine était un homme politique d’extrême droite, pro Algérie française, soutien avéré de Jean-Louis Tixier-Vignancour, et membre de l’« Association pour défendre la mémoire du maréchal Pétain ». Ainsi Lucien Rebatet, un journaliste et ancien collaborationniste, y tenait une critique cinématographique entre 1966 et 1972.

En complément de Valeurs Actuelles, la Compagnie française de journaux édite le mensuel Le spectacle du monde qui se focalise sur des questions d’actualité « géopolitique, politique et culturelle ».

On y retrouve, entre autres, Alain de Benoist, grand théoricien de l’ethno-différentialisme, Éric Zemmour, François Bousquet, actuellement dirigeant de la revue identitaire Eléments et de la librairie d’extrême droite « La Nouvelle Librairie » dans le 6e arrondissement de Paris, ou bien encore Philippe Conrad, secrétaire général de 1974 à 1977 du Groupement de Recherche et d’études sur la civilisation européenne (GRECE, club de pensée organisé autour de l’éthno-différentialisme).

En 1977, Raymond Bourgine est élu sénateur pour le « Centre National des Indépendants », structure populiste de droite « agrarienne », héritière d’Henri Dorgères et de Pierre Poujade. Puis, dans les années 1980, il rejoint le RPR, Rassemblement pour la République fondé par Jacques Chirac en 1976 pour unir les tendances de droite autour du néo-gaullisme (en opposition à la modernisation libérale préconisée par Valérie Giscard D’Estaing).

De ce point de vue, on comprend mieux les propos d’Eric Zemmour, appelant à un retour au RPR, ce parti néo-gaulliste, assumant clairement l’anti-communisme et l’autoritarisme anti-libéral. Face au président des Républicains, Eric Zemmour a en effet dénoncé la « trahison » par « les centristes » du RPR.

Il est clair que le magma journalistique porté par la Compagnie française de journaux n’est que l’expression organique de toute un frange d’extrême droite issue notamment de la Fédération des étudiants nationalistes, syndicat étudiant fondé le 1er mai 1960 pour concurrence l’UNEF.

L’objectif était de batailler sur le plan culturel et idéologique afin de sauvegarder des positions dans la société pour mieux anticiper l’avenir.

Le soutien en 1965 à la candidature de Jean-Louis Tixier-Vignancour, la fondation en 1969 du GRECE forment à ce titre des jalons parallèles aux médias édités par la Compagnie, formant tout un écosystème intellectuel.

Dans les années 1960-1970, Valeurs Actuelles est donc une presse confinée à des strates confidentielles de la bourgeoisie conservatrice, nostalgique d’un passé révolu et cherchant un nouvel élan tant idéologique que politique.

Ce moment s’est reflété dans ce qui sera théorisé plus tard comme un « gramscisme de droite » ou métapolitique. Il est donc tout à fait erroné de parler d’ « extrême droitisation » de Valeurs Actuelles. Ce qui change, c’est simplement l’époque et la tendance historique de fond, nullement la substance idéologique et culturelle de ce média.

Et ce changement d’époque, c’est tout simplement l’irruption de la seconde crise générale du capitalisme qui renforce la fraction agressive de la bourgeoisie dans sa capacité à prendre le contrôle de l’appareil d’Etat.

Une prise de contrôle qui intervient comme la consécration historique de tout un travail culturel de long terme réalisé au préalable. A ce point de vue, la percée d’Éric Zemmour en cet automne 2021, à 6 mois des élections présidentielles, en est une expression forte.

Entretemps, le groupe éditeur La compagnie française de journaux a changé de nom pour devenir Valmonde en 1982. Outre Valeurs Actuelles et Le spectacle du monde, le groupe Valmonde possède aussi les magazines Mieux vivre votre argent, ainsi que Jour chasse.

C’est là tout un programme en soi.

Entre 1990 et 2006, c’est Dassault Communication, filiale du groupe d’armement français de Serge Dassault également propriétaire du Figaro, qui détient le groupe Valmonde.

Puis, entre 2006 et 2012, Valmonde passe sous le giron du groupe Sud Communication (détentrice également de Sud Radio) détenu par Pierre Fabre, à la tête du groupe pharmaceutique du même nom. Olivier Dassault, fils de Serge Dassault, ainsi que Pierre-Yves Revol, journaliste et actionnaire du groupe Fabre, restent toutefois membre du conseil de surveillance de Valmonde.

Car Valeurs Actuelles est réellement devenue une presse qui influence la société dans les années 2010, et surtout dans le courant 2013 lors des « manifs pour tous », qui a formé la plus grande contestation de masse à droite depuis 1984. C’est la même année que Valmonde lance une nouvelle revue trimestrielle, Jour de cheval, « revue de prestige dédiée à l’art de vivre équestre », témoin de son ancrage de la vie quotidienne de la haute bourgeoisie.

Valeurs Actuelles se trouve diffusé à plus de 100 000 exemplaires suivant une augmentation de pagination dès 2008, sur la base d’une étude marketing du lectorat. Voici ce que raconte en 2013 Yves de Kerdrel, directeur de Valmonde et directeur de la rédaction de Valeurs Actuelles de 2012 à 2018 :

« Le profil type est un Français bourgeois, rural, de profession libérale, avec des préoccupations très provinciales. Il est contre le politiquement correct et contre le parisianisme »

Fils de banquiers, marié à Anne Augier de Crémiers, une héritière de la noblesse française du XVIe siècle et originaire du Poitou membre de « l’Association d’entraide de la noblesse française » créée en 1936, Yves de Kerdrel est également chroniqueur économique au Figaro.

Fondateur en 2009 du groupe Wansquare, média numérique spécialisé dans l’analyse des transactions financières, Yves de Kerdrel est un ancien éditorialiste aux Echos entre 1999 et 2005 et ancien membre de la « Commission pour la libération de la croissance française » ou « Commission Attali » fondée en 2007.

S’il y a un élément tangible de la montée en puissance politique de la fraction chauvine, agressive, de la bourgeoise, c’est bien la modification de la direction du Figaro, presse historique de la bourgeoisie conservatrice, qui trouve à la tête de ses trois principales publications d’anciens collaborateurs de Valeurs Actuelles.

On retrouve ainsi Alexis Brézet comme directeur des rédactions du Figaro, ancien directeur de rédaction de Valeurs Actuelles entre 1999 et 2004. Guillaume Roquette, directeur du Figaro Magazine, ancien directeur général du groupe Valmonde et de la rédaction, de Valeurs actuelles entre 2006 et 2012.

Enfin, Michel De Jaeghere, directeur du bimestriel le Figaro Histoire depuis 2012, a également été directeur adjoint de Valeurs Actuelles ainsi que directeur du Spectacle du monde.

C’est bien là une modification « moléculaire » de l’appareil intellectuel dirigeant sous le poids de la crise générale. Des figures journalistiques issues de Valeurs Actuelles et qui ont été imposées par Serge Dassault lui-même, comme le révèle un article du Monde.

Depuis 2015, Valmonde a été racheté par « Prinvest Médias , un groupe de médias détenu par Iskandar Safa, Etienne Mougeotte et Charles Villeneuve.

« Privinvest Médias » est une filiale de la holding internationale du même nom spécialisée dans la construction navale civile et militaire. Privinvest détient notamment les Constructions mécaniques de Normandie à Cherbourg.

Au passage, ce groupe partenaire du Crédit suisse et de la banque russe VTB Capital, est accusé d’avoir fait des montages financiers scrupuleux au Mozambique, ayant abouti à la faillite du pays en 2016.

En lien avec ce rachat, Erik Monjalous-Irissarry, ancien directeur général de l’Opinion, président de l’agence de presse 6médias et ancien directeur commercial et marketing de l’AFP, a succédé à Yves de Kerdrel à la tête de Valmonde. En 2016, la revue Marine & Océans fondée en 1926 et spécialisée dans l’analyse « géopolitique » des mers et des océans est rachetée par Valmonde.

Derrière Valmonde, et cela dès son origine, on a bien les activités de groupes monopolistiques cherchant à court-circuiter la lutte des classes. Mais ce qui change entre les années 1970 et aujourd’hui, c’est bien la capacité même de cette fraction de la bourgeoisie à prendre le contrôle d pouvoir de manière unilatérale, reflétant ici la tendance à la guerre de repartage du monde.

Cela est d’ailleurs tout à fait conforme à la définition du fascisme par le communiste bulgare Georgi Dimitrov :

« Le fascisme, ce n’est pas une forme du pouvoir d’Etat qui, prétendument, « se place au-dessus des deux classes, du prolétariat et de la bourgeoisie », ainsi que l’affirmait, par exemple, Otto Bauer.

Ce n’est pas « la petite bourgeoisie en révolte qui s’est emparée de la machine d’Etat », comme le déclarait le socialiste anglais Brailsford.

Non. Le fascisme, ce n’est pas un pouvoir au-dessus des classes, ni le pouvoir de la petite bourgeoisie ou des éléments déclassées du prolétariat sur le capital financier.

Le fascisme, c’est le pouvoir du capital financier lui-même. C’est l’organisation de la répression terroriste contre la classe ouvrière et la partie révolutionnaire de la paysannerie et des intellectuels. »

En décembre 2020, Valmonde connait un boom de son chiffre d’affaires record consécutif à l’annonce d’une possible candidature d’Éric Zemmour à l’élection présidentielle de 2022.

Cela a permis à Valeurs Actuelles de lancer un média numérique de vidéos, « VA + » dans l’optique de concurrencer Kombini, Brut, AJ+, etc.

En août 2021, un long entretien d’Éric Zemmour à Valeurs Actuelle fait écouler ce numéro de l’hebdomadaire à 39 500 exemplaires, contre 21 500 en moyenne sur toute l’année 2020.

Tout cela fait partie de la tendance en cours : la prise de contrôle de l’État par le « capital financier », dans le but de pacifier à l’intérieur pour mieux poser les conditions culturelles et politiques de la guerre de repartage.


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