TABULA RASA (lat.). Terme employé par le philosophe anglais Locke (V.) pour caractériser l’état initial de la conscience humaine, de l’âme de l’enfant. Luttant contre Descartes (V.) et Leibniz (V.), Locke affirmait que l’homme n’a ni idées ni principes innés, mais qu’il les puise dans la vie, dans l’expérience.
Aussi, comparait-il l’état initial de la conscience humaine à une table rase sur laquelle les objets du monde extérieur impriment leurs empreintes, images, noms, en agissant sur les sens de l’homme. Un tel point de vue sur la connaissance humaine est matérialiste pour l’essentiel.
Cependant, ce n’est qu’un matérialisme métaphysique, contemplatif qui considère la connaissance comme l’acte purement passif de la perception des objets extérieurs.
En réalité, c’est l’action de l’homme sur la nature qui fait progresser la connaissance, celle-ci étant inconcevable en dehors de l’activité pratique de l’homme. (V. Connaissance.)
TCHAADAÏEV Piotr Iakovlévitch (1794-1856). Philosophe idéaliste russe. Il acquit une grande popularité en 1836 par sa première « Lettre philosophique », publiée dans la revue « Télescope ». En pleine réaction, sous le règne de Nicolas 1er, après la défaite des décembristes (V.), la « Lettre » de Tchaadaïev « bouleversa toute la Russie pensante » (Herzen — V.).
C’était une critique cinglante du régime tsariste, arriéré et pourrissant, un acte d’accusation contre le servage.
Tchaadaïev voyait clairement que la cause de la stagnation résidait dans les conditions sociales de la Russie d’alors. « C’est la conséquence naturelle du régime existant, qui domine tous les cœurs, tous les cerveaux », écrivait-il. Tchaadaïev montrait que le servage et l’Eglise orthodoxe byzantine vouaient la Russie à l’ignorance et à la misère.
Il luttait contre le slavophilisme, contre l’idéalisation des traditions patriarcales de l’autocratie russe. Il appelait les hommes d’avant-garde de la société russe à mettre un terme à l’esclavage et à créer des conditions favorables au progrès.
A la différence des décembristes, avec lesquels il était lié, Tchaadaïev voyait la voie du progrès en Russie non dans le coup d’Etat, mais dans une rénovation morale graduelle. Il affirmait que le perfectionnement de l’esprit humain mènerait l’humanité à un régime social idéal.
Le gouvernement tsariste riposta à la « Lettre » de Tchaadaïev par de violentes répressions. Le « Télescope » fut fermé, son rédacteur exilé, le censeur destitué et l’on fit passer Tchaadaïev pour un fou. On lui confisqua tous ses papiers, dont huit « Lettres philosophiques ».
Dans l’ « Apologie d’un fou » (1837) Tchaadaïev explique que seul son amour du peuple russe, son désir de voir sa patrie heureuse et prospère lui avaient dicté cette critique véhémente de l’ordre social régnant en Russie.
Dans la doctrine idéaliste de Tchaadaïev s’enchevêtrent des idées progressistes, antiféodales et des idées réactionnaires, mystiques.
Il commet une erreur grossière en niant tout élément positif dans l’histoire de la Russie, y compris sa culture avancée. Il exalte le catholicisme, dont il n’aperçoit pas l’essence réactionnaire et compte sur lui pour abolir le servage.
TCHAVTCHAVADZÉ Ilia Grigoriévitch (1837-1907). Ecrivain classique géorgien, chef idéologique du mouvement de libération nationale en Géorgie dans la seconde moitié du XIXe siècle. Il fit ses études à l’Université de Pétersbourg.
Il doit en grande partie à Biélinski (V.), Herzen (V.), Tchernychevski (V.) et Dobrolioubov (V.) ses idées progressistes et sa haine de l’autocratie tsariste et du servage.
Des « troubles » estudiantins l’obligèrent à quitter l’Université et à rentrer en Géorgie où il devint le chef d’un groupe d’intellectuels géorgiens progressistes qui luttaient contre les idéologues de la noblesse réactionnaire, contre le servage et la routine patriarcale.
Eminent poète et prosateur, il montrait dans ses œuvres littéraires la peine des serfs géorgiens et exigeait l’abolition du servage. Défenseur de l’héritage culturel de son peuple contre les attaques des réactionnaires, il déployait tous ses efforts pour développer la culture géorgienne et favoriser la croissance de ce qu’elle avait de nouveau et de progressiste.
Il a été l’animateur et l’organisateur de presque toutes les entreprises culturelles en Géorgie. En septembre 1907 il fut assassiné par les agents de la police secrète. Les idées philosophiques et esthétiques de Tchavtchavadzé se sont formées sous l’influence des démocrates révolutionnaires russes.
Reconnaissant la matérialité du monde et la possibilité de connaître ses lois, il considérait le mouvement et le développement comme une propriété essentielle de la nature. De l’idée du développement et de l’enchaînement universels, il tirait cette conclusion que toute vérité est concrète et que tout dépend du temps, du lieu et des circonstances.
L’art et la science sont pour lui le reflet de la vie sociale et ils exercent à leur tour leur action sur la vie. Estimant que leur mission est de répondre aux questions principales de la vie, il a mené une lutte implacable contre la théorie réactionnaire de « l’art pour l’art ».
Il interprétait l’histoire en idéaliste. Pour lui, les idées et les impulsions humaines étaient le moteur de l’histoire.
Cependant, il a formulé maintes hypothèses brillantes qui l’ont rapproché de la conception matérialiste de l’histoire. Le patriotisme, un grand amour de son peuple, une foi inflexible en son avenir radieux, étaient organiquement liés chez Tchavtchavadzé à l’estime pour les autres peuples, surtout pour le grand peuple russe.
Le double joug national et social qui pesait sur son peuple, lui fit croire erronément que le mal fondamental résidait dans l’oppression nationale et que la haine de classe ne pouvait qu’affaiblir le peuple géorgien dans sa lutte contre l’autocratie russe.
En partant de ces thèses erronées, Tchavtchavadzé a propagé l’idée d’une renaissance nationale sur la base de la réconciliation des classes et de leur coopération pacifique. Dans les conditions du développement du capitalisme et de la croissance du mouvement ouvrier en Géorgie, ces erreurs politiques de Tchavtchavadzé jouèrent un rôle réactionnaire.
Tout en voyant la tâche fondamentale de son époque dans l’affranchissement du travail et de l’individu, il ne parvint pas à comprendre que la croissance du mouvement prolétarien pouvait seule accomplir cette tâche et libérer le peuple géorgien.
TCHERNYCHEVSKI Nikolaï Gavrilovitch (1828-1889). Grand démocrate révolutionnaire russe, philosophe matérialiste, critique littéraire et socialiste utopiste. Chef et animateur du mouvement révolutionnaire démocrate des années 60 en Russie, Tchernychevski fut un des prédécesseurs éminents des social-démocrates russes.
Il est toujours resté fidèle à « l’idée de la révolution paysanne, à l’idée de la lutte des masses pour l’abolition de tous les anciens pouvoirs » (Lénine : Œuvres, t. 17, éd. russe, p. 97).
Ses œuvres qui, selon l’expression de Lénine, sont animées de l’esprit de la lutte de classe, ont formé toute une génération de révolutionnaires russes. Il a joué un rôle capital dans le développement de la philosophie matérialiste russe.
Matérialiste conséquent, adversaire intransigeant de l’idéalisme philosophique, « Tchernychevski est vraiment le seul grand écrivain russe qui ait su écarter les misérables bourdes des néo-kantiens, des positivistes, des machistes et de maints autres brouillons, et rester, depuis les années 50 jusqu’en 1888, à la hauteur du matérialisme philosophique conséquent » (Lénine : « Matérialisme et empiriocriticisme », M. 1952, p. 422).
Guidés par lui, les matérialistes combattaient le camp des idéalistes russes, qui groupait tous les éléments réactionnaires, ennemis de la libération du peuple. Il a critiqué avec profondeur l’idéalisme de Kant (V.), Hegel (V.), Berkeley (V.), Hume (V.), et des positivistes ; ses vues matérialistes marquent l’apogée de la philosophie matérialiste d’avant Marx.
A la différence de l’ancien matérialisme contemplatif, son matérialisme revêtait un caractère révolutionnaire, il appelait à l’action ; Tchernychevski était étranger à toute attitude contemplative envers le monde réel.
Toutes ses idées étaient au service de la lutte des « simples gens », c’est-à-dire des travailleurs, pour leur affranchissement du servage et de l’esclavage capitaliste. Sa théorie de la connaissance était rigoureusement matérialiste.
Il a critiqué vivement l’agnosticisme de Kant et les autres théories idéalistes qui nient la possibilité de connaître le monde. Le monde objectif agissant sur les organes des sens était pour lui la source de la connaissance. Il disait que la pratique est la pierre de touche de toute théorie. Il n’a pas rejeté, comme l’avait fait Feuerbach (V.), la dialectique de Hegel, mais il s’est efforcé de la remanier dans un esprit matérialiste.
Dans différents domaines — économie politique, histoire, esthétique, critique littéraire — Tchernychevski a donné de magnifiques exemples d’analyse dialectique.
Cependant, en raison des conditions objectives, — celles du servage, où vécut et lutta Tchernychevski, — il ne put se hausser jusqu’au matérialisme dialectique et historique de Marx. Son matérialisme n’est pas exempt de certains défauts. Il se disait lui-même matérialiste anthropologiste.
Ce qui fait l’étroitesse du matérialisme anthropologique, c’est qu’il considère l’homme comme une partie de la nature, comme un être biologique ou physiologique, en dehors de son activité sociale et économique, au lieu de le considérer comme un produit de rapports sociaux déterminés.
De là l’insuffisance du matérialisme anthropologique en matière gnoséologique, son incapacité d’étendre le matérialisme à l’histoire de la société humaine, etc. La conception du monde de Tchernychevski se ressent de cette étroitesse du matérialisme anthropologique.
Néanmoins, son démocratisme révolutionnaire l’a aidé à vaincre bien des défauts du matérialisme anthropologique. Sur plusieurs points, Tchernychevski a approché la conception matérialiste des phénomènes sociaux.
Il apercevait nettement le caractère de classe de la société où il vivait, l’opposition irréductible des intérêts de classe et la lutte entre les classes, comme force motrice du développement.
Il voyait également la liaison entre l’idéologie et la conscience d’une part, et les conditions économiques de l’autre ; il soulignait que les intérêts du peuple priment dans l’histoire de la société, que les niasses populaires sont le personnage principal de l’histoire. « On a beau dire, écrivait-il, seules sont inébranlables les aspirations et les institutions soutenues par la masse du peuple ».
Les vues sociologiques de Tchernychevski sont intimement liées à son démocratisme révolutionnaire. Qu’il s’agisse des problèmes de philosophie, d’économie politique, d’esthétique ou d’éthique, il a été avant tout un démocrate révolutionnaire, un animateur de la lutte révolutionnaire des masses opprimées contre le tsarisme et le servage.
Il comprenait parfaitement que seule la violence révolutionnaire est capable de détruire le servage et de frayer le chemin à une vie nouvelle. Il haïssait de tout son cœur les libéraux qui cachaient sous des phrases grandiloquentes la nature exploiteuse du servage et du capitalisme.
Il a eu le grand mérite de dénoncer sans merci l’essence contre-révolutionnaire du libéralisme en Russie et en Europe occidentale. A l’époque de la réforme paysanne, il a lutté contre la servilité des libéraux vis-à-vis des féodaux. Il comprenait parfaitement « toute l’étroitesse, toute l’indigence de la fameuse « réforme paysanne », tout son caractère féodal » (Lénine : Œuvres, t. 17, éd. russe, p. 96).
Dans son roman « Prologue » il a créé des types vivants de libéraux russes chez qui les discours sur l’ « affranchissement » des paysans sont en contradiction avec leurs actes. Tchernychevski et ses adversaires, les libéraux russes de l’époque, étaient, disait Lénine, les représentants de deux courants, de deux forces historiques absolument contraires dans la lutte pour une Russie nouvelle.
Tchernychevski s’intéressait vivement au problème de l’Etat. Il comprenait parfaitement le rôle que joue l’Etat dans les sociétés féodale et bourgeoise, l’essence de son « despotisme effréné ». Aussi l’affranchissement des paysans et des autres travailleurs n’était possible, selon lui, que si le pouvoir passait aux mains du peuple lui-même.
C’est dans cet esprit qu’il éduquait la jeunesse russe d’avant-garde ; il groupait les révolutionnaires, leur enseignait à être fidèles au peuple jusqu’au bout. La revue qu’il dirigeait, le « Sovrémennik », a été la voix des forces révolutionnaires de la Russie des années 50 et 60, l’organisateur de la lutte révolutionnaire contre le servage, l’organe delà révolution paysanne.
Tchernychevski rêvait de voir le socialisme se réaliser à partir de la communauté paysanne. Il ne savait pas et ne pouvait pas encore savoir que seul le prolétariat était la force capable de construire le socialisme. Mais dans sa théorie du socialisme, il s’était élevé bien au-dessus des socialistes utopistes de l’Europe occidentale et c’est lui qui s’est rapproché le plus du socialisme scientifique.
Il plaçait tous ses espoirs dans la révolution. Son socialisme utopique était intimement lié à son démocratisme révolutionnaire. A rencontre des utopistes occidentaux, il ne dédaignait pas la politique, il a été lui même un grand homme politique, un militant révolutionnaire. Il comprenait que le socialisme ne pouvait être réalisé que sur la base d’une technique avancée et que seules les masses populaires pouvaient accomplir cette tâche.
Ses ouvrages d’économie politique sont d’une grande importance. Marx soulignait que Tchernychevski a magistralement prouvé, comme économiste, la « faillite de l’économie bourgeoise » (« Le Capital », L. 1er , t. 1, p. 1938, p. 25). Lénine considérait Tchernychevski comme un profond critique du capitalisme.
Tchernychevski dénonçait les économistes bourgeois vulgaires qui s’évertuent à estomper les contradictions irréductibles du capitalisme, il critiquait sans pitié l’économiste vulgaire américain Carey qui prêchait l’« harmonie » des intérêts de classes.
L’« économie politique des travailleurs », c’est ainsi que Tchernychevski appelait son propre système économique dont l’idée maîtresse était la « fusion des qualités du propriétaire et du travailleur dans une seule et même personne ». Le travail, disait-il, doit cesser d’être une « marchandise qui se vend. »
Le plus grand mérite de sa doctrine économique, malgré tout ce qu’elle a d’utopique, c’est qu’elle proclame le caractère irréductible des contradictions qui séparent les travailleurs et les capitalistes.
Tchernychevski a laissé des oeuvres capitales dans le domaine de l’esthétique et de la critique littéraire.
Dans son ouvrage « Rapports esthétiques de l’art et de la réalité », il critique la conception idéaliste hégélienne et formule les principes fondamentaux de l’art réaliste révolutionnaire.
De même que les œuvres de Biélinski (V.) et de Dobrolioubov (V.), la critique littéraire de Tchernychevski a exercé une énorme influence sur la littérature, la peinture, la musique russe d’avant-garde ; elle a gardé toute son actualité jusqu’à nos jours.
D’après Tchernychevski, l’art a pour tâche de peindre véridiquement la vie réelle, de l’interpréter fidèlement et de l’apprécier à sa juste valeur, de la flétrir au besoin ; c’est ainsi qu’il exigeait des œuvres d’art la critique du servage.
Par ailleurs, il affirmait que c’est dans la vie même, dans son élan vers des formes sociales nouvelles, supérieures, et non dans des idéal s abstraits qu’il faut chercher la beauté véritable. Par ses principes esthétiques, il a contribué à l’épanouissement du « réalisme critique » dans l’art russe. Il a porté bien haut le rôle social de l’art.
Grand écrivain, il est l’auteur d’œuvres littéraires de valeur « Que faire ? », « Prologue », etc.
Le gouvernement a cruellement persécuté Tchernychevski. Après avoir subi la dégradation civique, il a été déporté en Sibérie, où il a passé plus de 20 ans. Mais ni le bagne ni l’exil n’ont plié la volonté de ce remarquable penseur et révolutionnaire.
Grand patriote, fermement attaché à son peuple, il a lutté contre le cosmopolitisme des publicistes réactionnaires Babst, Tchitchérine, Katkov. De tout son cœur, il haïssait les nationalistes, les racistes. Il consacra sa vie au service de la patrie, et la lutte qu’il mena pour un meilleur avenir du peuple joua un rôle considérable.
Principales œuvres philosophiques : « Rapports esthétiques de l’art et de la réalité » (1855), « Essais sur la période gogolienne de la littérature russe » (1855-1856), « Critique des préventions philosophiques contre la propriété communautaire » (1858), « Le principe anthropologique en philosophie » (1860).
Les lettres à ses fils, écrites en 1876-1878 en déportation, et d’autres écrits contiennent également des idées philosophiques importantes.