Les auteurs du romantisme noir n’ont rien de très engageant, à part pour des membres de la haute bourgeoisie basculant dans la décadence et justifiant celle-ci par une esthétique dandy. Aussi fallait-il que soit mis en avant une figure en apparence opposée à tout cela, afin de masquer l’aspect principal décadent derrière l’aspect secondaire mystique.

C’est Arthur Rimbaud (1854-1891) qui va être utilisé ici comme « figure solaire », au moyen de toute une construction intellectuelle, dont un avatar au début du XXIe siècle tient en ces propos de la ministre post-moderne de l’éducation Najat Vallaud-Belkacem :

« Aujourd’hui, ces manuels [scolaires] s’obstinent à passer sous silence l’orientation LGBT (lesbienne, gay, bi et trans) de certains personnages historiques ou auteurs, même quand elle explique une grande partie de leur œuvre comme Arthur Rimbaud. »

Adolescent indéniablement doué de capacités littéraires Arthur Rimbaud est mis en avant comme celui qui aurait voulu « changer la vie » ; il est même présenté parfois comme ayant participé à la Commune de Paris en 1871, ce pour quoi on a aucune preuve.

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En réalité, Arthur Rimbaud est un jeune issu d’une formation classique littéraire et abandonnant celle-ci pour rejoindre les décadents, se faisant par la suite entretenir à dix-sept ans par Paul Verlaine au sein d’une relation tumultueuse. Elle se confluera par Verlaine voulant se suicider s’il ne peut pas retourner chez sa femme, puis celui-ci tirant sur Arthur Rimbaud cherchant à empêcher son suicide, pour finalement pardonnant mais dénonçant Verlaine sur le chemin du retour, le faisant emprisonner.

Arthur Rimbaud arrêta ensuite la poésie à vingt ans, pour voyager, et surtout mener une vie cosmopolite, étant notamment mercenaire hollandais afin de réprimer une révolte dans l’île de Sumatra, tentant de s’engager dans l’armée américaine, devenant chef de chantier d’une carrière de pierres à Chypre, surveillant du tri du café à Aden, pour finalement devenir négociant en Abyssinie, aventurier trafiquant d’armes, etc.

Le milieu décadent cherchera à savoir ce qu’il devient ; Arthur Rimbaud reçoit ainsi le Le 17 juillet 1890, par l’intermédiaire du consul de France à Aden, une lettre de Laurent de Gavoty, directeur de la revue littéraire marseillaise La France moderne, expliquant qu’il serait « heureux et fier de voir le chef de l’école décadente et symboliste ».

Arthur Rimbaud meurt cependant d’une gangrène, à 37 ans. Sa Soeur Isabelle, aidé de son mari le poète Paterne Berrichon, pseudonyme de Pierre-Eugène Dufour, présenteront alors Arthur Rimbaud comme une sorte de « Saint », aidé dans cette tâche par l’incessante propagande en ce sens de Verlaine, le tout se faisant avec un arrière-plan catholique militant agressif.

Une œuvre présentée comme clôturant la poésie de Arthur Rimbaud fut ainsi « Une saison en enfer », le plaçant dans une orientation de rédemption ; il est en quelque sorte un miraculé dans un monde en perdition.

Paul Verlaine, dans une préface à une édition des poésies de Arthur Rimbaud de 1895, fait l’éloge de Charles Maurras, le futur théoricien ultra-réactionnaire de l’Action Française alors journaliste notamment dans la Revue encyclopédiqueun homme de talent dans un journal d’irréprochable tenue ») et il explique la chose suivante au sujet de Arthur Rimbaud :

« Mon dernier mot ne peut-être ici que ceci : Arthur Rimbaud fut un poète mort jeune mais vierge de toute platitude ou décadence ― homme il fut un homme mort jeune aussi mais dans son vœux bien formulé d’indépendance et de haut dédain de n’importe quelle adhésion à ce qu’il ne lui plaisait pas de faire ni d’être. »

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Parallèlement aux publications des œuvres de Arthur Rimbaud apparaît également la revue La Vogue, paru d’avril 1886 à janvier 1887 pour 31 numéros, faisant l’éloge de la poésie de Arthur Rimbaud et du symbolisme.

Car ce qui ressort de tout cela, c’est la question de la forme et grâce à Arthur Rimbaud, le décadentisme a pu prendre en apparence la forme du symbolisme. Victor Hugo venait de mourir, en 1885 ; il était nécessaire de passer à une nouvelle période, ouvertement post-romantique : ce fut là le rôle de la figure de Arthur Rimbaud, prolongeant le romantisme noir en symbolisme.

Il va de soi néanmoins que ce symbolisme là était fort différent du symbolisme prolongeant le romantisme anti-féodal d’autres pays : de la même manière que le romantisme français est né sur le terrain de la réaction pro-monarchie, le symbolisme qui suit le « romantisme noir » est lui-même réactionnaire.

Pour cette raison, Arthur Rimbaud préfigure l’éloge de la spontanéité « spirituelle » qui sera si mise en avant dans la période 1920-1940 en France, depuis Henri Bergson jusqu’à l’école d’Uriage. L’écrit le plus utilisé ici fut la dite Lettre du Voyant envoyé par Arthur Rimbaud à Paul Demeny, le 15 mai 1871.

En voici les passages les plus connus, appelant à une subjectivité si radicale qu’elle en deviendrait objective :

« — Voici de la prose sur l’avenir de la poésie -Toute poésie antique aboutit à la poésie grecque ; Vie harmonieuse. — De la Grèce au mouvement romantique, — moyen-âge, — il y a des lettrés, des versificateurs. D’Ennius à Théroldus, de Théroldus à Casimir Delavigne, tout est prose rimée, un jeu, avachissement et gloire d’innombrables générations idiotes : Racine est le pur, le fort, le grand. — On eût soufflé sur ses rimes, brouillé ses hémistiches, que le Divin Sot serait aujourd’hui aussi ignoré que le premier venu auteur d’Origines. — Après Racine, le jeu moisit. Il a duré deux mille ans !

Ni plaisanterie, ni paradoxe. La raison m’inspire plus de certitudes sur le sujet que n’aurait jamais eu de colères un jeune-France. Du reste, libre aux nouveaux ! d’exécrer les ancêtres : on est chez soi et l’on a le temps.

On n’a jamais bien jugé le romantisme ; qui l’aurait jugé ? les critiques !! Les romantiques, qui prouvent si bien que la chanson est si peu souvent l’œuvre, c’est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur ?

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Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène.

Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ! ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs !

En Grèce, ai-je dit, vers et lyres rhythment l’Action. (…) En Grèce, ai-je dit, vers et lyres rhythment l’Action. . Après, musique et rimes sont jeux, délassements. L’étude de ce passé charme les curieux : plusieurs s’éjouissent à renouveler ces antiquités : — c’est pour eux. L’intelligence universelle a toujours jeté ses idées, naturellement ; les hommes ramassaient une partie de ces fruits du cerveau : on agissait par, on en écrivait des livres : telle allait la marche, l’homme ne se travaillant pas, n’étant pas encore éveillé, ou pas encore dans la plénitude du grand songe. Des fonctionnaires, des écrivains : auteur, créateur, poète, cet homme n’a jamais existé !

La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver ; cela semble simple : en tout cerveau s’accomplit un développement naturel ; tant d’égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès intellectuel ! — Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse : à l’instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage.

Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.

Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant — Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé ! »

Voici Marine et Mouvement, deux poèmes où Arthur Rimbaud prétend libérer les vers.

Marine

Les chars d’argent et de cuivre –
Les proues d’acier et d’argent –
Battent l’écume, –
Soulèvent les souches des ronces.
Les courants de la lande,
Et les ornières immenses du reflux,
Filent circulairement vers l’est,
Vers les piliers de la forêt, –
Vers les fûts de la jetée,
Dont l’angle est heurté par des tourbillons de lumière.

Mouvement

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Le mouvement de lacet sur la berge des chutes du fleuve,
Le gouffre à l’étambot,
La célérité de la rampe,
L’énorme passade du courant
Mènent par les lumières inouïes
Et la nouveauté chimique
Les voyageurs entourés des trombes du val
Et du strom.

Ce sont les conquérants du monde
Cherchant la fortune chimique personnelle ;
Le sport et le comfort voyagent avec eux ;
Ils emmènent l’éducation
Des races, des classes et des bêtes, sur ce Vaisseau.
Repos et vertige
À la lumière diluvienne,
Aux terribles soirs d’étude.

Car de la causerie parmi les appareils, — le sang, les fleurs, le feu, les bijoux —
Des comptes agités à ce bord fuyard,
— On voit, roulant comme une digue au-delà de la route hydraulique motrice,
Monstrueux, s’éclairant sans fin, — leur stock d’études ; —
Eux chassés dans l’extase harmonique,
Et l’héroïsme de la découverte.

Aux accidents atmosphériques les plus surprenants
Un couple de jeunesse s’isole sur l’arche,
— Est-ce ancienne sauvagerie qu’on pardonne ? —
Et chante et se poste.

Voici deux poèmes en prose, annonçant l’hermétisme, le caractère incompréhensible de ce que raconte le poète se voulant voyant :

Les Ponts

Des ciels gris de cristal. Un bizarre dessin de ponts, ceux-ci droits, ceux-là bombés, d’autres descendant ou obliquant en angles sur les premiers, et ces figures se renouvelant dans les autres circuits éclairés du canal, mais tous tellement longs et légers que les rives, chargées de dômes, s’abaissent et s’amoindrissent. Quelques-uns de ces ponts sont encore chargés de masures. D’autres soutiennent des mâts, des signaux, de frêles parapets. Des accords mineurs se croisent et filent, des cordes montent des berges. On distingue une veste rouge, peut-être d’autres costumes et des instruments de musique. Sont-ce des airs populaires, des bouts de concerts seigneuriaux, des restants d’hymnes publics ? L’eau est grise et bleue, large comme un bras de mer. – Un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie.

Aube

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J’ai embrassé l’aube d’été.
Rien ne bougeait encore au front des palais. L’eau était morte. Les
camps d’ombre ne quittaient pas la route du bois. J’ai marché, réveillant
les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se
levèrent sans bruit.
La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et
blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.
Je ris au wasserfall qui s’échevela à travers les sapins : à la cime
argentée je reconnus la déesse.
Alors je levai un à un les voiles. Dans l’allée, en agitant les bras. Par la
plaine, où je l’ai dénoncée au coq. A la grand’ville elle fuyait parmi les
clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de
marbre, je la chassais.
En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec
ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps. L’aube et
l’enfant tombèrent au bas du bois.
Au réveil il était midi.

On a ici l’affirmation de la subjectivité radicale, et même dans les dernières poèmes du rêve. C’est là une clef du symbolisme puis, par la suite, du surréalisme. D’où, déjà, le mysticisme, comme dans le poème Voyelles, posant une combinaison magique entre les voyelles et les couleurs.

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A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d’ombre ; E, candeur des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
— O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

On a ici une dynamique se voulant positive, avec un poète qui pourrait voir ce que les autres ne voient pas, de manière mystique.


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