Le romantisme français était un cul-de-sac. Né comme produit idéologique de la restauration monarchique, alors que son équivalent allemand était né à la base contre le formalisme aristocratique, il devait se révéler toujours plus improductif avec le triomphe du capitalisme et la disparition de l’aristocratie.
Certains, tel Victor Hugo, rejoignirent alors le camp de la république, mélange de démocratie-chrétienne et de réformisme social-républicain. D’autres, par contre, basculèrent dans une décadence « fin de siècle » aux relents mystiques, qui sera appelé le « symbolisme ».
A ce culte des « symboles » à déchiffrer s’associera un culte toujours plus grand de l’ego, les deux approches donnant naissance au « surréalisme ».
La grande figure de cette culture est Joseph-Aimé Peladan (1858-1918), qui se faisait appeler « Sâr Mérodack Joséphin Peladan ».
Critique d’art pétri de mysticisme et mégalomane ayant franchi les frontières de la folie, il donna même naissance à un « Ordre Kabbalistique de la Rose-Croix », puis à un « Ordre de la Rose-Croix catholique et esthétique du Temple et du Graal ».
Les « Salons de la Rose-Croix » qu’il organise un mois par an de 1891 à 1897, associant des peintres (comme Fernand Khnopff, Jan Toorop, Arnold Böcklin), des musiciens (comme Erik Satie) ou encore des sculpteurs, sont le lieu le plus fréquenté de toute la scène artistique et mondaine parisienne.
Sur une affiche, on voit une tête tranchée d’Emile Zola : l’ennemi, c’est le réalisme. Avec Joseph-Aimé Peladan et le symbolisme, on a une démarche violemment anti-matérialiste, ouvertement anti-rationaliste, violemment opposée aux Lumières. Au romantisme traditionnel, nostalgique d’un moyen-âge idéalisé, le symbolisme de Peladan associe un mysticisme radical, qui disposerait d’une « transmission » secrète depuis des centaines d’années, voire des milliers.
Dans un document accompagnant une présentation des œuvres d’un des salons, on peut lire ainsi sous la plume de Joseph-Aimé Peladan :
« Sublimité indicible et sereine, saint Graal toujours rayonnant, ostensoir et relique, oriflamme invaincu, Art tout puissant, Art Dieu, je t’adore à genoux, dernier reflet d’En Haut sur notre putrescence (…).
Tout est pourri, tout est fini, la décadence lézarde et fait trembler l’édifice latin : et la croix esseulée n’a plus même auprès d’elle l’épée des Guise, le fusil d’un chouan. Pleure, Grégoire VII, ô pape gigantesque, toi qui eus tout sauvé, pleure du haut du ciel sur ton Eglise enténébrée (…).
Miracle, miracle, une rose s’élève et s’ouvre grandissante, s’efforçant d’enserrer en ses feuilles pieuses la croix divine du ‘salut : et la croix consolée resplendit, Jésus n’a pas maudit ce monde, Jésus reçoit l’adoration de l’Art.
Les Mages les premiers vinrent au divin Maître, les Mages les derniers resteront ses enfants. L’enthousiasme auguste de l’artiste survit à la piété éteinte d’autrefois.
Misérables modernes, votre course au néant est fatale; tombez sous le poids de votre indignité: vos blasphèmes jamais n’effaceront la foi des œuvres, ô stériles !
Vous pourrez quelque jour fermer l’Eglise, mais le musée? le Louvre officiera, si Notre-Dame est profanée (…).
L’humanité, ô citoyens, ira toujours à la messe, quand le prêtre sera Bach, Beethoven, Palestrina : on ne peut pas athéiser l’orgue sublime.
Misérables modernes, vous ne vaincrez jamais ; car le saint Georges, ô monstre, l’éternel justicier, c’est le génie, et le beau toujours sera Dieu. Frères de tous les arts, je sonne ici l’appel guerrier; for-mats une sainte milice pour le salut de l’idéalité.
Nous sommes peu contre tous, mais les anges sont nôtres. Nous n’avons point de chefs, mais les vieux maîtres du haut du paradis, nous guideront vers Montsalvat [où se déroule Parsifal de Wagner].
Notre mission a commencé du jour où le blasphème devint roi, qu’une chevalerie paraisse pour honorer et servir l’Idéal; imparfaits et pécheurs, soyons au moins des preux; que la rose des formes et des couleurs devienne le tabernacle admirable, et la croix rédemptrice s’y complaira.
O toi, qui hésites, mon frère, ne va pas le méprendre et confondre le feu de la Foi avec le cri du fanatique. Cette Eglise si chère, la seule chose auguste de ce monde, bannit la Rose et croit son parfum dangereux [allusion au rejet de la Rose-Croix par l’Église catholique].
Près d’elle [cependant], nous dressons le temple de Beauté ; nous oeuvrerons aux échos des prières, émules, non rivaux, différents, non pas divergents ; car l’artiste est un prêtre, un roi, un mage !
Car l’art est un mystère, le seul empire véritable, le grand miracle ! »
Joseph-Aimé Peladan se veut donc un « mage », dans une dynamique en fait totalement pillée sur l’Islam chiite : le poète déchiffre le monde, il porte la vérité vraie, au-delà du matériel qui n’est qu’illusion, ils appartiennent à la lumière, etc.
Il adapte cela en mode « chevalerie » occidentale, comme le feront par ailleurs la plupart des illuminés et traditionalistes « révolutionnaires » français, tentant de voir en l’ésotérisme de l’Islam chiite un modèle de chevalerie idéaliste.
D’où l’occultisme comme interprétation mystique, voire magique, du catholicisme, ainsi que la fascination pour les sociétés secrètes, une vision du monde hiérarchisée sur une base « magique ». Joseph-Aimé Peladan n’hésite pas à se lancer dans des grandes envolées lyriques « hiérarchiques » :
« Les élus de tous les temps, de tous les peuples de tous les pays, mages, saints, artistes, poètes, rêveurs et mystagogues, sont des rejetons lumineux ou obscurcis de la descendance angélique. L’épithète d’Elohite désigne tous les esprits aquilins et les cœurs hypertrophiés d’idéal. »
La critique de la société par Joseph-Aimé Peladan est par conséquent, essentiellement, un fondamentalisme, une révolte contre le monde moderne : il est pour le triomphe de « l’idéal » porté uniquement par les esthètes qu’il représente.
Joseph-Aimé Peladan rejette tout ce qui est moderne, la guerre tant que la nation, le suffrage universel comme le socialisme, bref tout ce qui est né au XIXe siècle, et cela de manière radicale : il est encore lié à l’idéologie aristocratique.
Il est ainsi le théoricien d’une sorte de « traditionalisme » se prétendant révolutionnaire de par sa proposition d’un nouveau régime fondé sur l’esthétique et le raffinement, ce qui l’amène à affirmer :
« La République s’est jugée par les mots de sa devise qui renferment trois propositions contre nature : la Liberté, c’est la négation du devoir ; l’égalité, c’est la négation de la justice ; la fraternité, c’est la négation de l’égoïsme, et l’État n’a pas le droit de la demander.
Ces trois mots que les catholiques ont eu la lâcheté, ajoutée à tant d’autres, de laisser écrire au fronton des églises, sont trois affreux blasphèmes — contre le Saint Esprit. Le vrai nom de liberté, c’est DEVOIR ; le vrai nom légalité, c’est HIÉRARCHIE ; le vrai nom de fraternité, c’est CHARITÉ. »
(Le Vice suprême)
L’idéologie de Joseph-Aimé Peladan est ainsi très violemment social-darwiniste ; son ennemi c’est la démocratie-chrétienne, l’esprit républicain. Il a une approche similaire à celle de Friedrich Nietzsche : l’esprit de « bonté » est l’ennemi. Dans un écrit sur le théâtre, il explique ainsi :
« Le grand fait intellectuel, résultat de la culture sans méthode, est le manque de certitude. l’incapacité à la concevoir ; et dans l’ordre de la sensibilité, noue observons aussi une débilité du caractère.
L’amoureux des dernières pièces, en lieu d’entasser des prouesses, prouve sa passion par d’incroyables lâchetés: cela est moins beau et plus vrai.
Le théâtre moderne tend à cette vérité de tout le monde et de tous les jours qui permet de penser que la salle contient plusieurs exemplaire de chaque personnage en scène.
Ayant pris cette habitude de se retrouver éclairé par le rampe, le spectateur exigera, de plus en plus, qu’on lui montre son image et qu’on lui raconte sa propre histoire : et son image n’est pas belle et son histoire est banale ; n’importe, il se plaît au reflet de lui-même et ne pouvant s’admirer, il se prodigue sa propre pitié.
Ce qu’on produit en dehors de ce mouvement singulier prend le caractère d’un intermède et n’a point d’échos.
Jadis on voulait de grands sentiments, maintenant on les veut d’après nature et ils ne touchent que par leur humanité.
Dans la langue du théâtre, humain a un double de sens de faiblesse et de bonté.
Si on interroge comme expressifs de la sensibilité actuelle les votes du jury et les arrêts de le Cour d’assises, on retrouve le même état que le montre le théâtre, un indéfinissable mélange de veulerie et de miséricorde.
L’assassin n’apparaît plus à ceux qui le jugent dans son acte homicide, mais dans son adolescence désorbitée, dans son enfance sordide, dans l’alcoolisme des parents. dans leur atavisme, et ces circonstances atténuantes valent à l’homicide d’être considéré comme un « pauvre bougre » au moins aussi malheureux que méchant. »
Il faut par conséquent une nouvelle élite : celle des artistes symbolistes, assumant l’idéal pur, dans le rejet de tout matérialisme.