Accueil → Analyse → Culture → La peinture naturaliste belge
Dans la nuit du 3 au 4 septembre 1942, 718 personnes juives furent raflées dans le quartier des Marolles à Bruxelles. Bon nombre d’entre elles seront massacrées à Auschwitz.
Or, Edmond Picard − dont il est ici question dans le dossier sur la peinture naturaliste belge − est celui qui professa durant quarante ans, jusqu’au dernier jour de sa vie, les formes les plus effroyables du racisme et de l’antisémitisme.
Il ne fut pas un antisémite ordinaire comme beaucoup l’étaient à l’époque. Il fut un antisémite enragé. En cela il fut véritablement « grand » ; le plus grand antisémite de notre pays, le Drumont belge : un compliment qui l’aurait ravi.
Relier ici Picard, décédé en 1924, à la rafle des Marolles s’étant déroulée sous l’occupation nazie de la Belgique, en 1942, n’est-ce pas là appliquer des concepts d’aujourd’hui à une époque où ils n’avaient pas cours ? Il n’en est rien.
Si les idéologies ont évolué, les valeurs qui les sous-tendent sont les même. Les fascistes européens sortent des thèses dont Picard s’est fait le souteneur et le propagateur exalté. Ainsi, la ligne qui prolonge la trajectoire intellectuelle empruntée par Picard conduit « naturellement » à Auschwitz.
Une mise en perspective historique permet de comprendre ce que représente celui que d’importants courants de la bourgeoisie belge persistent à présenter comme un héros national.
Né à Bruxelles le 15 décembre 1836 et mort à Dave le 19 février 1924, il fut le fondateur en 1881 du Journal des Tribunaux, des Pandectes belges et de la revue L’Art moderne.
Avocat à la Cour d’appel de Bruxelles et à la Cour de cassation, bâtonnier de l’Ordre des avocats, il fut l’un des premiers sénateur du Parti Ouvrier Belge.
Ouvrons une parenthèse pour rappeler qu’en février 1994, l’avocat Michel Graindorge outré par la présence du buste de Picard trônant devant la Cour de cassation, prit l’initiative de renverser la représentation de ce « nazi avant la lettre ».
Revendiquant pleinement son acte, Michel Graindorge fut poursuivi devant les tribunaux et condamné pour délit contre les propriétés publiques.
Picard est l’auteur d’un essai publié en 1896 intitulé En Congolie. Voici ce qu’il écrit à propos des Africains :
« Comme le singe, le noir est imitateur. […] C’est cette dextérité indéniable qui, sans doute, a fait naître l’illusion d’une assimilation complète, par ceux qui n’aperçoivent pas l’abîme qui sépare le simple imitateur du créateur. Là, en vérité, semble posée la borne infranchissable. »
En 1909, alors que le Congo de Léopold II vient d’être transféré à l’État belge, Edmond Picard rend un hommage vibrant à l’« œuvre civilisatrice » du roi :
« Il a fallu la prescience instinctive, la ténacité infrangible de Léopold II, son besoin obscur et pour ainsi dire subconscient de réveiller dans notre Nation les aptitudes vagabondes d’autres fois, pour que ce morceau de la Terre, presque le seul qui restât ignoré, entrât dans la géographie générale et dans le traditionnel mouvement colonisateur de la race aryenne, actuellement mieux qualifiée européo-américaine. »
Le « socialiste » raciste Picard est un théoricien du racisme et de l’antisémitisme. En 1892, deux ans avant de devenir un des premiers parlementaires du POB, Picard publie sa Synthèse de l’antisémitisme. Un ouvrage que, en 1942, en pleine guerre, sous la domination nazie, Jean Drault, membre français du Bureau antijuif international, considérera comme un « livre magnifique ».
Picard y définit les liens entre l’antisémitisme et sa conception du socialisme : « la question juive » est avec « la question sociale », un des « deux problèmes qui enveloppent et pénètrent tous les autres, comme une atmosphère ». « Pour les historiens de l’avenir », ces deux questions « résumeront les tendances de la fin du siècle ».
Il assène : « je vous le dis en vérité : un temps viendra, qui n’est pas loin, où toutes les connaissances et toutes les institutions humaines, l’Histoire surtout et les Lois, seront révisées d’après la Race. » Car, plus que la question sociale, le « facteur suprême de l’Histoire », c’est « la Race ».
C’est au socialisme « de se charger du péril juif », ou encore « de le résoudre en arrêtant net cette invasion qui livre l’Europe à des Asiatiques », car « tout compromis philanthropique sur cette question de salut public serait une trahison ». « Mettons à l’ordre du jour du Droit et du Socialisme, qui désormais n’est plus un épouvantail mais un vaste institut de science où se rencontrent et travaillent les esprits de toutes les classes avides de justice : l’Antisémitisme ».
Ignorant que l’immense majorité des quelque 3.500 Juifs qui vivent à l’époque en Belgique sont des ouvriers, des artisans ou des petits commerçants, Picard − pourtant lui-même un richissime bourgeois − les identifie à la finance qu’il dit vouloir combattre : « Attaquer la haute banque, la Bourse, la juiverie, c’est un tout ».
Son socialisme se réduit somme toute à cela.
Sur ce sujet, il cite avec approbation la formule qu’il trouve « pittoresque » de cet antisémite par excellence qu’est le Français Drumont : « Tant que les hommes qui s’occupent de la question sociale n’auront pas étudié le Juif, ils ne feront que de la bouillie pour chats ».
Car il faut distinguer « entre l’accapareur d’argent sémite et l’accapareur aryen », puisque « l’aryanisme » concerne « une race d’élite », et que le juif « prend sans produire. Il suce, il gonfle comme une sangsue. »
Pour Picard, « les races, l’Histoire le démontre, sont antagonistes ». Ou « antagoniques ». « Les races demeurent identiques à elles-mêmes » : « Ce sont là des espèces aussi nettement séparées que celles des animalités proprement dites ». Les Sémites sont « les races parasitaires », les Juifs, « la peste ».
« En ce dix-neuvième siècle, l’Aryen apparaît essentiellement progressif et indéfiniment éducable ». Le Sémite, « c’est l’antithèse », son « intellect étroit » est « prisonnier entre des parois cérébrales qui empêchent le rayonnement vers la nouveauté et le progrès ». Et Picard de regretter : « Nos procédés d’investigation scientifiques n’ont pour distinguer un cerveau juif d’un cerveau aryen, pas encore la pénétration nécessaire pour discerner de telles différences dans les molécules mêmes ».
Il pose « cette question capitale» : « Le juif ne menace-t-il pas l’âme aryenne dans son indépendance psychologique et sa pureté ? » Car la « race judaïque » est « comme la vermine, on l’écrase, mais elle pullule, mais elle dévore ». « On l’écrase » : les persécutions des Juifs dans l’histoire européenne sont seulement pour lui des « manifestations accidentelles, exagérées et injustes de l’antipathie des deux races ».
Et Picard de regretter : « On n’entrevoit aucun mode efficace de se débarrasser matériellement de cette énorme dose de juiverie » qui s’insinue « dans notre civilisation. »
Il n’y a pas que les Sémites, la deuxième race dans la hiérarchie humaine échafaudée par Picard. Il y a les « Nègres », la troisième : aux Etats-Unis, ils sont « comme des entraves au développement normal de la Grande République ». « Viciant par des accouplements le sang américain, il font surgir un problème analogue, (quoique avec un facteur moins noble) à celui de l’antisémitisme ».
Toute sa vie, il professera le racisme et l’antisémitisme. Anticipant le fascisme moderne, Picard inclut dans son antisémitisme la haine viscérale des Arabes, opposés aux « Aryens » : « Le Juif est tenu pour le Sémite par excellence. C’est une erreur : il n’est qu’un Sémite, une des nations sémitiques ». Car « c’est surtout un Arabe ».
Il n’y a pas que lui qui, au sein du POB, développe cette hystérie antisémite. Jules Destrée, qui a travaillé dans le cabinet d’avocats de Picard, la nourrit également. Tous deux refuseront de signer, en 1898, un message de soutien d’écrivains belges à Emile Zola, qui avait pris parti pour Dreyfus, injustement condamné en France.
Emile Vandervelde ne partage pas cet antisémitisme.
Cependant, en 1901, lorsque le barreau organise une manifestation d’hommage en l’honneur de Picard, il est présent. Dans ses mémoires, le président du POB n’évoque nullement l’antisémitisme de cet encombrant parlementaire de son parti. Rien que de plaisants souvenirs de celui qu’il appelle, encore en 1938, « le plus grand animateur intellectuel que la Belgique d’alors ait connu » !