SAINT-SIMON Claude-Henri de (1760-1825). Un des grands socialistes utopistes du XIXe siècle. Le système social de Saint-Simon fit son apparition à l’époque où le prolétariat était encore peu développé, où, selon Marx et Engels, il n’avait de sa situation qu’une idée imaginaire.
Contrairement aux philosophes et sociologues de son temps, qui défendaient le régime bourgeois, Saint-Simon le critiquait, rêvait de substituer le socialisme à l’ordre social capitaliste. Mais il ne comprit pas la nature du capitalisme, et ne sut pas trouver la voie du socialisme.
Saint-Simon est d’origine noble. Il eut pour maître d’Alembert (V.). Il prit part, en qualité de volontaire, à la guerre de l’Indépendance en Amérique. Pendant la Révolution bourgeoise française de 1789, il renonça à son titre de comte. Au début, la révolution recueillit sa sympathie, mais le déçut à l’avènement de la terreur.
Saint-Simon mourut dans la misère. Comme l’a dit Engels, c’était l’esprit le plus universel de son époque. En ce qui concerne l’histoire de la société, Saint-Simon s’élève au-dessus du matérialisme français dont il partage certaines idées philosophiques.
Alors que les matérialistes français considéraient le processus historique comme un simple enchaînement d’effets du hasard, Saint-Simon défend sa théorie du déterminisme historique. Pour lui, chaque système social constitue au début un pas en avant dans l’histoire.
Le système esclavagiste comme le système féodal marquent un progrès : l’un et l’autre ont contribué au développement de la production, des sciences et des arts. Saint-Simon se dresse contre ses prédécesseurs — Rousseau (V.) en particulier — qui affirmaient que le clan, né à l’aube de l’humanité, représente l’ordre social idéal.
D’après sa théorie du progrès historique, l’âge d’or appartient à l’avenir. Cependant, de même que les matérialistes français, Saint-Simon conçoit en idéaliste les forces motrices du développement social qui serait déterminé par le progrès des sciences, de la morale et de la religion.
Il divise l’histoire en trois phases : théologique (période de la domination du système religieux comprenant les sociétés esclavagiste et féodale), métaphysique (celle de l’effondrement des systèmes féodal et théologique) et positiviste (ordre social de l’avenir fondé sur la science).
Malgré sa démarche idéaliste, Saint-Simon émet des idées qui le rapprochent de l’interprétation juste, matérialiste de l’histoire. Le plus grand mérite de Saint-Simon est sa conception du rôle de la propriété et des classes dans le développement de la société.
Il explique toute l’histoire de la France du XVe siècle jusqu’à la Révolution française par le déplacement de la propriété des mains du clergé et de la noblesse dans celles des industriels et par la lutte de classe entre eux.
D’après Saint-Simon, les assises du nouvel ordre social seront constituées par la grande industrie organisée scientifiquement et planifiée. De même que Fourier (V.), il maintient dans la société qu’il projette la propriété privée et les classes.
Dans l’ordre social futur le rôle primordial doit appartenir à la science et à l’industrie, aux savants et aux industriels ; parmi ces derniers Saint-Simon range les ouvriers au même titre que les bourgeois, fabricants, marchands, banquiers.
Ainsi, il bâtit son socialisme utopique sur le principe de la réconciliation des classes.
« Mais ce que Saint-Simon souligne en particulier, écrit Engels, c’est ce qui suit : partout et toujours, c’est le sort de « la classe la plus nombreuse et la plus pauvre » qui l’intéresse en premier lieu. »
Dans son dernier ouvrage, « Le Nouveau christianisme », Saint-Simon écrit que son but final est la libération de la classe ouvrière, la suppression de la misère et l’élévation du niveau matériel et culturel de la « classe pauvre ».
C’est en cela qu’il voit l’avènement du nouveau, du « vrai » christianisme. Mais Saint-Simon considère le prolétariat uniquement en tant que classe souffrante. Il ignore la mission historique particulière de cette classe, ne voit pas en elle la force sociale appelée à créer une nouvelle société.
Pour lui, la direction planifiée de l’industrie doit être conforme, dans l’essentiel, aux intérêts de la majorité, surtout de la partie la plus pauvre de la société. Celle-ci doit garantir à tout le monde le droit au travail. Chacun travaille selon ses capacités.
L’idée de Saint-Simon sur la production planifiée et socialement organisée comme base de l’ordre social futur représente une grande contribution à la théorie du socialisme. Saint-Simon énonce « en germe » l’idée géniale que l’ordre industriel de l’avenir implique « la conversion du gouvernement politique des hommes en une administration des choses et en une direction du processus de production » (Engels : « Socialisme utopique et socialisme scientifique », P. 1924, p. 56).
Marx appelait Saint-Simon, à côté de Fourier et Owen (V.), un patriarche du socialisme.
La doctrine de Saint-Simon a un caractère utopique. Le futur ordre industriel viendra, d’après lui, grâce à la propagande de la philosophie nouvelle, « positiviste », c’est-à-dire la sienne. Comme Owen et Fourier, Saint-Simon est adversaire de la solution révolutionnaire des contradictions du régime capitaliste.
Leur doctrine n’est pas un socialisme prolétarien, scientifique, mais un socialisme utopique, illusoire, ce n’est pas une doctrine de chefs des masses prolétariennes comme le socialisme scientifique de Marx et d’Engels, mais celle de socialistes solitaires, isolés des masses.
Saint-Simon est éclectique en philosophie, il balance entre le matérialisme et l’idéalisme. Après sa mort, ses disciples (Bazard, Enfantin) ont poursuivi la propagande de ses idées utopiques. Cependant, l’école de Saint-Simon n’a pas tardé à se désagréger pour devenir une secte religieuse, prêchant une « nouvelle religion » de l’amour ; elle renonça aux idées progressives de son fondateur et exalta tout ce qu’il y avait de rétrograde dans sa doctrine.
Les œuvres principales de Saint-Simon sont : « Lettres d’un habitant de Genève » (1802), « Mémoires sur la science de l’homme » (1813-1816), « Ouvrage sur la gravitation universelle » (1813), « Le Système industriel » (1821), « Le Catéchisme des industriels » (1823-1824), « Le Nouveau christianisme » (1825). (V. également Socialisme utopique.)
« SAINTE FAMILLE » OU LA CRITIQUE DE LA « CRITIQUE CRITIQUE » (La) (1845). Ouvrage philosophique de Marx et d’Engels se rapportant à la première période de leur activité et dirigé contre les jeunes-hégéliens (V.). « La Sainte Famille » est une dénomination plaisante des philosophes, les frères Bauer, ainsi que de leurs adeptes.
Ces messieurs prêchaient la critique qui se place au-dessus de toute réalité, au-dessus des partis et de la politique, qui nie toute activité pratique et se borne à contempler, « avec esprit critique », le monde environnant et les événements qui s’y déroulent.
Ces messieurs Bauer jugeaient de haut le prolétariat, le considérant comme une masse dénuée d’esprit critique. Marx et Engels s’élevèrent résolument contre cette tendance aussi nuisible que saugrenue » (Lénine : « Karl Marx ; Friedrich Engels », M. 1954, p. 49).
Dans « La Sainte Famille », Marx et Engels montrent que les jeunes-hégéliens déforment comme tous les idéalistes l’image réelle de l’univers, transforment l’homme et la nature en catégories purement logiques.
Les jeunes-hégéliens estimaient que « les individus doués d’esprit critique » constituaient la principale force motrice de l’histoire, ils niaient le caractère objectif des lois sociales et la portée de l’action des masses populaires.
Prêchant le culte de l’individu, ils mettaient l’individu au-dessus du peuple, considéraient le prolétariat, le peuple laborieux comme une « masse grise » incapable d’une action historique indépendante. Les théories et les conceptions des jeunes-hégéliens étaient un obstacle sérieux au développement du mouvement ouvrier.
Dans « La Sainte Famille » Marx et Engels dévoilaient ces théories réactionnaires.
En opposant la conception matérialiste de la nature et de la société à l’idéalisme des jeunes-hégéliens, Marx et Engels ont montré que le principal contenu de l’histoire est la lutte des masses laborieuses contre les exploiteurs.
Dans « La Sainte Famille » ils ont formulé l’idée du prolétariat, fossoyeur du capitalisme. Nous trouvons exposé dans ce livre le point de vue presque entièrement constitué de Marx et d’Engels sur le rôle révolutionnaire du prolétariat.
« La Sainte Famille » contient d’importantes considérations sur l’histoire de la philosophie, comme l’histoire de la lutte du matérialisme contre l’idéalisme. Une attention particulière est accordée à l’histoire du matérialisme en Angleterre et en France et à la critique du matérialisme mécaniste (V.).
Bien que cet ouvrage ne pose pas encore les questions capitales, telles que la dictature du prolétariat (V.), il n’en est pas moins une étape importante sur la voie vers le communisme scientifique.
Ce livre, comme l’a dit Lénine, jette les fondements du socialisme matérialiste révolutionnaire.
SCEPTICISME (du grec […] — j’examine). Tendance philosophique exprimant le doute sur la possibilité d’atteindre la vérité objective. Les sceptiques érigent le doute en principe ; sur chaque objet, disent-ils, on peut émettre deux opinions qui s’excluent mutuellement : l’affirmation et la négation ; aussi notre connaissance des choses est-elle incertaine.
Cette doctrine philosophique fut fondée dans la Grèce antique par Pyrrhon (vers 360-270 av. n. è.). Selon les sceptiques de l’antiquité, la conviction de ne pouvoir connaître les choses doit aboutir en théorie à la « suspension de tout jugement », et en pratique à une attitude d’indifférence, d’impassibilité à l’égard des objets (« ataraxie »).
Marx note que le scepticisme antique marque la décadence de la pensée philosophique, jadis si vigoureuse.
Le scepticisme de la Renaissance joua un rôle important dans la lutte contre l’idéologie du moyen âge, contre l’autorité de l’Eglise.
A la suite de Montaigne (1533-1592), Pierre Bayle (V.), « en décomposant la métaphysique par le scepticisme, fit mieux que préparer au matérialisme et à la philosophie du bon sens leur admission en France » (Marx/Engels : Gesamtausgabe, Erste Abteilung, Band 3, B. 1932,5. 304).
D’autre part, Pascal (1623-1662) avait tiré du scepticisme des conclusions en faveur du mysticisme ; il plaçait le sentiment religieux au-dessus de la raison hésitante. Au XVIIIe siècle, le scepticisme prend la forme de l’agnosticisme (V.) ; Hume (V.) nia la valeur objective des catégories philosophiques les plus importantes : la substance (V.) et la causalité (V.).
On rangera Kant également parmi les sceptiques puisqu’il proclame sa « chose en soi » inconnaissable. (V. « Chose en soi » et « chose pour nous ».)
Le scepticisme, qui nie catégoriquement la possibilité de connaître la vérité objective, est réfuté par tout le développement historique des sciences et par l’expérience des hommes, qui confirment la thèse de la philosophie marxiste sur la connaissabilité du monde.
Le matérialisme dialectique part de ce principe qu’il n’est point dans le monde de choses inconnaissables, que les choses encore inconnues seront découvertes et connues grâce à la science et à la pratique. Le scepticisme ne peut fournir aucune preuve valable de l’inconnaissabilité des choses. Le matérialisme marxiste, qui affirme la connaissabilité du monde, s’appuie sur les données irréfutables de l’activité pratique.
Celle-ci dénonce impitoyablement tout principe faux, antiscientifique, et, inversement, confirme tout principe juste, toute vérité scientifique. Si, comme le disent les sceptiques, les hommes ne sont pas en mesure de connaître la vraie nature des choses, on ne peut comprendre comment les hommes font pour vivre, car leur existence implique qu’ils connaissent les lois objectives de la nature et qu’ils agissent sur elle pour la dompter.
Même les animaux ne pourraient s’adapter biologiquement aux conditions environnantes, si leurs représentations, dans les limites qui leur sont accessibles, ne correspondaient pas aux phénomènes perçus.
A la différence de l’animal, l’homme confectionne des instruments de production à l’aide desquels il transforme la nature, et au cours de cette transformation il apprend à pénétrer les secrets les plus profonds des choses. « La connaissance ne peut être biologiquement utile, utile à l’homme dans la pratique, dans la conservation de la vie, dans la conservation de l’espèce, que si elle reflète la vérité objective indépendante de l’homme.
Pour le matérialiste, le « succès » de la pratique humaine démontre la concordance de nos représentations avec la nature objective des choses perçues » (Lénine : « Matérialisme et empiriocriticisme », M. 1952, p. 152).
L’expansion du scepticisme dans la philosophie bourgeoise contemporaine, la propagande des idéologues bourgeois en faveur de l’ « impuissance de la raison » témoignent du marasme de la culture capitaliste.
C’est une des formes de lutte contre la science et le matérialisme scientifique
SCHELLING Friedrich-Wilhelm (1775-1854). Représentant éminent de la philosophie classique allemande, idéaliste « objectif ».
Continuateur de Fichte (V.), il ne tarda pas à passer à l’idéalisme objectif et créa sa « philosophie de l’identité » suivant laquelle l’assimilation absolue de l’être et de la pensée, de la matière et de l’esprit, de l’objet et du sujet serait le principe originel et la cause première de l’univers.
Mais cette identité originelle n’est, dans la philosophie de Schelling, qu’un état inconscient d’on ne sait quel esprit universel où ne se trouvent pas encore les distinctions qu’établissent les sensations et les perceptions dans la nature qui nous entoure.
Ce principe qui aurait engendré l’infinie diversité qualitative de la nature et de la société, s’oppose, d’une part, au matérialisme, qui déduit la conscience de la matière, et, d’autre part, à l’idéalisme subjectif de Fichte, selon lequel l’être se réduit à l’activité d’un « Moi » absolu qui enfante le monde.
Cela ne signifie pas que Schelling ait occupé une position intermédiaire entre le matérialisme et l’idéalisme. L’« identité absolue », parfaitement homogène, égale à elle-même sous tous les rapports, n’implique aucune source de mouvement, de changement ; elle ne permet pas d’expliquer la diversité qualitative de la nature.
Afin d’échapper aux difficultés soulevées par le principe de l’identité absolue, Schelling lui attribue une volonté et une action inconscientes. Cette activité aveugle engendre la nature, puis l’intellect humain.
Le devenir serait la transition de l’état inconscient de l’esprit universel à la conscience, à la pensée. L’autodynamie de l’esprit universel serait le développement de la nature elle-même, son ascension progressive. La source de ce mouvement serait l’unité et l’interaction de forces opposées. Ce sont là des éléments de dialectique.
Mais cette évolution de la nature est, chez Schelling, une mystification et une défiguration, puisqu’il la réduit aux métamorphoses d’un esprit universel.
Toutes les qualités des objets de la nature seraient des sensations provoquées par l’esprit universel qui prend conscience de lui-même ; tous les corps seraient donc l’esprit universel qui se contemple lui-même, et la nature dans son ensemble « est simplement la raison qui n’est pas encore venue à maturité ».
L’histoire de la nature est par conséquent celle de l’esprit qui, en fin de compte, n’est rien d’autre que le « Moi » absolu de Fichte. Mais pour Schelling ce « Moi » absolu est le résultat final du cheminement de l’âme universelle et non le point de départ.
La philosophie de la nature de Schelling comporte une interprétation idéaliste des grandes découvertes faites à son époque dans les domaines du magnétisme et de l’électricité. Ainsi, la découverte de l’électricité positive et négative lui suggéra l’idée de la « dualité universelle », de l’unité des contraires, constituant l’essence spirituelle de tous les processus naturels.
Comme les naturalistes les plus avancés de son temps, Schelling rejetait le phlogistique, le lumigène, les « matières impondérables » électrique, magnétique et autres ; il anticipa sur la découverte de la liaison entre l’électricité et le magnétisme, faite par Oersted en 1820.
Cependant, comme il était idéaliste, il ne considérait pas l’électricité, le magnétisme et la lumière comme des formes particulières du mouvement de la matière, mais comme des fluides essentiellement spirituels, antérieurs à la matière dont ils constituent les propriétés et les combinaisons.
La réduction de la nature à un principe spirituel inconscient ne lui permettait pas de résoudre scientifiquement la question du rapport entre la matière organique, vivante et la matière inorganique, inanimée.
Il est vrai que Schelling admettait la continuité entre ces deux formes de la nature ; il tenta même d’expliquer l’apparition des êtres vivants et il répudiait le préformisme (V.), ainsi que d’autres théories réactionnaires, mais sa doctrine idéaliste de la priorité de l’esprit et de la vie rendit stériles ses intuitions les plus profondes.
Schelling essaya aussi d’appliquer l’idée du devenir à l’histoire humaine considérée comme la préparation, l’apparition et l’épanouissement d’un « régime de droit », identifié à la société bourgeoise idéalisée.
Condamnant la féodalité, il écrivait : « Le spectacle le plus indigne et le plus scandaleux qu’on puisse contempler est celui d’un régime où domine non la loi, mais l’arbitraire du législateur et le despotisme… »
Plus tard, Schelling abandonna ses vues progressistes et devint réactionnaire, plaçant la foi au-dessus de la raison, la religion au-dessus de la science et de la philosophie.
Le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume, le nomma professeur à l’Université de Berlin, en vue de combattre les jeunes-hégéliens (V.) qui exprimaient l’idéologie de la bourgeoisie radicale allemande.
C’est pendant cette période de sa vie que Schelling créa sa « philosophie de la révélation », doctrine réactionnaire mystique, en devenant, selon l’expression d’Engels, un « philosophe en Christ ».
Le jeune Engels, encore idéaliste lui-même, a soumis cette philosophie à une critique foudroyante dans son ouvrage « Schelling et la révélation ». Tchernychevski a justement nommé Schelling au déclin « symbole de l’obscurantisme ».
Le principal ouvrage de Schelling est intitulé « Système de l’idéalisme transcendantal ».