publié dans le Leipziger Volkszeitung, en septembre 1899

Dans le conflit avec l’opportunisme, il y va de l’existence même de la social-démocratie. « Une telle tactique (celle de l’opportunisme), disait Bebel à Erfurt, signifierait pour notre Parti exactement la même chose que si l’on brisait l’épine dorsale à un organisme vivant tout en lui demandant d’accomplir le même effort qu’auparavant. Je ne tolérerai pas qu’on brise la colonne vertébrale de la social-démocratie, qu’on remplace son principe : la lutte de classe contre les classes possédantes et contre le Pouvoir d’État, par une tactique boiteuse et par la poursuite exclusive de buts soi-disant pratiques. »

Rien ne devrait sembler plus justifié que cette résistance et cette contre-attaque en réponse aux prétentions de l’opportunisme. Cependant, ces derniers temps, on a tenté de différentes manières de contester au Parti le droit de recourir à cette légitime défense et l’on voudrait même présenter comme une inconvenance tout règlement de comptes avec l’oppor­tunisme. Et cela avant tout au nom de la liberté de la critique. On voudrait nous persuader qu’il faut accorder à chacun la liberté de critiquer le programme et la tactique de notre parti ; même nous devrions être reconnaissants à ceux qui, par leur critique, apportent un souffle de renouveau dans la vie du Parti.

Cette antienne, par laquelle on s’efforce maintenant de défendre Berns­tein, nous l’avons déjà entendue il y a neuf ans.

« Où est donc la liberté d’opinion dont vous aimez tant parler ? », s’écriait Georges Vollmar au congrès d’Erfurt, en se voyant combattu par Bebel.- L’indépendance de la pensée est pour nous de la plus haute importance. Or, elle ne sera possible que si, abstraction faite de toute calomnie. de tout mensonge, de toute injure, nous accueillons avec gratitude et sans distinction de tendance, les opinions exprimées par des gens qui peuvent se tromper, mais qui n’ont en vue que le salut de notre Parti. Je ne parle pas pour moi, mais d’une façon générale : c’est avec joie qu’on devrait accueillir des idées nouvelles puisqu’elles rafraîchissent un peu le répertoire suranné, routinier de notre propagande. »

Il n’existe sains doute pas d’autre parti pour lequel la critique libre et inlassable de ses propres défauts soit, autant que pour la social-démocratie, une condition d’existence. Comme nous devons progresser au fur et à mesure de l’évolution sociale, la modification continuelle de nos méthodes de lutte et, par, conséquent, la critique incessante de notre patrimoine théorique, sont les conditions de notre croissance. Il va cependant de soi que l’autocritique dans notre Parti n’atteint son but de servir le progrès, et nous ne saurions trop nous en féliciter, que si elle se meut dans la direction de notre lutte. Toute critique contribuant à rendre plus vigoureuse et consciente notre lutte de classe pour la réalisation de notre but final mérite notre gratitude. Mais une critique tendant à faire rétrograder notre mouvement, à lui faire abandonner la lutte de classe et le but final, une telle critique, loin d’être un facteur de progrès, ne serait qu’un ferment de décomposition.

Que dirions-nous si on nous proposait de « rafraîchir notre répertoire vieilli » par un brin d’agitation antisémite ? Ce n’est pas par des expressions de reconnaissance, mais par des « hola ! » indignés que nos camarades accueil­­le­raient semblable « variation ». Mais le militarisme que prône Schippel 1 est-il en contradiction moins flagrante avec notre programme que l’antisémitisme ?

Si nous accueillons avec une égale bienveillance toute « critique », aussi bien celle qui nous fait avancer vers notre but que celle qui nous en éloigne, nous ne serions pas un parti de combat, mais une association de bavards, qui. après s’être embarqués avec beaucoup de fracas pour une randonnée gran­diose, découvrirait qu’elle n’a pas d’itinéraire précis et qu’au fond elle pourrait aborder n’importe où, et même céder au sage « conseil » de renoncer à l’aventure.

Voici de quoi il s’agit. Si grand que soit notre besoin d’autocritique et si larges que soient les limites que nous lui traçons, il doit cependant exister un minimum de principes constituant notre essence et notre existence même, le fondement de notre coopération en tant que, membres d’un parti. Dans nos propres rangs, la « liberté de critique » ne peut pas s’appliquer à ces prin­cipes, peu nombreux et très généraux, justement parce qu’ils sont la condition préalable de toute activité dans le Parti, et par conséquent aussi de toute critique exercée à l’endroit de cette activité. Nous n’avons pas à nous boucher les oreilles lorsque ces principes mêmes sont critiqués par quelqu’un qui se trouve en dehors de notre Parti. Mais aussi longtemps que nous les consi­dérons comme le fondement de notre existence en tant que parti, nous devons y demeurer attachés et ne pas les laisser ébranler par nos membres. À ce sujet, nous ne pouvons accorder qu’une liberté : celle d’appartenir ou de ne pas appartenir à notre Parti.

Nous ne contraignons personne. à marcher dans nos rangs, mais si quelqu’un le fait volontairement, force nous est de supposer qu’il a accepté nos principes.

Autrement, si nous remettions chaque jour en question les fondements de notre programme et de notre tactique, on ne verrait pas pourquoi les anar­chistes, les « nationaux-sociaux » (du pasteur Naumann), les partisans de la « réforme morale » ne seraient pas admis dans le Parti au nom de la « libre critique », puisqu’il n’y aurait alors plus rien de solide, d’intangible, de délimité dans notre constitution. Il est vrai que nous cesserions alors d’être un parti politique distinct des autres partis par des principes déterminés.

Ainsi la liberté de la critique trouve ses limites pratiques dans notre essence même en tant que parti politique. Ce qui constitue le plus propre de nous-mêmes : la lutte de classe, ne saurait être l’objet d’une « libre critique » dans le Parti. Nous ne pouvons nous suicider au nom de la « liberté de la critique ». Mais l’opportunisme, comme a dit justement Bebel, tend à briser notre épine, dorsale ; donc à nous détruire en tant que parti de la lutte de classe.

Enfin, la suprême manœuvre des partisans de Bernstein consiste à présen­ter les problèmes soumis à la discussion comme si « scientifiques », compli­qués et difficiles, que si le commun des camarades s’avisait de les-juger, voire de les trancher, il ferait preuve d’une présomption inouïe. Mais les desseins qui se cachent sous cette spécieuse évocation de la « pauvreté d’esprit » sont tellement transparents qu’il n’est pas nécessaire d’être « savant » pour en découvrir la trame.

Un congrès socialiste n’a pas à délibérer sur des problèmes de science et de théorie pures, mais sur une série de questions purement pratiques concer­nant les principes et la tactique du Parti.

Le congrès à venir devra aborder la question du militarisme et de lu milice 2. Il faudrait vraiment une forte dose d’impudence pour dire aux ouvriers que, dans la discussion de cette question, il s’agit des « recherches scientifiques » du camarade Schippel sur le militarisme.

S’il se trouvait dans le Parti des naïfs pour accepter cette manière d’envi­sager les choses, nous ne pourrions que dire : pauvre Stegmuller ! (Député social-démocrate à la Diète de Bade, Stegmuller avait voté des fonds pour la construction d’Églises et fut condamné par le Parti.) Il serait donc encore aujourd’hui parmi nous, tranquille et honoré, s’il avait eu l’idée d’appuyer ses agissements par un savant article dans les Sozialistische Monatshefte ? Car qui oserait prendre ombrage d’une « dissertation scientifique sur l’utilité de l’architecture religieuse ? »

Effectivement, la campagne de Schippel contre notre revendication de la milice ne peut pas plus être traitée d’un point de vue scientifique que les votes de Stegmuller. Dans son article (sur « Frédéric Engels et le système de la milice » dans la Neue Zeit, année 1898-99, nos 19 et 20), Schippel a essayé simplement de nous démontrer que la milice populaire, dont l’institu­tion a été de tous temps un des points les plus importants de notre programme politi­que, est irréalisable du point de vue technique, indésirable pour des raisons politiques, onéreuse économiquement, tandis que le militarisme actuel est aussi indispensable que salutaire au bien-être de la nation. C’est un désaveu brutal de toute l’action parlementaire et même de toute l’agitation du Parti, qui, jusqu’à présent, s’est concentrée sur la lutte contre le militarisme. Si, sous le prétexte de là liberté (le la science, on contestait au Parti le droit de se prononcer sur une telle attaque contre ses principes fondamentaux, ce serait l’abus le ’plus éhonté qu’on ait jamais fait du nom de la « science » pour « bourrer les crânes ».

Tout aussi pratiques, et non « scientifiques », sont les questions figurant au. point 5. de l’ordre du jour du prochain congrès et qui concernent la tactique du Parti.

Il faut espérer qu’on ne présentera pas comme une question scientifique, inaccessible au jugement des délégués, la tactique pratiquée au cours des élections à la, Diète de Bavière. Dans l’œuvre de Bernstein aussi, il y a deux parties : l’une, théorique, où Bernstein expose son opinion critique sur la théo­rie de la valeur, les crises, la conception matérialiste de l’histoire ; et l’autre, pratique, où il traite des syndicats, des coopératives, de la politique coloniale et de l’attitude envers l’État actuel ainsi qu’envers les partis bourgeois.

La première partie n’est évidemment pas de, la compétence du congrès du Parti ; nul n’a jamais songé à faire voter le congrès sur la théorie de la valeur ou sur celle des crises. Mais la seconde partie, les manifestations pratiques de la théorie de Bernstein, développées en paroles et en actes par Vollmar, Schippel, Heine, etc., cette seconde partie doit être l’objet d’un vote du congrès. La masse du Parti a le droit et le devoir de décider de la tactique que le Parti doit suivre à l’égard de l’État et de la bourgeoisie. Celui qui lui contesterait ce droit prétendrait par là-même lui assigner le rôle humiliant d’un troupeau inconscient.

De temps à autre, il arrive dans notre Parti que des militants de la base, peu connus, sont sévèrement tancés, voire exclus du Parti, pour des man­quements dont ils ne se sont rendus coupables qu’en raison de leur édu­cation insuffisante. Des manquements bien plus graves, commis par des camarades éminents, devraient-ils demeurer impunis parce que ces camara­des savent les assaisonner d’une sauce « théorique » ? S’il en était ainsi, ne dirait-on pas que, dans notre Parti aussi, les gros larrons font pendre les petits ?

La liberté de la critique et le caractère sacré des « recherches scientifiques » doivent rester intangibles. Mais précisément, puisque la critique du groupe Bernstein a eu tout le temps et toute latitude de s’exercer jusqu’au point où son vrai caractère et ses tendances ne sont plus un mystère pour personne, l’heure a sonné pour le Parti, en tant que corps politique, de prendre position devant les résultats de cette critique et de déclarer : cette critique est une théorie d’enlisement, pour laquelle il n’y a pas de place dans nos rangs.

  1. Max Schippel (né en 1853), un des théoriciens du « révisionnisme » dans les Sozialistische Monathefte, soutint au congrès de Hambourg (1897) la thèse que le système militaire prussien était préférable à celui de la « milice » Inscrite dans le programme du Parti.
  2. Il s’agissait du congrès annuel du Parti social-démocrate allemand qui allait se tenir à Hanovre, en octobre 1899, et à l’ordre du jour duquel figurait (point 6) la question du militaire et de la substitution d’une milice populaire à l’armée permanente.

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