[Rokeya Shekhawat Hossein était une éminente penseuse féministe, écrivaine, éducatrice et militante politique de l’Inde britannique. Elle est largement considérée comme une pionnière de la libération des femmes en Inde et au Bangladesh.]
Un soir, je me prélassais dans un fauteuil dans ma chambre et je pensais avec langueur à la condition de la femme indienne. Je ne suis pas sûre si je me suis assoupie ou non mais, aussi loin que je me souvienne, j’étais bien éveillée. J’ai regardé le ciel, éclairée par la seule lune, scintillant de centaines d’étoiles telles des diamants et ce, très distinctement.
Tout d’un coup, une femme se tenait devant moi ; comment elle est arrivée là, je n’en sais rien. Je l’ai prise pour mon amie, Sœur Sara.
« Belle matinée », a dit Sœur Sara. J’ai souri intérieurement car je savais que ce n’était pas le matin, mais la nuit, une belle nuit étoilée. Malgré tout, je lui ai répondu en lui disant : « Comment allez-vous ? »
J’ai de nouveau regardé la lune par la fenêtre ouverte, et j’ai pensé qu’il n’y avait pas de mal à sortir à cette heure. A ce moment-là, à l’extérieur, les domestiques s’étaient vite endormis, me permettant ainsi de faire une promenade agréable avec Sœur Sara.
J’avais l’habitude de me promener avec Sœur Sara lorsque nous étions à Darjeeling. Maintes fois, nous avons marché main dans la main et parlé avec enthousiasme dans les jardins botaniques. Je me suis donc imaginée que Sœur Sara voulait probablement m’emmener dans un jardin similaire, j’ai volontiers accepté son offre et je suis sortie avec elle.
Alors que nous marchions, je me suis rendu compte, à ma grande surprise, que c’était effectivement une belle matinée. La ville était complètement éveillée et les rues bien vivantes par les foules animées. Je me suis alors sentie intimidée, à me promener dans les rues en plein jour mais il n’y avait aucun homme visible.
Certaines des passantes ont alors fait des blagues à mon sujet. Même si je ne pouvais pas comprendre leur langue, j’étais sûre qu’elles plaisantaient. J’ai demandé à mon amie : « Qu’est-ce qu’elles disent ? »
« Ces femmes disent que tu as l’air très masculine », m’a-t-elle répondu.
« Masculine ? », ai-je répété, « Qu’entendent-elles par masculine ? »
Elle m’a alors expliqué : « Elles disent que tu es timide et craintive comme un homme. »
Timide et craintive comme un homme ? Ce devait réellement être une blague. Puis je suis devenue très nerveuse lorsque j’ai réalisé comme ma compagne de route n’était pas Sœur Sara mais une étrangère. Oh ! Quelle idiote j’ai été de confondre cette femme avec ma chère vieille amie, Sœur Sara.
Elle a alors senti mes doigts trembler dans sa main, comme nous marchions main dans la main.
« Qu’est-ce qui ne va pas, ma chère ? », m’a-t-elle demandé gentiment. « Je me sens quelque peu maladroite », lui ai-je répondu sur un ton d’excuse, « ayant l’habitude de la ségrégation, je ne suis pas accoutumée à marcher en public. »
« Tu n’as pas à avoir peur de tomber sur un homme ici. C’est Ladyland, dépourvu du péché et du mal. La vertu elle-même règne ici. »
Bientôt, j’appréciais le paysage. C’était vraiment magnifique. J’ai pris à tort un carré d’herbe verte pour un coussin de velours. J’avais l’impression de marcher sur un tapis doux, j’ai regardé le sol et j’ai découvert un chemin couvert de mousse et de fleurs.
« Qu’est-ce que c’est joli ! », ai-je dit.
« Est-ce que tu aimes ? », m’a demandé Sœur Sara (je continuais à l’appeler Sœur Sara et elle continuait de m’appeler par mon nom).
« Oui, beaucoup ; mais je n’aime pas marcher sur les délicates et douces fleurs. »
« Ne t’inquiète pas, chère Sultana ; vos pas ne les blesserons pas ; ce sont des fleurs des rues. »
« Tout l’endroit ressemble à un jardin », dis-je avec admiration, « Tu as arrangé chaque plante avec tant d’habileté ».
« Votre Calcutta pourrait devenir un bien plus beau jardin si vos compatriotes l’avaient voulu. »
« Ils penseraient que cela serait sans intérêt de donner tant d’attention à l’horticulture alors qu’ils ont tant d’autres choses à faire. »
« Ils ne pourraient pas trouver de meilleure excuse », m’a-t-elle dit avec un sourire.
Je suis alors devenu très curieuse de savoir où étaient tous les hommes. J’ai croisé plus d’une centaine de femmes alors que je marchais, mais pas un seul homme.
« Où sont les hommes ? », lui ai-je demandé.
« A une place convenable, là où ils doivent être. »
« S’il te plaît, dis-moi ce que tu entends par « une place convenable ». »
« Oh ! Je vois mon erreur. Tu ne peux pas comprendre nos coutumes comme tu n’es jamais venue ici avant. Nous enfermons nos hommes dans les maisons. »
« Tout comme nous sommes enfermées dans les zenanas ? »
« Exactement. »
« Comme c’est amusant ! », ai-je dit dans un éclat de rire. Sœur Sara rit aussi.
« Mais, chère Sultana, il est tellement injuste d’enfermer les inoffensives femmes et de laisser les hommes libres. »
« Pourquoi ? L’extérieur n’est pas sûr pour nous qui sommes naturellement faibles. »
« Oui, ça n’est pas sûr tant qu’il y a des hommes dans les rues, tout autant que lorsqu’il y a un animal sauvage sur la place du marché. »
« Bien sûr que non. »
« Maintenant, supposes que des déments s’échappe d’un asile et commence à commettre toutes sortes de crimes à l’encontre des hommes, des chevaux et d’autres créatures. Dans ce cas, que feraient tes compatriotes ?
« Ils essaieraient de les capturer et de les remettre dans leur asile. »
« Merci ! Et vous ne pensez pas qu’il est sage de garder les esprits sains dans les asiles et de laisser les déments libres, n’est-ce pas ? »
« Bien sûr que non ! », dis-je en riant légèrement.
« En fait, dans ton pays, c’est ce qui se passe ! Les hommes qui commettent des crimes sans fin – ou du moins qui en sont capables – sont laissés libres et les femmes innocentes sont enfermées dans le zenana ! Comment peux-tu croire ces hommes sans expérience, à l’extérieur. »
« Nous n’avons pas la poigne ni la voix dans la gestion de nos affaires sociales. En Inde, l’homme est notre maître et seigneur, il s’accapare tous les pouvoirs et les privilèges et il enferme les femmes dans le zenana. »
« Pourquoi vous laissez-vous enfermer ? »
« Parce que nous ne disposons d’aucun secours, nous sommes plus faibles que les hommes. »
« Un lion est plus fort qu’un homme mais il n’autorise pas à ce qu’on domine l’espèce humaine. Vous avez négligé le devoir que vous aviez envers vous-même et vous avez perdu vos droits naturels en fermant les yeux sur vos propres intérêts. »
« Mais, chère Sœur Sara, si nous faisons tout par nous-même, que ferons alors les hommes ? »
« Ils ne devraient rien faire, excuse-moi mais ils ne sont bons à rien. Seulement à être capturés et à être enfermés dans le zenana. »
« Mais serait-ce facile de les capturer et de les enfermés entre quatre murs ? », ai-je répondu, « Et même si cela pouvait être réalisé, leurs affaires – politiques et commerciales – les accompagneront-elles dans le zenana ? »
Sœur Sara ne m’a pas répondu. Elle a seulement souri gentiment. Peut-être pensait-elle qu’il était inutile de continuer à argumenter avec quelqu’un qui ne voyait pas plus loin qu’une grenouille dans un puits.
Et, à ce moment, nous sommes arrivés à la maison de Sœur Sara. Elle était située dans un magnifique jardin en forme de cœur. C’était un bungalow avec un toit fait de tôle ondulée. Il était plus frais et plus agréable que n’importe lequel de nos bâtiments luxueux. Je ne pourrais pas décrire à quel point il était décoré de façon soignée et charmante et avec quel goût il était décoré.
Nous nous sommes assis l’une à côté de l’autre. Elle a alors sorti une broderie du petit salon et elle a commencé à travailler sur un motif printanier.
« Sais-tu tricoter et coudre ? »
« Oui. Nous n’avons rien d’autre à faire dans notre zenana. »
« Mais nous ne pouvons pas compter sur les membres de nos zenanas pour la broderie ! », m’a-t-elle dit en rigolant, « un homme n’a aucune patience, même pour passer un fil dans le chas d’une aiguille ! »
« Avez-vous fait tout ce travail seules ? », ai-je demandé en pointant les diverses étoffes brodées ornant les tables.
« Oui. »
« Comment trouvez-vous le temps de réaliser tout cela ? Vous devez déjà réalise tout le travail dans les bureaux ? »
« Oui. Je ne pourrais pas rester au laboratoire toute la journée. Je termine mon travail en deux heures. »
« Deux heures ! Comment réussis-tu à faire cela ? Dans notre pays, les cadres – les magistrats par exemple – travaillent sept heures chaque jour. »
« J’ai vu certains d’entre eux travailler. Penses-tu qu’il travaille réellement pendant sept heures ? »
« Bien sûr ! »
« Non, chère Sultana, ils ne le font pas. Ils traînent et gâchent leur temps de travail à fumer. Certains fument même deux ou trois cigares pendant leur temps de travail. Ils passent bien plus de temps à parler de leur travail qu’à le faire. Imagine qu’un cigare se consume en une demi-heure et qu’un homme en fume douze par jour. Donc, tu vois, il gâche six heures par jour rien que pour fumer. »
Nous avons alors parlé de divers sujets et j’ai appris qu’il n’y avait plus de maladies épidémiques. Ils ne souffraient plus non plus des piqûres de moustique comme nous. J’étais très étonnée d’apprendre qu’à Ladyland, personne ne mourrait dans sa jeunesse, à part dans de rares cas accidentels.
« Désirerais-tu voir nos cuisines ? », m’a-t-elle alors demandé.
« Avec plaisir » lui ai-je répondu. Et nous sommes allées les voir. Bien sûr les hommes avaient été priés de disparaître puisque j’étais là. La cuisine était située dans un magnifique jardin potager. Chaque plante grimpante, chaque pied de tomate constituait lui-même une charmante décoration. Je n’ai trouvé aucune fumée, ni même de cheminée dans cette cuisine – c’était propre et lumineux. Les fenêtres étaient agrémentées de fleurs du jardin. Il n’y avait aucun signe de charbon ou de feu.
« Comment cuisinez-vous ? », lui ai-je alors demandé ?
« Avec la chaleur solaire », m’a-t-elle répondu, me montrant en même temps le tuyau à travers lequel passait la lumière et la chaleur concentrée du Soleil. Et elle a cuisiné quelque chose, me montrant ainsi le fonctionnement.
« Et comment avez-vous réussi à recueillir et stocker la chaleur du Soleil ? », lui ai-je demandé avec un grand étonnement.
« Laisse-moi te parler un peu de notre histoire maintenant. Il y a trente ans, quand notre Reine actuelle avait trente ans, elle a hérité du trône. Cependant, elle n’avait de Reine que le nom et c’était le Premier Ministre qui gouvernait réellement le pays.
Notre bonne Reine appréciait beaucoup la science. Elle a décrété une loi qui ordonnait que toutes les femmes du pays soient éduquées. Par conséquent, un certain nombre d’écoles de filles ont été fondées et soutenues par le gouvernement. L’éducation a alors été répandue un peu partout parmi les femmes. Et le mariage précoce a été interdit. Aucune femme n’était autorisée à se marier avant ses vingt-et-un ans. Il faut que tu saches qu’avant cela, nous avions été maintenues dans un Purdah strict. »
« Comment les rôles ont-ils été inversés ? », ai-je demandé.
« Le confinement est le même », m’a-t-elle dit, « En quelques années, nous disposions d’universités à part, dans lesquelles aucun homme n’était admis.
Dans la capitale, où vivait notre Reine, il y avait deux universités. L’un d’entre elles a inventé un merveilleux ballon auquel on a attaché de nombreux tuyaux. Grâce à ce ballon que l’on maintenait attaché juste au-dessus des nuages, elles ont réussi à capter autant d’eau de l’atmosphère qu’elles le désiraient. Et comme l’eau était sans cesse captée par les chercheuses de l’université, plus aucun nuage ne flottait dans le ciel et l’ingénieuse directrice a stoppé la pluie et les tornades. »
« Vraiment ! Maintenant je comprends mieux pourquoi il n’y a pas de boue par ici ! », ai-je dit. Mais je ne comprenais pas comment il était possible d’accumuler de l’eau dans les tuyaux. Elle m’a alors expliqué la façon dont cela se passait, mais j’étais incapable de la comprendre dans la mesure où mes connaissances scientifiques étaient très limitées. Mais elle a quand même continué à m’expliquer : « Lorsque l’autre université a su cela, elles sont devenues extrêmement jalouses et elles ont tenté de faire quelque chose de plus extraordinaire encore. Elles ont inventé un instrument avec lequel elles pouvaient collecter autant de chaleur du Soleil qu’elles le désiraient. Et elles l’ont stockée afin de la redistribuer lorsque ce serait nécessaire.
Alors que les femmes étaient engagées dans la recherche scientifique, les hommes étaient occupés à augmenter leur pouvoir militaire. Lorsqu’ils ont appris que les chercheuses étaient capables de capter l’eau de l’atmosphère et de collecter la chaleur du Soleil, ils ont seulement ri au nez de ces chercheuses, appelant l’ensemble « un cauchemar sentimental » !
« Vos réalisations sont pourtant formidables ! Mais dis-moi comment vous avez réussi à enfermer les hommes dans le zenana. Les avez-vous piégés ? »
« Non. »
« J’imagine qu’ils n’ont pas abandonné leur vie de liberté de leur plein gré pour aller se confiner aux mêmes entre les murs du zenana ! Ils ont dû être écrasés. »
« Oui, ils l’ont été ! »
« Par qui ? Par des sortes de guerrières je suppose ? »
« Non, pas par les armes. »
« Oui, il n’a pas pu en être ainsi. Les armes des hommes sont plus fortes que celles des femmes. Alors comment ? »
« Grâce à leur cerveau. »
« Mais même leurs cerveaux sont plus gros et plus lourds que les nôtres. Non ? »
« C’est vrai mais quelle importance ? Un éléphant aussi a un cerveau plus gros et plus lourd que celui d’un homme. Pourtant les hommes peuvent enchaîner les éléphants et les employer selon ce qu’ils désirent en faire. »
« Bien dit. Mais, s’il te plaît, dis-moi comment ça s’est passé exactement. Je brûle d’envie de le savoir ! »
« Les cerveaux des femmes un peu plus rapides que ceux des hommes. Il y a dix ans, lorsque les officiers militaires ont qualifié nos recherches de « cauchemar sentimental », quelques jeunes femmes ont voulu répliquer à ces remarques. Mais les directrices les ont retenues et ont expliqué qu’elles ne devraient pas répondre par des mots mais par des actes, si jamais elles en avaient l’occasion. Et elles n’ont pas eu à attendre longtemps qu’une telle opportunité se produise. »
« Comme c’est merveilleux ! » J’ai applaudi de tout mon cœur. « Et maintenant ces fiers messieurs rêvent eux-mêmes de songes sentimentaux. »
« Peu après, certaines personnes sont venues d’un pays voisin pour s’abriter chez nous. Ces personnes étaient en danger du fait d’infractions politiques. Le Roi, qui se souciait plus de pouvoir que de bien gouverner, a demandé à notre Reine au bon cœur de les remettre à ses officiers. Elle a refusé, cela aurait contre ses principes de livrer des réfugiés. A cause de ce refus, le Roi a déclaré la guerre à notre pays.
Nos officiers ont sauté sur leurs pieds et marché à la rencontre de l’ennemi. L’ennemi, cependant, était trop puissant pour eux. Nos soldats se sont battus courageusement, nous n’avons aucun doute à ce sujet. Mais, malgré leur bravoure, l’armée étrangère a avancé, pas à pas, pour envahir notre pays.
Presque tous les hommes étaient partis se battre, mêmes les jeunes hommes de seize ans n’étaient pas restés à la maison. La plupart des combattants ont été tués, le reste a été repoussé et l’ennemi est arrivé à quarante kilomètres de la capitale.
Une réunion regroupant un grand nombre des femmes les plus sages a alors eu lieu au palais de la Reine pour réfléchir à ce qui devait être fait pour sauver le pays. Certaines ont proposé de se battre comme des soldats, d’autres ont objecté et argué que les femmes n’étaient pas entraînées à a se battre avec des épées et des armes à feu et qu’elles n’étaient d’ailleurs habituées à ne manier aucune arme. Les dernières ont regretté avec désespoir la faiblesse de leur corps.
« Si vous ne pouvez sauver votre pays par manque de force physique », a alors dit la Reine, « essayez plutôt avec la puissance de votre cerveau. »
Il y a eu un silence de plomb pendant quelques minutes. Son Altesse Royale est encore intervenue pour ajouter : « Je devrai me suicider si je perds mon pays et mon honneur. »
Alors, la directrice de la deuxième université (celle qui avait collecté la chaleur du Soleil), qui avait pensé silencieusement durant la réunion, a fait remarquer qu’elles étaient tout sauf perdues mais qu’il y avait encore un peu d’espoir. Cependant, il y avait un plan qu’elle aimerait essayer, cela serait ses premiers et derniers efforts. Si elle échouait alors il n’y aurait plus rien à faire à part commettre le suicide. Toutes les personnes présentes ont solennellement promis qu’elles n’autoriseraient jamais d’être asservies, quoi qu’il arrive.
La Reine les a remerciés chaleureusement et a demandé à la directrice de tenter le plan qu’elle avait élaboré. La directrice s’est levée et a dit : « Avant que nous sortions, les hommes doivent entrer dans les zenanas. Je prie pour la préservation de la Purdah. »
« Oui, bien sûr », a répondu son Altesse Royale.
Le jour suivant, la Reine a appelé tous les hommes à se retirer dans les zenanas pour le bien de l’honneur et de la liberté. Blessés et fatigués comme ils étaient, ils ont cet ordre comme une aubaine ! Ils se sont inclinés et sont entrés dans les zenanas sans prononcer un seul mot de protestation. Ils étaient sûrs qu’il n’y avait plus aucun espoir pour le pays.
Alors la directrice a marché vers le champs de bataille avec ses deux cents étudiantes, elles sont arrivées et ont dirigé tous les rayons et la chaleur du Soleil concentrés vers l’ennemi.
La chaleur et la lumière étaient plus qu’ils ne pouvaient en supporter. Ils se sont tous enfuis, pris de panique, ne sachant pas, dans leur égarement, comment contrer cette chaleur. Lorsqu’ils ont fuis, laissant leurs armes à feu et leurs munitions, ils ont été brûlés grâce à la même chaleur du Soleil. Depuis lors, plus personne n’a essayé d’envahir le pays. »
« Et depuis vos compatriotes n’ont jamais essayé de sortir de la zenana ? »
« Si, bien sûr, ils voulaient être libres. Certains commissaires de police et certains magistrats de district ont envoyé des lettres à la Reine afin d’expliquer que les officiers militaires méritaient certainement d’être emprisonnés pour leur échec. Mais ils ajoutaient aussi qu’ils n’avaient jamais négligé leur devoir et, par conséquent, qu’ils ne devaient pas être punis et qu’ils priaient pour être réintégrés dans leurs bureaux respectifs.
Son Altesse Royale leur a envoyé une circulaire leur notifiant que si leurs services étaient nécessaires, on les ferait libérés mais qu’en attendant, ils devaient rester là où ils étaient. Aujourd’hui, ils sont habitués au système de Purdah et ils ont cessé de se plaindre de leur confinement. Nous appelons donc ce système « mardana » au lieu de « zenana » ».
« Mais comment avez-vous réussi cela », lui ai-je demandé, « sans police ni magistrats en cas de vol ou de meurtre ? »
« Depuis que le système « mardana » a été mis en place, il n’y a plus eu de crime ni de péché. Par conséquent, nous n’avons plus besoin de policiers pour retrouver un coupable et nous n’avons plus besoin non plus de magistrats pour juger les affaires criminelles. »
« C’est extraordinaire en effet. Je suppose que s’il y avait une personne malhonnête, vous pourriez facilement la punir. Tout comme vous avez gagné une victoire sans verser une goutte de sang, vous pourriez chasser les crimes et les criminels sans trop de difficultés ! »
« Maintenant, chère Sultana, voulez-vous rester ici ou venir dans mon salon ? », m’a-t-elle demandé.
« Votre cuisine n’a rien à envier à une boudoir de reine ! », ai-je répondu avec un sourire plaisant, « Mais sortons de la cuisine. Les hommes doivent me maudire de les tenir éloignés de leur cuisine aussi longtemps. » Nous avons alors ri de bon cœur toutes les deux.
« Comme mes amies vont être amusées et étonnées, lorsque je rentrerai et que je leur raconterai que dans le lointain Ladyland, les femmes gouvernent le pays et contrôlent toutes les problèmes sociaux tandis que les hommes sont enfermés dans les mardanas pour s’occuper des bébés, cuisiner et effectuer toutes les tâches domestiques. Et que la cuisine est si facile que cela devient un véritable plaisir de cuisiner ! »
« Oui, raconte-leur tout ce que tu as vu ici. »
« Et pourrais-tu me m’expliquer comment vous vous occupez de la culture des terres et comment vous labourez les terres et effectuer tous les travaux manuels les plus durs. »
« Nos champs sont labourés grâce à l’électricité qui fournit la puissance motrice pour les travaux les plus durs, et nous employons aussi le transport aérien. Par conséquent, nous n’avons aucun chemin de fer ni aucune rue pavée. »
« Donc il n’y a pas d’accidents de la route ni ferroviaires. », ai-je dit, « Mais ne souffre-tu jamais du manque de pluie ? »
« Jamais depuis que le « ballon d’eau » a été installé. Tu vois le gros ballon et les tuyaux qui y sont attachés. Avec leur aide, nous avons à notre disposition autant d’eau que nous le désirons. Et nous ne souffrons plus des inondations ni des orages. Nous sommes très occupées à récolter tout ce que la nature peut nous donner. Nous n’avons pas de temps pour nous quereller comme nous ne nous restons jamais les bras croisés. Notre noble Reine est extrêmement intéressée par la botanique. Son ambition est de convertir tout le pays en un grand jardin. »
« Quelle excellente idée. Quel votre aliment principal ? »
« Les fruits. »
« Et comment faites-vous pour garder le pays frais par temps chaud ? Nous considérons les pluies comme une bénédiction du ciel en été. »
« Lorsque la chaleur devient insupportable, nous arrosons le sol grâce à des douches abondantes tirées des fontaines artificielles. Et, par temps froid, nous gardons nos pièces chaudes grâce à la chaleur du Soleil. »
Elle m’a alors montré sa salle de bain dont le toit était amovible. Elle pouvait ainsi profiter d’une douche dès qu’elle le désirait, simplement en retirant le toit (qui était comme le couvercle d’une boîte) et en tournant le robinet du tuyau de douche. »
« Vous avez vraiment de la chance ! », ai-je éclaté, « Vous n’avez besoin de rien. Et quelle est votre religion, sans indiscrétion ? »
« Notre religion est basée sur l’Amour et la Vérité. C’est notre devoir religieux d’aimer autrui et d’être absolument honnête. Si une personne ment, elle ou il est… »
« Puni de mort ? »
« Non, pas de mort. Nous ne prenons pas plaisir à tuer une créature de Dieu, et spécialement un être humain. Le menteur est prié de quitter le pays pour de bon et de ne jamais revenir. »
« Un coupable n’est jamais pardonné ? »
« Si, si cette personne se repent sincèrement. »
« As-tu l’autorisation de voir un homme, en dehors de tes propres relations ? »
« Non, personne à part les relations sacrées. »
« Notre cercle de relations sacrées est très limité. Même les cousins germains ne sont pas sacrés. »
« Mais les nôtres sont très larges. Un cousin distant est aussi sacré qu’un frère. »
« C’est admirable. Je vois que la pureté elle-même règne sur votre pays. J’aimerais voir la bonne Reine qui est si avisée et clairvoyante et qui a mis en place toutes ces règles. »
« D’accord » m’a alors dit Sœur Sara.
Elle a vissé un couple de sièges sur un carré de planches. A ces planches, elle a attaché deux boules lisses et bien polies. Lorsque je lui ai demandé à quoi servait ces boules, elle m’a dit que c’étaient des boules d’hydrogène et qu’elles étaient utilisées pour contrecarrer la force de la gravité. Les boules faisaient différents volumes, chacune étant utilisées selon le poids à dépasser. Elle a ensuite fixé deux lames en forme d’aile à cette voiture aérienne, lames qui, disait-elle, fonctionnait à l’électricité. Après que nous nous soyons confortablement assises, elle a enclenché un bouton et les lames ont commencé à tourner, se déplaçant toujours plus vite. En premier lieu, nous avons atteint une hauteur d’environ deux mètres puis nous nous sommes envolées. Et, avant que je ne puisse réaliser que nous étions en train de nous déplacer, nous avions atteint le jardin de la Reine.
Mon amie a abaissé la voiture aérienne en inversant l’action de la machine, et lorsque la voiture a touché le sol, elle s’est arrêtée et nous sommes descendues.
J’ai alors aperçu depuis notre véhicule la Reine qui s’avançait vers nous sur une allée du jardin avec sa petite fille (qui avait quatre ans) et ses demoiselles d’honneur.
« Holà ! Toi, ici ! », s’écria la Reine à l’intention de Sœur Sara. Puis j’ai été présentée à son Altesse Royale qui m’a reçue amicalement sans plus de cérémonie.
J’ai été enchantée de faire sa connaissance. Au cours de la conversation, la Reine m’a dit qu’elle ne voyait aucune objection à ce que ses sujets commercent avec d’autres pays. « Mais », a-t-elle continué, « aucun commerce n’est possible dans les pays où les femmes sont enfermées dans les zenanas et, par conséquent, dans l’incapacité de venir faire du commerce avec nous. Les hommes, selon nous, ont bien peu de morale donc nous n’apprécions pas de traiter avec eux. Nous ne convoitons pas les terres des autres, nous ne nous battons pas pour un morceau de diamant même s’il était cent fois plus brillant que le Koh-i Nor et nous ne voulons pas du Trône prétentieux d’un autre chef d’État. Nous plongeons au plus profond de l’océan des connaissances et nous tentons de découvrir les pierres précieuses que la nature a préservé pour nous. Nous apprécions les cadeaux de la nature autant que nous le pouvons. »
Après avoir pris congé de la Reine, j’ai visité les fameuses universités et j’ai découvert quelques-unes de leurs manufactures, de leurs laboratoires et de leurs observatoires.
Et, après avoir visité tous ces lieux d’un grand intérêt, nous sommes retournées dans la voiture aérienne mais aussitôt que nous avons commencé à nous déplacer, je ne sais comment, j’ai glissé et tombé et la chute m’a sorti de mon rêve. En ouvrant les yeux, j’ai réalisé que j’étais dans ma chambre, toujours à me prélasser dans mon fauteuil !