Il y a plus d’un siècle, entre les 22 et 26 mars 1920, un massacre de grande envergure mené par les nationalistes panturcs d’Azerbaïdjan détruisait la totalité de la population arménienne de la ville de Chouchi, aussi appelée Shousha en turc, faisant plus de 20 000 morts.

Cet ignoble massacre était l’ultime écho du Génocide du peuple arménien, mené fanatiquement depuis 1915 par des bandes nationalistes luttant par ailleurs aussi les unes contre les autres, mais unies dans leur commune volonté d’exterminer le peuple arménien. Dans leur perspective criminelle, celui-ci était considéré comme un obstacle au projet d’une unification nationaliste des Turcs du « Bosphore à la Caspienne ».

Les Arméniens réfugiés dans la plaine de l’Ararat étaient alors majoritairement des rescapés de l’Empire ottoman. Parmi eux, une poignée de nationalistes, anciens alliés des Jeunes-Turcs, regroupés autour de ce qui restait du parti « Dachnaksutiun », profondément anti-communiste et chauvin, sont parvenus à imposer leur direction. La population arménienne est alors ravagée par le typhus, qui décime près de 20% des habitants. La situation générale est totalement chaotique.

Les nationalistes arméniens étaient néanmoins jusque-là parvenus à constituer une « République Démocratique d’Arménie », sous la bannière d’un drapeau tricolore s’inspirant de la monarchie arménienne de Cilicie, disparue depuis 1375 et considérée comme le « dernier État souverain arménien » avant la « restauration » de 1918.

Dans ce romantisme complet, la victoire arménienne de Sardarapat en mai 1918 sur l’armée ottomane avait à ce titre complètement galvanisé les nationalistes.

C’est dans ce contexte, que prenant prétexte du nationalisme montant chez les Azéris comme chez les Géorgiens, les nationalistes arméniens quittent la Fédération Transcaucasienne.

Forts de leur victoire sur les Ottomans, ils multiplient les provocations contre leurs anciens alliés : la région du Lori, dans le Nord de l’Actuelle République d’Arménie est ainsi « épurée » de ses habitants géorgiens, et des bandes sont lancées dans le sud-est, dans la province du Zanguezour et au Karabagh pour terroriser les habitants turcs.

L’objectif est de constituer un territoire majoritairement arménien, dans une perspective expansionniste. Les nationalistes arméniens concluent dans ce cadre une entente avec les Arméniens réfugiés en Europe, notamment en France, autour de l’ancien haut dirigeant ottoman arménien Nubar Pacha. Cela aboutit à la rédaction du Mémorandum de l’Arménie intégrale, véritable manifeste du nationalisme arménien, très agressif sur le papier.

L’aboutissement de cette politique « Grande Arménienne » est la conclusion du Traité de Sèvres, qui accorde à la République d’Arménie tous les territoires caucasiens plus ou moins occupés par les bandes armées Dachnaks, mais aussi les anciens vilayets de l’Empire ottoman formant « l’Arménie occidentale », la Cilicie devant être par ailleurs occupée par la France, avec l’appui d’une « Légion arménienne ».

L’échec de cette politique est de fait complet dès la fin de l’année 1919. Intransigeant et agressif, le nationalisme « grand-arménien » coupe le chimérique État arménien de tous ses voisins. Les Arméniens sont chassés en masse de Tiflis en Géorgie, où ils représentaient jusque-là plus de la moitié de la population, en Cilicie et sur l’Euphrate, alors que la Légion arménienne avec ses soutiens français est écrasée à Marache et à Urfa, et que de violents pogroms anti-arméniens éclatent en Azerbaïdjan.

Surtout, la fuite en avant suicidaire des nationalistes arméniens galvanise à nouveau le nationalisme panturc, des massacres génocidaires sont à nouveau entrepris en Turquie et en Azerbaïdjan. Sur tous les fronts, la situation est pire même qu’en 1915. L’Arménie est de nouveau envahie, mais cette fois, les troupes turques menées par Mustafa Kemal écrasent l’armée arménienne et imposent le traité de Kars, qui annule le traité de Sèvres, de toute façon jamais appliqué.

L’armée turque prépare alors un nouvel assaut pour écraser définitivement les Arméniens, pris entre les Turcs d’Ankara et ceux de Bakou. La révolution russe et son écho sauve alors l’Arménie, qui rejoint ce qui devient l’URSS.

La situation actuelle, au début du 21e siècle, de l’Arménie, et à travers elle du Caucase, ressemble donc très fortement à celle de 1920. De nouveau, l’Arménie se trouve au bord du gouffre, pris dans un effroyable étau entre les nationalistes panturcs d’Ankara et de Bakou. De nouveau les Arméniens de Chouchi ont été chassés. De nouveau le Karabagh et l’Arménie elle-même sont étranglés.

La perspective d’un effondrement n’a jamais été aussi forte depuis un siècle, il faut prendre toute la mesure de cela.

Et encore une fois, les nationalistes arméniens ont joué contre le peuple arménien, galvanisés par leurs chimères territoriales et leur rhétorique expansionniste délirante. Refusant de se tourner vers les peuples voisins, les Arméniens se sont isolés dans leur certitude et leur crainte, dans l’attente de l’inévitable dénouement.

Depuis 1991, l’Arménie est en réalité le point faible du Sud-Caucase, véritable zone de tempêtes déchirée par la concurrence entre États impérialistes et expansionnistes, qui se sont toujours appuyés sur les petits chauvinismes pour contrôler le secteur et empêcher l’émergence d’un État populaire et démocratique rassemblant les diverses nationalités du Caucase, en agitant le chiffon sanglant des haines ethniques et du narcissisme de toutes les différences.

Le nationalisme arménien d’aujourd’hui est directement issu de la déliquescence de l’Union Soviétique. Sur la base de ce que l’URSS a été en mesure d’édifier au Caucase, les nationalistes arméniens se sont reconstitués dès la fin des années 1960, autour de la reconnaissance du Génocide des Arméniens. Devenue social-impérialiste, l’URSS n’a effet rien fait pour entraver le nationalisme arménien, dans le but de déstabiliser la Turquie et éventuellement de parvenir à gagner les diasporas arméniennes d’Occident par la mise en avant d’un nationalisme romantique conforme à ses propres vues.

C’est dans ce cadre que sont édifiés les monuments commémorant le Génocide à Yerevan, le Tsitsernakaberd, avec dans le même ordre d’idée, une monumentale statue représentant la « mère Arménie » armée d’un glaive faisant face à la Turquie, à la place de la statue honorant Joseph Staline, et ensuite le mémorial « ethnographique » de Sardarapat, commémorant la victoire nationaliste sur les armées ottomanes.

Cette politique a ainsi connu son apogée dans l’essor et l’activité du groupe armé ASALA. Ce groupe, soutenu par l’URSS, mène des séries d’attentats en Turquie et en Europe. Sur son emblème, il reprend la carte de l’Arménie selon le Traité de Sèvres. Bien qu’officiellement « marxiste-Léniniste », l’ASALA se place dans la continuité des Dachnak, qui seront de fait nombreux à la cautionner en Occident, et considère que l’Église apostolique arménienne peut être ralliée et qu’il faut donc de ce fait soutenir la religion.

Les résultats de l’activité de cette organisation sont quasiment nuls en pratique, mais l’objectif de galvaniser à nouveau les masses arméniennes et notamment sa jeunesse est atteint en partie. L’idée alors que la République Socialiste Soviétique d’Arménie connaît un « réveil national » est alors répandue chez les Arméniens d’Occident. L’activation de la question du rattachement du Karabagh à l’Arménie et la solidarité internationale suite au séisme de 1988 font le reste.

On voit alors un élan nationaliste sans précédent saisir l’Arménie et les Arméniens du reste du monde après l’indépendance de 1991 et la proclamation de la « 2ème République », niant donc la République Socialiste Soviétique d’Arménie contre toutes les évidences. La victoire lors de la guerre du Karabagh en 1994 achève cette séquence. Suite à l’annexion de fait, mais non de droit, du Karabagh, laissé comme « entité indépendante » dans le giron de Yerevan, sans solution internationalement reconnue, les nationalistes mettent en coupe réglée l’Arménie.

Rien n’est fait pour assurer le développement du pays, qui ne vit que de l’aide internationale et de l’appui de la Russie. Cette dernière contrôle de plus en plus étroitement l’armée arménienne et ses dirigeants. La corruption se généralise dans l’ensemble de la société, il n’est plus possible alors simplement de mener une existence digne sans être inféodé au régime. Et encore cela n’est possible qu’à Yerevan, le reste du pays s’enfonçant toujours plus dans la pauvreté et l’isolement, voire l’abandon pur et simple.

L’aide internationale, massive, permet pourtant de tenir l’État hors de l’eau, mais près d’un million d’Arménien s’exilent pour fuir la corruption ou l’embrigadement dans l’armée… Surtout après l’arrivée au pouvoir à Bakou d’Ilham Aliev au début des années 2000, qui mène une politique violemment anti-arménienne sur tous les fronts.

Il ne passe alors plus un mois sans que la mort d’un jeune appelé, sautant sur une mine ou touché par le tir d’un sniper, ne déchire l’actualité. Englués dans des querelles de pouvoir sur fond de trafics en tout genre, les dirigeants nationalistes inondent la population arménienne d’une propagande militariste délirante.

La stratégie militaire arménienne se résume alors à une série d’erreurs dramatiques : la constitution d’un glacis de bunkers au Karabagh, censé être imprenable à tout assaut conventionnel, la certitude de pouvoir rallier les puissances du « Groupe de Minsk » devant régler la question du Karabagh et notamment de pouvoir compter sur un soutien russe sans faille, enfin la certitude de pouvoir opérer une levée en masse de la jeunesse arménienne et du peuple en cas d’attaque, ainsi que de mobiliser un fort courant de sympathie international face à tout assaut azéri sur les communautés du Karabagh.

Dans ces années pourtant, l’étau russe se resserre implacablement sur le Caucase. La Russie, inquiète de voir la Géorgie se rapprocher de l’OTAN, inflige à cette dernière une défaite en Ossétie du Sud, qu’elle annexe de fait, et réoccupe par ailleurs l’Abkhazie sécessionniste depuis 1992. La Russie accroît la pression sur la mer Noire suite à ses interventions en Ukraine qui aboutissent à l’annexion de la Crimée en 2014. Depuis 2018, la Crimée et l’Abkhazie accueillent des forces militaires russes, et même pour cette dernière, des bases de lancements de missiles.

Mais dans le secteur, le principal objectif de la Russie est de développer son influence en Azerbaïdjan. Cela passe par un souci militaire tout au long des années 2000-2010, alors même que le régime d’Aliev affiche ouvertement son intention d’attaquer le Karabagh arménien et de récupérer les territoires perdus en 1994. Quelques jours avant la guerre de 2020 d’ailleurs, la Russie a mené de vastes opérations navales dans la mer Caspienne, simulant une invasion depuis la mer.

Face à ces enjeux qui les dépassaient, les nationalistes arméniens ont systématiquement choisi la fuite en avant. Ils n’ont pas pris au sérieux la menace azérie et la duplicité des intérêts russes, alors même que la Russie multipliait les provocations contre le droit international et les agressions contre ses voisins. La guerre dite des Quatre-jours de 2016 les a aussi confortés dans leurs certitudes. Rompant soudainement la ligne de cessez-le-feu, l’armée azérie a tenté une opération conventionnelle de grande ampleur essentiellement sur le secteur nord du Karabagh, autour des agglomérations de Talysh-Martakert.

La Turquie avait pris fait et cause pour l’Azerbaïdjan, l’encourageant à aller jusqu’au bout, alors que la Russie avait appelé à l’arrêt immédiat des combats. Surtout, l’assaut avait été meurtrier des deux côtés, avec de fortes pertes du côté azéri, tandis qu’une campagne internationale très hostile quant aux destructions et aux pertes civiles avait isolé Bakou. D’où le choix d’une toute autre stratégie en 2020, contournant tous ces aspects avec un redoutable sens tactique.

Formellement, la « révolution » de 2018 menée par Nikol Pashinyan, qui a mis fin au régime militaire pro-russe en Arménie, a ouvert une vague d’espoir populaire du côté arménien. Mais le nouveau régime n’a pas su définir une ligne claire sur la question du Karabagh ni d’ailleurs sur aucune autre. Si Nikol Pashinyan entendait se rapprocher de l’Union Européenne et de l’OTAN, voire même de la Turquie, il affaiblissait aussi du coup le lien avec Moscou, décidant Bakou à passer à l’action.

La défaite complète de l’Arménie en novembre 2020, alors même que le gouvernement entretenait les illusions les plus mensongères dans la population arménienne concernant la résistance et la victoire des troupes arméniennes, a littéralement sidéré la population arménienne.

Depuis, la situation est catastrophique : le Karabagh sous occupation militaire russe est condamné à l’asphyxie par l’Azerbaïdjan. Un nombre important de ses habitants a déjà fui, laissant entrevoir à plus ou moins court terme un effondrement total du Karabagh arménien. A Yerevan, les complots militaires et nationalistes se multiplient au point où Nikol Pashinyan, héros d’hier, se voit accuser de toutes les trahisons. Les élections censées se tenir en juin ont comme fond le bruit de bottes, dans une atmosphère de fuite en avant militariste, d’occupation russe et d’exode de masse.

La nouvelle agression russe sur l’Ukraine laisse aussi peser sur le Caucase une nouvelle vague d’affrontements, opposant de plus en plus ouvertement la Russie à la Turquie, et au-delà, la Russie et ses alliés du Groupe de Shanghai à l’OTAN. Dans cet étau, l’État arménien sera le premier à voler en éclat, la Géorgie risquant aussi l’effondrement dans la foulée.

Nikol Pashinyan a pour cette raison mené une visite en Géorgie, essayant, mais trop tard, de constituer un front d’alliance au sein du Caucase. Il y a rappelé, à juste titre, que la Géorgie avait seul conservé le caractère encore quelque peu multinational du Caucase, avec une minorité arménienne en son sein notamment.

Mais il aurait dû aussi dire à quel point le nationalisme arménien a de fait coupé les Arméniens du Javakh géorgien du reste du pays. Ceux-ci vivent quasiment isolés du reste de la Géorgie, refusant même souvent d’en apprendre la langue.

Il aurait dû aussi dire que la Géorgie comptait une forte minorité turque azérie, et aussi des musulmans géorgiens, les Adjars, dont le président turc, Recep Tayyip Erdogan, est d’ailleurs issu, et sur lesquels il ne cache pas des velléités d’annexion. Il aurait dû dire aussi que l’Arménie elle-même ne comptait plus de minorité géorgienne et turque en raison des épurations menées par les nationalistes. Il aurait enfin dire que les Arméniens sont également une composante nationale de l’Azerbaïdjan, et qu’il ne peut y avoir d’issue sans considérer ce fait.

C’était déjà trop tard pour Nikol Pashinyan, qui n’a pas été à la hauteur de la tâche historique qui aurait dû être la sienne, car il n’y a qu’une seule issue pour les Arméniens dans le Caucase : affirmer une ligne caucasienne, authentiquement démocratique, et résolument pacifiste.

Sur ce plan, il est un fait qui est contourné avec une grande constance par les nationalistes et la propagande des Arméniens d’Occident, notamment en France, ce qui a totalement perdu les Arméniens au bout du compte. Ces derniers entretiennent dans leur média, au sein de leur couche d’intellectuels universitaires ou d’artistes, l’idée que les malheurs de l’Arménie tiendraient au découpage soviétique, viendraient de la politique des peuples assumées par l’URSS de Joseph Staline, aurait finalement comme source « l’occupation » bolchévique.

Pourtant, il est factuel et incontournable de voir que ce qui a sauvé l’Arménie en 1920, c’était la Révolution bolchévique. Seule l’Armée Rouge et le puissant élan de la Révolution ont finalement fait reculer les troupes kémalistes prêtes à envahir et démanteler l’Arménie isolée, brisée et vaincue des Dachnaks. Seule la Révolution menée en Azerbaïdjan à permis de mettre à bas les nationalistes panturcs fanatisés. S’il existe un État arménien aujourd’hui, c’est parce que la déliquescence chauvine dans laquelle s’effondrait le Caucase en 1920 au milieu des manigances impérialistes a été stoppée net par la force inébranlable de la Révolution.

Prétendre le contraire, ce n’est même pas seulement une position idéologique contre-révolutionnaire, c’est un pur mensonge.

Mais plus encore, le découpage qui a suivi, s’il vaut ce qu’il vaut, avait un objectif précis : permettre la libération des peuples dans un cadre national propre, mais en brisant tous les chauvinismes.

Le nationalisme panturc a donc été impitoyablement brisé. Mais de même, il ne pouvait être question de faire la moindre place au chauvinisme grand-arménien.

La solution fédérale a d’abord été préférée, même si elle n’est malheureusement pas arrivée à trouver son chemin. Si un État arménien a été constitué, il ne pouvait de toute façon pas être question d’en faire le seul et unique foyer des Arméniens du Caucase, et cela pour deux raisons d’importances inégales :

− D’abord parce que des Arméniens vivaient encore nombreux en Géorgie et en Azerbaïdjan, notamment à Tiflis et à Bakou, sans même parler de la Russie. Cela est un constat de situation. D’ailleurs, ce simple constat n’a jamais même été assumé par les nationalistes grand-arménien qui dans leurs constantes chimères ont systématiquement œuvré contre les Arméniens de Géorgie et de Bakou.

− Ensuite, et cela est l’aspect le plus important, parce qu’il s’agissait de prévenir tout retour du nationalisme en préparant la fusion des peuples. Un noyau arménien autonome a donc été garanti en Géorgie, dans le district du Javakh et un autre, dans celui du Haut-Karabagh. Le Nakhitchevan peuplé alors à moitié de Turcs et moitié d’Arméniens a lui aussi obtenu un statut spécial. En Azerbaïdjan même, le caractère national arménien avait une valeur constitutionnelle et des Arméniens étaient nommés à des postes d’importances dans toutes les branches administratives, professionnelles ou civiles de la République.

La politique soviétique a accordé une grande importance au développement national de l’Arménie en tant que telle. Il faut voir qu’elle ne possédait pas alors de capitale digne de ce nom. Jusque-là, la ville de Tiflis en Géorgie était la principale agglomération arménienne, la seconde étant Bakou. La ville de Yerevan choisie par les nationalistes n’était qu’une bourgade de seconde importance, entourée de camps de réfugiés.

Le grand architecte Alexandre Tamanian a alors obtenu tous les moyens pour édifier en quelques décennies une capitale complète, rivalisant de par sa modernité avec toutes les autres grandes agglomérations soviétiques : des quartiers modernes, électrifiés, des usines, des écoles sortent de terre, au milieu de vastes jardins, d’immenses avenues piétonnes. Un des premiers monuments édifiés est d’ailleurs de grand opéra, où joue aussi une troupe de Turcs d’Arménie, et ensuite le fameux « maténadaran » ou centre des manuscrits, rassemblant toutes les collections historiques écrites disponibles en arménien afin de développer une culture nationale d’un haut niveau.

Des programmes sont lancés en matière historique, les monuments sont relevés, catalogués, les villages électrifiés et scolarisés, une Académie des Sciences de grand renom notamment en astrophysique, est constituée. En quelques années, la République d’Arménie devient un des fleurons du socialisme soviétique en cours d’élaboration.

Au Karabagh, une capitale locale est édifiée, qui prend le nom de Stepanakert, selon le plus grand révolutionnaire d’Azerbaïdjan, Stepan Chahoumian, qui a dirigé la Commune de Bakou ; tout l’ouest de l’Azerbaïdjan, autour de la ville arméno-turque de Ganja/Gence, prend le nom de district de Chahoumian.

L’adhésion de la population au nouveau régime est totale, elle se manifeste particulier lors de la Seconde Guerre Mondiale, appelée en URSS la « Grande Guerre Patriotique » par l’immense prix du sang versé par la jeunesse arménienne. Près de 650 000 soldats arméniens ont ainsi combattu dans l’Armée Rouge, les Arméniens sont parmi les citoyens soviétiques à s’être le plus engagés pour le régime.

En signe de reconnaissance et d’espoir, une immense statue commémorative de Joseph Staline est élevée à la fin de la guerre sur le mémorial dédié aux soldats par le grand sculpteur arméno-grec Serguei Merkurov sur une colline surplombant la ville, au-dessus du Maténadaran et face à l’opéra, et au-delà au somptueux panorama de l’Ararat.

Il s’agissait là d’exprimer l’œuvre de relèvement collectif entrepris par le peuple arménien dans le cadre de la République et du formidable soutien de l’ensemble du peuple soviétique, dans lequel l’Arménie était appelée à se fondre.

Le prestige de l’URSS et de la République Socialiste Soviétique d’Arménie avec elle est alors à son comble, après la guerre, de nombreux Arméniens d’Occident rescapés du Génocide décident même de s’y installer.

Mais c’est alors même que triomphent les bases de la Révolution que les Arméniens ratent leur transformation socialiste. Sur le plan idéologique et culturel, les productions les plus intéressantes s’élaborent au début des années 1950. C’est l’époque du poète Avetik Issahakian par exemple. Mais tous ces bourgeons ne parviennent pas à fleurir. Le triomphe du révisionnisme flétrit mortellement le processus de transformation authentiquement culturel qui avait à peine commencer à germer.

Sur la base trompeuse de la reconnaissance du Génocide et dans le cadre du social-impérialisme, la culture nationale arménienne cède toujours plus au chauvinisme. Ce qui apparaît vu d’Occident comme un « réveil » est tout au contraire un ratatinement. Partout dans le Caucase, les chauvinismes et la haine ethnique travaillent à nouveau les consciences à mesure que le régime abandonne tout projet révolutionnaire au sens matérialiste strict.

Tant que l’URSS reste dans son élan, des réalisations collectives s’épanouissent encore. Par exemple le film La prisonnière du Caucase, réalisé en 1967 reste même aujourd’hui un classique des fêtes populaires de Noël et de Nouvel an, autant en Arménie qu’en Azerbaïdjan ou en Géorgie.

En somme, la trajectoire de l’Arménie soviétique après la mort de Joseph Staline a été semblable à celle de cet artiste si populaire en Arménie aujourd’hui : Sergueï Iossifovitch Paradjanov, arménien de Tiflis, ayant grandi et étudié en Ukraine notamment auprès du grand cinéaste ukrainien Alexandre Dovjenko. Marié à une Turque, s’exprimant en russe, il exprime cette fusion soviétique en amorce dans les années 1950, avant de sombrer dans le mysticisme, il finira par se convertir au christianisme orthodoxe et mener une vie volontairement décadente et élitiste pour provoquer les autorités soviétiques. C’est d’ailleurs dans les années 1970 que les intellectuels libéraux post-modernes ou révisionnistes de France, comme Louis Aragon ou Françoise Sagan, en feront un « dissident » relevant de la « liberté » et bien sûr du nationalisme arménien.

Mais comme on l’a vu, l’effondrement de l’URSS fait tomber les masques et les nationalistes n’ayant aucune base possible, aucune perspective réelle, voient désespérément le sol se dérober sous leurs pieds, jusqu’à la lamentable situation présente.

Autant à Bakou qu’à Yerevan, les régimes nationalistes paraissent pour ce qu’ils sont avec évidence : des nains au milieu des titanesque réalisations soviétiques, dont le vernis de leur argent corrompu ne s’élève pas à la hauteur de l’élan révolutionnaire qui hante leur esprit décadent et leurs œuvres cosmopolites. C’est pourquoi, la rhétorique nationaliste d’un racisme hallucinant d’Ilham Aliev, qui verse maintenant dans l’islamisme le plus furieux et poursuit une mortelle fuite en avant qui aboutira immanquablement à la chute de son régime tyrannique, ne parvient pas à saisir complètement les consciences azéries.

C’est là précisément qu’est la seule chance de l’Arménie et des Arméniens. Les nationalistes sont condamnés au suicide et à l’affrontement guerrier. Il n’y a plus moyen ni temps de ne pas s’en rendre compte. À l’isolement chauvin arménien, ils veulent répondre par encore plus d’isolement et encore plus de chauvinisme, dans une folle course idéaliste complètement insensée, possédée de ses propres certitudes à trouver une pureté rédemptrice, un sursaut dans le pire du pire des épreuves. Telle est la sombre réalité. À ce jeu, il ne restera bientôt plus ni d’Arménie à sauver, ni d’Arméniens pour le faire.

Il faut impérativement que les Arméniens se ressaisissent de l’élan révolutionnaire qui a porté l’édification de la République d’Arménie dans le cadre d’une nouvelle fédération caucasienne, établissant un régime authentiquement démocratique et populaire. Ce n’est pas dans la coquille vide du chauvinisme que se trouve le nouvel élan de l’Arménie, mais dans la main de ses frères azéris, géorgiens et des autres nationalités du Caucase, forts du passé soviétique commun.

C’est ensemble que les peuples frapperont à mort les puissances impérialistes et expansionnistes qui les divisent, c’est ensemble que les peuples mettront à terre les traîtres nationalistes qui les asservissent et les saignent. C’est ensemble que les peuples du Caucase dissiperont les brumes empoisonnées de la réaction semi-féodale et feront se lever l’aube rouge d’une nouvelle ère de la Caspienne à la mer Noire, de l’Elbrouz à l’Ararat.


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