Réponse à la Conférence du citoyen Jean Jaurès
Citoyennes et Citoyens,
Vous comprendrez que c’est avec hésitation que j’ai assumé la tâche de répondre à Jaurès, dont l’éloquence fougueuse sait passionner les thèses les plus abstraites de la métaphysique. Pendant qu’il parlait, je me suis dit et vous avez dû vous dire : il est heureux que ce diable d’homme soit avec nous. Les mineurs de Carmaux ont richement payé leur dette au parti socialiste, qui a fait triompher leur grève, en libérant Jaurès de l’Université et en le rejetant dans la politique.
Donc, ce soir, vous n’avez pas été conviés à une joute oratoire, mais à un combat d’idées : si vous ne pouvez me demander l’éloquence de Jaurès, vous êtes en droit d’exiger que je maintienne le débat à la hauteur philosophique à laquelle il l’a placé. Je le ferai. Ceci dit, entrons immédiatement dans le sujet.
1
Les philosophes de l’Ecole cartésienne recommandaient de ne commencer une discussion qu’après avoir défini les termes du débat. Posons donc le problème que nous avons à résoudre.
Nous savons aujourd’hui que tous les peuples, à quelque degré de civilisation qu’ils soient parvenus, ont tous eu le même point de départ : tous ont eu pour ancêtres des sauvages.
Comment des sauvages, gitant dans les arbres, se nourrissant des produits spontanés de la terre et des eaux, s’agglomérant par petites hordes de trente à quarante individus, comme les chevaux sauvages, pour se procurer leur nourriture, ont-ils pu se transformer en nations civilisées, vivant dans les villes, où s’entassent des milliers et des millions d’individus, éclairés par le gaz et l’électricité, desservies par des chemins de fer, dont les habitants, divisés en classes ennemies, sont spécialisés dans une infinie variété de métiers et professions ?
Un autre problème complique ce premier. Jaurès vous l’a signalé quand il vous a dit que toutes les langues, malgré leur extrême diversité pouvaient se ramener aux mêmes formes grammaticales.
Puisque nous sommes sur la question du langage, je vais vous signaler un phénomène qui a trait à la question qui nous occupe ; tous les mots qui ont un sens abstrait pour nous, ont commencé par avoir un sens concret dans la tête des sauvages qui les ont inventés. Par exemple, Nomos, avant d’avoir en grec la signification abstraite de loi, voulait dire pâturage, demeure. Notre mot Droit, qui signifie ce qui est d’accord avec la justice, a signifié d’abord un objet qui n’avait ni courbure, ni flexion. Doit-on conclure de ce phénomène linguistique que le concret aurait engendré l’abstrait dans la tête humaine ?
L’unité que Jaurès constatait dans le langage, se retrouve dans toutes les manifestations mentales de l’homme ; dans la religion, aussi bien que dans la philosophie et la littérature. Ainsi, les contes avec lesquels nos nourrices ont amusé notre jeune imagination et qui, pour la plupart, sont d’origine sauvage ou barbare, ont été retrouvés chez toutes les nations de la terre ; le roman de moeurs, cette dernière, mais non supérieure, forme littéraire, fleurit chez tous les peuples capitalistes.
L’histoire comparée des peuples nous les montre passant tous par les mêmes formes familiales et politiques. Vico, qui, avec raison, a été nommé le père de la philosophie de l’histoire, disait qu’il y avait : « Une histoire idéale, éternelle, que parcourent dans le temps les histoires de toutes les nations de quelque état de sauvagerie, de férocité et de bestialité que partent les hommes pour se domestiquer ». Et comme tous les peuples ne sont pas arrivés au même point de domestication, Marx ajoute : « Le pays le plus développé industriellement ne fait que montrer à ceux qui le suivent sur l’échelle industrielle l’image de leur propre avenir ». Geoffroy Saint-Hilaire, le grand disciple de notre génial Lamarck, pensait que dans la formation des plantes et des animaux, il y avait « une unité de plan ».
Doit-on rechercher les causes de l’évolution des hommes, des animaux et des plantes d’après un plan uniforme, dans le monde lui-même, ou doit-on les chercher en dehors du monde ?
Les déistes n’hésitent pas à répondre avec Voltaire que, comme l’horloge présuppose un horloger, l’univers nécessite un créateur. Mais cette solution simpliste, qui a été trouvée par les sauvages, ne résout pas le problème, elle ne fait que le reculer, car si l’univers suppose un créateur, le créateur, à son tour, nécessite un autre créateur ; les gnostiques chrétiens des premiers siècles prétendaient que si Jésus était le fils de Jéhovah, celui-ci, parce qu’entaché des brutales et vilaines passions des Juifs barbares, était à son tour, le fils d’un Dieu inconnu. L’explication déiste, qui n’explique rien, ne peut convenir aux esprits scientifiques. Ouvrez un livre de science quelconque, et vous n’y rencontrerez pas le nom de Dieu. Le chimiste, le physiologiste, le géologue, l’astronome, au lieu de recourir à la commode hypothèse de Dieu, s’efforcent d’expliquer les phénomènes dont ils s’occupent par les seules propriétés de la matière. Chaque savant expulse Dieu de sa propre science, alors même qu’il a besoin d’un Dieu pour se procurer la cause des phénomènes qui ne rentrent pas dans le domaine spécial de ses études. L’historien, par ce que l’histoire n’est pas encore une science, recourt souvent à Dieu pour donner l’explication des faits dont il est incapable de saisir la cause. Marx a chassé Dieu de l’histoire, son dernier refuge : et c’est en nous servant de la méthode matérialiste du penseur communiste que nous créerons l’histoire scientifique.
Hegel, dont Jaurès adopte en partie la théorie idéaliste, ne croyait pas que Dieu préexistât au monde ; il pensait, au contraire, qu’il était dans un éternel Devenir. Pour lui, l’Idée préexistant à tout, mais réduite à une expression atomique, s’opposant à elle-même et se composant avec son opposition, engendre la première synthèse, qui, à son tour, devient thèse et antithèse, puis synthèse. Cette deuxième synthèse devient à son tour le point de départ d’une nouvelle série trinitaire et ainsi de suite. L’Idée, en se développant de la sorte automatiquement, s’extériorise et enfante le monde à son image.
Jaurès ne retourne pas aussi loin en arrière : il se sert de la méthode de Platon qui, en étudiant et en hiérarchisant ses idées, remontait à l’Idée suprême et absolue du Bien. Jaurès, analysant et classant les Idées de Justice et de Fraternité que nous, civilisés, nous avons dans nos têtes, arrive non à l’Idée absolue de Justice et de Fraternité, mais à leur expression minimum, qu’il loge dans la tête du sauvage, où elle dort inconsciente. Cette Idée, lorsqu’elle prend conscience d’elle-même, entre en contradiction avec le monde extérieur, avec lequel elle lutte jusqu’à ce qu’elle résolve la contradiction ; de sorte que l’histoire n’est qu’une série ininterrompue de batailles se terminant toujours par le triomphe de l’Idée de Justice.
Je ferai cette première objection à la théorie de Jaurès : elle est impuissante à fournir l’explication du monde : car ce n’est pas une idée de Justice et de Fraternité qui a guidé l’évolution des organismes du règne végétal et animal ; et aujourd’hui une philosophie doit embrasser tout l’univers.
Je lui dirai ensuite : Pourquoi vous arrêter à la tête du sauvage ? Pourquoi ne pas descendre plus bas et ne pas chercher l’idée dans la tête des animaux ? Un chien de berger ou de garde a parfaitement le sentiment du devoir et sait très bien quand il a commis une faute. Vous me direz que ces idées de devoir sont anticanines et qu’elles ont été versées dans la tête du chien par l’homme ; mais les animaux sauvages, vivant en troupeaux, comme les buffles et les corbeaux, ont des idées de devoir qui leur sont propres. Les buffles mâles se font tuer pour défendre les femelles et les jeunes du troupeau ; et les corbeaux qui sont placés en sentinelles surveillent l’horizon et avertissent leurs camarades qui picotent le grain que vient de semer le laboureur.
On peut donc retrouver à l’état conscient, chez les animaux, les idées que Jaurès place à l’état inconscient dans la tête du sauvage. Mais pourquoi s’arrêter aux animaux et ne pas chercher l’idée à l’état atomique, si je puis m’exprimer ainsi, dans le protoplasme amorphe qui doit former la cellule, point de départ de la série organique dont l’homme est le couronnement.
Je dirai encore à Jaurès : Pourquoi se borner à la recherche des idées morales, pourquoi ne pas s’occuper de l’origine des idées scientifiques ? Pourquoi ne pas se demander si la théorie atomique, qui n’existe que dans la tête de quelques milliers de chimistes, ne dort pas inconsciente dans l’huître, qui n’a pas de tête ? Pourquoi ne pas dire, comme le matérialiste, que tout doit exister dans tout, puisque la pensée n’est, en définitive, qu’un phénomène physico-chimique, qu’une transformation du mouvement ? Mais dire cela ne nous explique pas comment les idées sont nées dans le cerveau humain.
Jaurès nous a dit que le sens de la vue et de l’ouïe était supérieur, parce que les animaux qui en étaient dotés pouvaient jouir des harmonies de la nature et de la splendeur du soleil : il les a placés au-dessus de la main qui, avec son pouce opposable, est la caractéristique des singes et des hommes ! La main a créé l’homme. Mais lui répondre que le sens de la vue et de l’ouïe n’est en définitive qu’une localisation et qu’une spécialisation de la sensibilité tactile et que les animaux dépourvus d’yeux sont sensibles à la lumière par toute leur surface cutanée et que même les cellules végétales ne produisent la matière verte que sous l’action du soleil ; dire tout cela ne nous explique pas la formation des organes des sens.
Vous le voyez, le débat entre Jaurès et nous, marxistes, revient à la discussion sur l’origine et la formation des idées. Cette question a occupé et occupera encore la pensée philosophique.
Descartes pensait que nous naissions avec des idées innées du général, de cause, d’effet… Locke, d’abord, Condillac et les sensualistes ensuite, croyaient au contraire que tout ce qui était dans l’intelligence avait d’abord été dans les sens. L’intelligence, disait Diderot, est une table rase sur laquelle les phénomènes de la nature gravent leur impression. Les Grecs que l’on trouve à l’entrée de toutes les avenues de la pensée avaient déjà agité la question de l’origine des idées. Platon prétendait que nos idées de Justice étaient des réminiscences de l’idée du Bien absolu ; tandis qu’Archélaüs, le maître de Socrate, disait que les lois du pays dans lequel on vivait étaient la source des idées morales qu’on avait. On peut, en effet, constater que les consciences les plus pointilleuses se sont accommodées de l’esclavage, partout où il a été reconnu par les lois.
Nous, marxistes, nous reprenons la thèse d’Archélaüs et de Locke, en la complétant et en ajoutant que s’il est impossible au civilisé de déterminer le moment précis où il a acquis certaines idées, elles ne lui sont pas tombées du ciel, mais elles ont été acquises par l’expérience de nos ancêtres, qui nous ont transmis des cerveaux tellement entraînés par une longue série de générations, que nous acquérons, pour ainsi dire spontanément, certaines idées qui, pour cela, paraissent innées.
2
L’homme et les animaux ne pensent que parce qu’ils ont un cerveau ; le cerveau transforme en idées les sensations, comme les dynamos transmutent en électricité le mouvement qui leur est fourni. C’est la nature, ou plutôt le milieu naturel, pour ne pas employer une expression qui idéaliserait la Nature en une entité métaphysique, comme le faisaient les philosophes du dix-huitième siècle ; c’est le milieu naturel qui forme le cerveau et les autres organes, je dis avec intention les autres organes, parce que, de même que les spiritualistes détachent l’homme de la série animale afin de le poser en être miraculeux, pour qui Dieu vient sur terre se faire crucifier, de même les idéalistes isolent le cerveau des autres organes, pour soumettre sa fonction, c’est-à-dire la pensée, à des causes qui relèvent de la sorcellerie.
Le milieu naturel qui a créé les organes et le cerveau de l’homme les a portés à un tel degré de perfection, qu’ils sont capables des plus extraordinaires et des plus merveilleuses adaptations. Ainsi, pendant des siècles, des chrétiens et des civilisés ont enlevé des nègres sur la côte d’Afrique pour les vendre comme esclaves aux colonies. Ces noirs étaient des barbares et des sauvages, séparés des civilisés par des dizaines de siècles de culture, et cependant, au bout de fort peu de temps, ils apprenaient les métiers de la civilisation.
Les Jésuites ont fait au Paraguay une expérience sociale, la plus remarquable que je connaisse, qui, pour nous, socialistes, a une importance capitale, parce qu’elle montre avec quelle extraordinaire rapidité une nation se transforme dès qu’on la transplante dans un nouveau milieu social. Les Jésuites, ces incomparables éducateurs et ces savants exploiteurs du travail ont formé un peuple policé de plus de 150000 individus avec des sauvages.
Les Guaranys, qu’ils ont séquestrés dans les pueblos du Paraguay, erraient nus dans les forêts n’ayant pour armes que l’arc et la massue de bois ; ne connaissant qu’une agriculture rudimentaire, ils ne cultivaient que le maïs ; leur intelligence était si peu développée qu’ils ne savaient compter que jusqu’à vingt et encore ils étaient obligés de compter sur leurs doigts. Un doigt était un, deux doigts étaient deux, une main était cinq, une main et un doigt de l’autre main étaient six, deux mains étaient dix, deux mains et un orteil étaient onze, deux mains et un pied étaient quinze, deux mains et deux pieds étaient vingt ; après c’était beaucoup. C’est toujours en se servant de leurs doigts et de leurs orteils que comptent les sauvages les plus inférieurs. Ainsi donc, le chiffre, l’idée la plus abstraite qui existe dans la tête du civilisé a été d’abord dans la tête du sauvage le reflet d’un objet matériel. Quand nous disons ou pensons 1, 2, 5, 10, nous ne voyons aucun objet, le sauvage voit un doigt, deux doigts, une main, deux mains [1] : ceci est tellement exact que les chiffres romains que les peuples civilisés ont employés pendant si longtemps, avant l’introduction des chiffres arabes, étaient figurés d’après la main : I est un doigt, II sont deux doigts, V sont une main dont les trois doigts médians sont abaissés, tandis que le pouce et le petit doigt sont élevés ; X sont deux V ou deux mains opposées.
Les Jésuites ont fait de ces sauvages du Paraguay des ouvriers habiles, capables d’exécuter les tâches les plus difficiles. Voici ce que Charlevoix dit d’eux :
« Les Indiens des Missions ont au suprême degré le talent de l’imitation. Il suffit, par exemple, de leur montrer une croix, un chandelier, un encensoir, pour qu’ils les reproduisent et on a peine à distinguer l’ouvrage du modèle. Ils fabriquent leurs instruments de musique, des orgues les plus compliquées, sur la seule inspection qu’ils ont eue ; ainsi que des sphères astronomiques, des tapis à la manière de Turquie et ce qu’il y a de plus difficile dans la manufacture » [2].
Le naturaliste d’Orbigny, qui visita en 1832 les pueblos du Paraguay, désorganisés et ruinés après l’expulsion des Jésuites, admirait les églises que ces sauvages avaient construites et ornées de peintures et de sculptures « dans le goût du moyen-âge ».
Or, ces métiers et ces arts, ainsi que les idées qui leur correspondaient, n’étaient pas innés dans la main et la tête des Guaranys sauvages, ils y avaient été pour ainsi dire versés, comme on met un air de Verdi dans un orgue de barbarie : c’est par l’éducation que leur ont donnée les Jésuites qu’ils ont acquis ces métiers et ces pensées diverses. Nous sommes ici en présence d’un cas d’action directe de l’homme sur l’homme. Mais est-ce que les organes et le cerveau de l’homme n’ont pas d’autres moyens de se perfectionner ? Est-ce que les phénomènes du milieu social, est-ce que l’expérience ne développent pas la capacité technique de ses organes et ne modifient pas ses pensées ?
L’idée de Justice qui, d’après Jaurès, dort inconsciente dans la tête du sauvage, ne s’est insinuée dans le cerveau humain qu’après la constitution de la propriété privée.
Les sauvages n’ont aucune notion de justice, ils n’ont même pas de mot pour désigner une telle idée ; tout au plus connaissent-ils la loi du talion, le coup pour coup, l’oeil pour oeil, qui n’est, en définitive, que le mouvement réflexe transformé, qui fait que la paupière cligne quant un objet menace l’oeil, ou que le membre se détend quand il est frappé. Chez des barbares mêmes, vivant dans des milieux sociaux très développés, mais communistes, où par conséquent la propriété privée est à peine naissante, l’idée de justice est très vague. Je vais vous citer à ce propos l’opinion de Summer-Mayne, dont Jaurès ne contestera pas la haute valeur philosophique :
« Au point de vue juridique, dit Mayne, il n’existe dans un village indien, ni droit ni devoir. Une personne victime d’un dommage ne se plaint pas d’un tort individuel mais du trouble occasionné à l’ordre de toute la petite société. De plus, la loi coutumière n’a pas de sanction. Dans le cas inconcevable de désobéissance à la décision du conseil du village, la seule punition, ou la seule punition certaine semblerait n’être que la désapprobation générale » [3].
Locke, qui, comme les philosophes des dix-septième et dix-huitième siècles, se servait de la méthode déductive de la géométrie, était arrivé à penser que la propriété privée avait engendré l’Idée de justice ; dans son Entendement Humain, il dit expressément que : « Là où il n’y a point de propriété, il n’y a point d’injustice, est une proposition aussi certaine que n’importe quelle démonstration d’Euclide : l’idée de propriété étant un droit à une chose, et l’idée à laquelle correspond le mot justice étant l’invasion ou la violation de ce droit ».
Si l’idée de Justice, ainsi que le pensait Locke ne peut apparaître qu’à la suite et comme conséquence de la propriété privée, l’idée de vol, ou plutôt la tendance irréfléchie à s’emparer de ce dont on a besoin ou de ce qu’on désire, est au contraire très développée avant la constitution de la propriété privée. Le sauvage et le barbare communiste se comportent à l’égard des biens matériels comme nos savants et nos écrivains le font à l’égard des biens intellectuels ; ils prennent leurs biens partout où ils les trouvent, selon l’expression de Molière. Mais cette habitude naturelle devient vol, crime, dès que la propriété commune est remplacée par la propriété privée.
La propriété commune avait mis dans la tête et le coeur des sauvages et des barbares des idées et des sentiments que les bourgeois chrétiens, ces tristes produits de la propriété privée, trouveront bien étranges.
Heckwelder, un missionnaire morave qui, au dix-huitième siècle, vécut quinze ans au milieu des sauvages de l’Amérique du Nord, non encore corrompus par le Christianisme et la civilisation bourgeoise, disait :
« Les Indiens croient que le Grand Esprit a créé le monde et tout ce qu’il contient pour le bien commun des hommes ; quand il peupla la terre et remplit de gibier les bois, ce n’était pas pour l’avantage de quelques-uns, mais de tous. Toute chose est donnée en commun aux enfants des hommes. Tout ce qui respire sur terre et pousse dans les champs, tout ce qui vit dans les rivières et les eaux, est conjointement à tous et chacun a droit à sa part.
« L’hospitalité n’est pas chez eux une vertu, mais un devoir impérieux. Ils se coucheraient sans manger plutôt que d’être accusés d’avoir négligé leurs devoirs en ne satisfaisant pas les besoins de l’étranger, du malade, du nécessiteux, parce qu’ils ont un droit commun d’être secourus aux dépens du fonds commun ; parce que le gibier dont on les a nourris, s’il a été pris dans la forêt, était la propriété de tous avant que le chasseur ne l’eût capturé, parce que les légumes et le maïs qu’on leur a offerts ont poussé sur la terre commune. »
De son côté, le jésuite Charlevoix qui, lui aussi, avait vécu au milieu des sauvages non policés par les vertus de la morale chrétienne et propriétaire dit dans son Histoire de la Nouvelle France :
« L’esprit fraternel des Peaux Rouges vient, sans doute, en partie de ce que le mien et tien, ces paroles glacées, comme les appelle saint Jean de Chrysostome, ne sont point encore connues des sauvages. Les soins qu’ils prennent des orphelins, des veuves et des infirmes, l’hospitalité qu’ils exercent d’une manière si admirable, ne sont qu’une suite de la persuasion où ils sont que tout doit être commun pour tous les hommes. »
La propriété privée, en établissant la distinction du tien et du mien, non seulement infiltra l’idée de justice dans la tête de l’homme, mais glissa dans son coeur des sentiments qui s’y sont tellement enracinés que nous les croyons innés et que je vous scandaliserais en les mentionnant. Cependant il est bien établi que l’homme ignore la jalousie et l’amour paternel tant qu’il vit dans un milieu communiste ; les femmes et les hommes sont alors polygames, la femme prend autant de maris que cela lui plaît et l’homme autant de femmes qu’il peut, et les voyageurs nous rapportent que tous ces braves gens vivent contents et plus unis que les membres de la triste et égoïste famille monogamique. Mais, dès que la propriété privée s’installe, l’homme achète sa femme et réserve pour lui seul la jouissance de son animal reproducteur : la jalousie est un sentiment propriétaire transformé. Le père ne songe à s’inquiéter de son enfant que lorsqu’il a une propriété privée à transmettre.
Les idées de justice qui encombrent les têtes des civilisés et qui sont basées sur le mien et le tien, s’évanouiront comme un mauvais rêve, dès que la propriété commune aura remplacé la propriété privée.
Jaurès nous a dit que les idées de justice et de fraternité venant en contradiction avec le milieu social, produisaient le mouvement humain ; mais si cela était vrai, il n’y aurait pas eu d’évolution historique, car jamais l’homme ne serait sorti du milieu communiste primitif, dans lequel l’idée de justice n’existe pas et ne peut exister, et où les sentiments de fraternité peuvent se manifester plus librement qu’ils n’ont pu le faire dans aucun autre milieu social.
L’idée de justice, loin d’entrer en contradiction avec les phénomènes du milieu social, s’y accommode au contraire.
Les idéalistes les plus positivistes surtout, affirment que les idées de Justice et que la Morale sont en progrès : cette théorie est faite pour plaire aux capitalistes qui érigent leurs pratiques industrielles et commerciales en actes de vertu. Mais il est difficile d’admettre cette évolution progressive de la Justice et de la Morale, si chère aux Auguste Comte, Herbert Spencer et autres profonds philosophes bourgeois de même myopie scolastique.
Des faits nombreux contredisent cette agréable théorie. Dans les sociétés qui ne sont pas basées sur la production marchande, où l’on produit et fait produire les esclaves non pour vendre, mais pour la consommation domestique, le commerce est tenu en grand mépris. « Que peut-il sortir d’honorable d’une boutique ? », disait Cicéron. Seuls, des hommes méprisés et méprisables font le trafic de l’argent. L’intérêt de l’argent est alors un vol, que la morale et les religions condamnent. Jehovah lui-même défendait aux juifs le prêt à intérêt ; il ne le permettait que contre l’étranger, qui est l’ennemi : l’Eglise catholique, devenue la servante à tout faire de la classe capitaliste, fulminait alors ses anathèmes contre l’intérêt de l’argent. Mais cette morale change dès que la Bourgeoisie arrive au pouvoir : le prêt à intérêt devient sacro-saint ; une des premières lois de 1789 proclame la légalité de l’intérêt de l’argent qui, auparavant, n’était que toléré. Le Grand livre de la Dette publique devient le Livre d’Or, la Bible de la Bourgeoisie. Le métier de prêteur à intérêt, de banquier, devient aussi honorable qu’honoré ; vivre de ses rentes, c’est-à-dire de l’intérêt de l’argent, est la plus haute ambition de tous les membres de la société bourgeoise.
Le prêt à intérêt serait donc une forme supérieure de la morale, si ce n’est la plus supérieure, d’après Comte, Spencer et autres amateurs de la « perfectibilité perfectible » de la Justice et de la Morale. Que des capitalistes qui vivent du trafic de l’argent, partagent sur cette question l’opinion de leurs étonnamment superficiels philosophes, rien de plus naturel ; mais nous, socialistes, qui voulons abolir le vol capitaliste, nous sommes forcés de reconnaître que les barons féodaux et les patriciens de l’antiquité gréco-latine avaient une conception plus élevée de la morale quand ils traitaient de voleurs les prêteurs à intérêt.
La Justice et la Morale changent d’une époque historique à une autre, elles ne progressent pas, afin de s’accommoder aux intérêts et aux besoins de la classe dominante. « Que démontre l’histoire de la pensée, disent Marx et Engels, dans le Manifeste Communiste de 1847, si ce n’est que la production intellectuelle se transforme avec la production matérielle. Les idées dominantes d’une époque n’ont jamais été que les idées de la classe dominante ».
La Justice et la Morale, qui se modifient d’après les besoins et les intérêts de la classe régnante, sont imposées par celle-ci à la classe opprimée, qui finit par les accepter, bien qu’elles soient opposées à ses intérêts et à ses besoins.
Qui de nous n’a pas entendu des ouvriers dire : « Il faut bien que l’argent du patron lui rapporte ».
Tous les prolétaires manuels et intellectuels pensent de même. Le travailleur, cette victime de l’intérêt de l’argent, reconnaît sa légitimité et consacre, par là, l’exploitation capitaliste qui, quotidiennement, le dépouille d’une partie des fruits de son travail pour que le patron tire profit de l’argent.
La classe opprimée ne commence pas à formuler ses revendications au nom de la Justice et d’une Morale supérieures, mais au nom de celles qui ont cours ; les droits qu’elle réclame sont ceux que lui accorde la Justice accommodée aux intérêts de la classe opprimante. Voici un exemple historique :
On dit que dans les sociétés guerrières le travail est méprisé ; ce n’est pas tout à fait exact. Les héros de l’Iliade, gardaient leurs troupeaux et labouraient leurs terres ; ils se vantent souvent de pouvoir tracer un sillon en parfaite ligne droite ; les patriciens de Rome et les eupatrides de Grèce déposaient l’épée et le bouclier pour se mettre derrière la charrue : les seigneurs féodaux du moyen âge commençaient l’apprentissage de la chevalerie en servant comme pages et valets dans une famille noble ; ce qu’on méprisait à ces époques, c’est la vente du travail. L’homme qui vendait son travail, qui recevait un salaire, se dégradait au rang des esclaves, il se vendait comme esclave, il perdait sa dignité d’homme libre. Cette action dégradante est commise quotidiennement par les hommes libres de la société capitaliste. Les prolétaires de la main comme ceux de l’intelligence, n’ont qu’une unique préoccupation : se vendre, vendre leur travail manuel, vendre leur travail intellectuel, vendre la pensée, cette chose sacrée. Xeuxis donnait ses tableaux parce que, disait-il, tout l’or du roi de Perse ne pourrait les payer ; nos Meissonier font couvrir leurs toiles de pièces de cent sous par des marchands de porcs de Chicago ou par des Mackay, qui parfois les relèguent dans les cabinets d’aisances.
Le prolétaire n’a et ne peut avoir qu’un idéal : vendre son travail le mieux possible. Un juste salaire pour une juste journée de travail est la devise des trade’s unions de tous les travailleurs du monde. Le prolétaire ne se plaint que lorsqu’il ne peut vendre son travail à son juste prix. Et ce n’est que lorsque la classe ouvrière ne parvient pas à obtenir la dégradante et avilissante justice de la classe capitaliste, qu’elle commence à songer à la révolte.
3
Le milieu naturel a façonné l’homme de manière à ce qu’il pût vivre aussi bien sous l’équateur à 40 et 50 degrés de chaleur, que près des pôles, dans des pays où le mercure congèle : il est vrai qu’il partage cette remarquable propriété avec les rats. La diversité des milieux naturels a différencié l’espèce humaine en races dissemblables.
Mais l’homme ainsi que la fourmi, le castor et d’autres animaux, s’est organisé pour y vivre, des milieux artificiels, c’est-à-dire produits par l’art humain. Ces milieux artificiels vont continuer l’oeuvre de la nature, ils vont modifier l’homme naturel, perfectionner certaines de ses qualités, lui contrecarrer l’action diversifiante des milieux naturels et rétablir l’unité de l’espèce humaine.
Les milieux naturels situés sous la même latitude présentent, à peu de chose près, la même faune et la même flore : de même les milieux artificiels qui se ressemblent par leur mode de production économique présentent une grande similitude, dans les moeurs des hommes qui y vivent, dans leurs organisations familiales et politiques, dans leurs religions et leurs philosophies. Ainsi partout où domine le mode capitaliste de production, aussi bien dans le glacial Canada que dans la chaude Italie, et que dans les nouvelles contrées de l’Australie, on retrouve le parlementarisme avec le suffrage d’abord restreint, puis universel, la famille monogamique, tempérée par l’adultère et la prostitution, la philosophie déiste et idéaliste. Cette similitude ne s’observe pas seulement chez les peuples qui, depuis des siècles, suivent le même développement social, mais chez des nations de races différentes, qui ont évolué en dehors de la sphère du mouvement européen, et qui ont brûlé les étapes. Les Japonais, par exemple, du moment qu’ils ont introduit dans leur pays l’industrie mécanique, ont brusquement sauté de leur milieu féodal dans un milieu capitaliste ; ils ont dû modifier leur régime politique, leurs lois, même leurs vêtements ; ils se coiffent de notre affreux chapeau gibus ; et, avant peu, vous pouvez être certains, ils auront leur Panama et leur Rouvier.
Ainsi donc, l’homme devient son propre créateur et le maître de ses destinées sociales par l’intermédiaire du milieu artificiel qu’il se construit, mais son action est inconsciente et à l’opposé de ses vues : car, comme disait Hegel, l’homme arrive toujours à un résultat qu’il n’a pas prévu et qui est contraire à ses desseins. Ainsi les capitalistes, pour accroître la fortune de leur classe, ont introduit et développé la grande industrie mécanique, sans tenir compte qu’en ruinant la petite industrie ils détruisaient la classe moyenne, qui servait de tampon entre eux et le prolétariat. En 1848, les gardes nationaux accouraient en nombre des villes avoisinantes de Paris pour massacrer les partageux des journées de juin, et pour défendre les Péreire et les Fould, qui devaient les égorger financièrement : mais, en 1871, malgré les appels réitérés de Thiers, pas un seul garde national ne se dérangea pour combattre la Commune ; il n’y eut que Mr Félix Faure, notre président, qui fit acte de présence : il amena le hâvre, une pompe pour éteindre les incendies que les Versaillais avaient allumés. Les financiers, les grands industriels et les grands commerçants, en dévorant la petite bourgeoisie, avaient dévoré leurs meilleurs défenseurs. La sagesse populaire a compris cette loi de l’histoire, quand, dans un de ses proverbes, elle dit : « L’homme s’agite et Dieu le mène ». Dieu, dans la circonstance est la production économique.
Ce sont les nécessités de la production qui conduisent l’humanité et non l’idée de Justice consciente ou inconsciente : et pour le démontrer, je ne connais rien de plus probant que l’histoire de l’esclavage.
L’esclavage, au dire des idéalistes, aurait eu cette double fortune d’avoir été introduit par philanthropie et d’avoir été aboli encore par philanthropie. L’homme aurait cessé de manger son semblable du moment que l’amour du prochain aurait commencé à luire dans son coeur : cependant, c’était une belle preuve d’amour qu’on lui donnait en le mangeant : les catholiques estiment qu’ils ne peuvent donner à leur Dieu de plus grande preuve d’amour, que de le manger sous la forme et l’espèce d’une hostie.
En réalité, on ne peut attribuer la cessation des repas anthropophagiques, qu’à des causes économiques et à l’influence de la femme. Au début, toute la tribu, enfants, femmes et hommes, participaient à ces repas ; c’était un vieux parent qu’on mangeait, pour lui épargner les soucis de l’âge et de la vie sauvage, si pénible pour ceux qui ont perdu la vigueur et l’élasticité de leurs membres : mais lorsque le séjour dans les contrées giboyeuses et poissonneuses, l’élevage du bétail et la culture des terres, permirent de nourrir les vieillards, on les laissa mourir de leur belle mort. Mais on continua à manger les cadavres des ennemis tombés sur le champ de bataille, ainsi que les prisonniers de guerre. Les guerriers seuls prenaient part à ces festins ; les femmes en étaient exclues : par jalousie, sans doute, elles les prirent en horreur, et manifestèrent leur dégoût aux hommes qui assistaient aux repas cannibalesques ; et ceux-ci, influencés par l’opinion féminine, finirent par les supprimer. Ils ne les conservèrent que comme cérémonie religieuse ; la communion des catholiques est un souvenir des festins anthropophagiques.
L’esclavage ne s’introduit que lorsque la production agricole et industrielle est assez développée pour que l’homme, en travaillant, puisse produire de quoi se suffire et quelque chose au delà, dont un autre individu peut s’emparer.
Les tribus sauvages et barbares, quand elles avaient été décimées par leurs luttes intestines, adoptaient les prisonniers de guerre pour combler les vides faits dans les rangs de leurs guerriers ; elles les adoptèrent alors pour en faire des travailleurs. Cette adoption de l’esclave s’est conservée même chez les peuples civilisés : les Grecs et les Romains recevaient les esclaves comme membres de la famille, après une cérémonie religieuse qui avait lieu devant l’autel familial. L’esclave donna son nom à la famille : car le mot famille provient d’un vieux mot osque, famel, qui signifie esclave. La famille patriarcale, en effet, est basée sur l’esclavage de la femme.
L’esclavage, quand il débute, est doux : l’esclave est un compagnon, presque un ami. Azara, qui, en qualité de commissaire pour la délimitation des possessions portugaises et espagnoles, a vécu, au siècle dernier, plus de dix ans au milieu des tribus sauvages du Brésil et du Paraguay, a pu observer l’esclavage dans sa forme naissante.
« Les M’bayas (la tribu la plus belliqueuse du Paraguay) emploient, écrit-il, les Guaranys pour cultiver leurs terres et les servir. Il est vrai que cet esclavage est bien doux ; le Guarany s’y soumet volontairement. Les maîtres donnent peu d’ordres, ils n’emploient jamais un ton impérieux, ni obligatoire, ils partagent tout avec leurs esclaves ; même les plaisirs charnels. J’ai vu un M’baya grelottant de froid laisser à son Guarany la couverture qu’il lui avait prise pour se couvrir, et même ne pas lui faire sentir qu’il la voulait » [4].
L’esclavage, tel que nous le dépeint l’Odyssée, bien qu’établissant encore des rapports d’amitié entre le maître et l’esclave, a déjà perdu son caractère humain primitif ; et, à mesure que la civilisation progresse, que la philosophie éclaire les hommes, que la Justice règle les droits des citoyens libres et que la Morale pare leurs vices de préceptes, l’esclavage devient de plus en plus inhumain ; aux temps les plus beaux d’Athènes et de Rome, il était intolérable.
Cependant, cet esclavage inhumain et intolérable était accepté par les philosophes les plus idéalistes. Platon introduit des esclaves dans sa République utopique, et Aristote pensait que la nature marquait certains hommes par la servitude ; le vilain Dieu des Juifs et des Chrétiens avait désigné la race de Cham pour fournir les esclaves. Mais le penseur grec entrevit, ce que ne put jamais Jehovah, l’abolition de l’esclavage, lorsque les machines se mettraient en mouvement et accompliraient d’elles-mêmes leur travail sacré, comme les trépieds de Vulcain.
Les prêtres catholiques, qui, dans l’étude de la théologie ont appris l’art du mensonge, s’en vont répétant que le christianisme a aboli l’esclavage ; tandis que c’est le christianisme qui l’a introduit en Amérique et qui l’a conservé dans l’ancien monde. Saint Paul renvoyait à leurs maîtres les esclaves chrétiens fugitifs ; et ainsi que saint Pierre, saint Augustin et toute la séquelle des saints des premiers siècles, ils enseignaient aux esclaves à obéir et à servir fidèlement leurs maîtres terrestres pour mériter les faveurs du maître céleste, le protecteur né des esclavagistes et des despotes [5].
L’esclavage, que la philosophie et le christianisme n’avaient jamais songé à combattre, et encore moins à supprimer, disparut dès que les moyens de production furent assez développés pour en faire un mode chanceux et dispendieux d’exploitation de l’homme. Comparez le salariat à l’esclavage. Le maître doit acheter son esclave et supporter les pertes provenant des accidents et de la mort ; il est forcé de le nourrir, alors même que l’esclave tombe malade ou chôme, et de l’entretenir dans sa vieillesse ; car il ne peut l’abattre comme un chien. Le capitaliste est débarrassé de ces soucis ; sans bourse délier, il se procure autant de travailleurs qu’il désire, et le salaire qu’il leur donne pour la journée de travail correspond, à peu de chose près à la somme que l’esclavagiste doit dépenser pour nourrir sa bête de somme. Les Compagnies d’omnibus de Paris dépensent plus pour l’entretien d’un cheval que pour le salaire d’un conducteur ; et elles font travailler moitié moins leurs esclaves à quatre pattes que leurs salariés libres. C’est par des raisons économiques et non par des fantaisies sentimentales et idéalistes que l’on peut expliquer pourquoi les capitalistes, qui exploitent si férocement les hommes et les femmes libres, sont de si ardents abolitionnistes de l’esclavage.
L’esclavage, approuvé par la Justice et la Morale, était non seulement accepté par la classe dominante, comme une institution divine et naturelle, mais encore par la classe opprimée. Les malheureux esclaves de la société antique n’entrevoyaient même pas la possibilité de son abolition. La servitude avait éteint tout sentiment de révolte dans leurs coeurs, comme elle avait empêché l’éclosion de toute idée de Justice dans la tête des maîtres ; ainsi pendant la guerre de sécession de l’Amérique du Nord, on ne put recruter un nombre suffisant de Noirs pour en former un régiment contre leurs oppresseurs.
Il n’en fut pas de même durant le moyen âge : la féodalité ne put étendre son oppression sur tout le pays que par une lutte incessante, et elle eut à vaincre une série ininterrompue de révoltes et à étouffer tous les sentiments d’égalité et d’indépendance des paysans, qui vivaient dans des villages collectivistes. Écoutez ce cri de révolte du paysan du Xº siècle, et vous me direz si vous en avez entendu de plus superbe :
« Les seigneurs ne nous font que du mal ; ils ont tout, peuvent tout, mangent tout et nous font vivre en pauvreté et douleurs… Pourquoi nous laisser traiter de la sorte ? Nous sommes hommes comme eux, nous avons les mêmes membres, la même taille, la même force pour souffrir, et nous sommes cent contre un… Défendons-nous contre les chevaliers, tenons-nous tous ensemble, et nul homme n’aura seigneurie sur nous, et nous pourrons couper les arbres, prendre le gibier dans les forêts et le poisson dans les étangs, et nous ferons notre volonté aux bois, dans les prés et sur les eaux » [6].
Les paysans n’ont pas eu besoin d’attendre les bourgeois de 1789 pour avoir des sentiments d’égalité. Mais que pouvaient les pauvres paysans, couverts de peaux de bêtes et de sayons de laine et armés de bâtons et de faux contre les barons féodaux bardés de fer ? Partout, en France, comme en Angleterre, en Allemagne, ils furent battus et horriblement massacrés et torturés avec l’aide et la complicité des prêtres et des bourgeois. Étienne Marcel, le héros bourgeois, dont la statue, érigée par les républicains libéraux et radicaux s’élève en face de l’Hôtel-de-Ville, après s’être servi des Jacques, les trahit et les livra à Charles-le-Mauvais.
Mais lorsque la poudre de canon sortit du laboratoire de l’alchimiste pour tomber dans le domaine de l’industrie, elle rétablit l’égalité sur le champ de bataille et décréta l’arrêt de mort de la féodalité. Mais si la poudre à canon débarrassa l’Europe des seigneurs féodaux, elle introduisit d’autres fléaux : les armées permanentes.
La bourgeoisie a horreur du militarisme ; elle déteste les traîneurs de sabre, et comme elle est animée de la noble ambition d’exploiter tous les hommes sans distinction de nationalités, elle a proclamé la fraternité des peuples et a annoncé que sous sa domination sociale, la paix et le commerce régneraient. Les têtes fortes de la bourgeoisie européenne fondèrent une ligue internationale de la paix, pour hâter la venue de ce règne pacifique ; ils tinrent des congrès internationaux qui dépêchèrent auprès des rois et des despotes des missionnaires pour leur dénoncer les horreurs de la guerre et les effrayer avec les dépenses folles qu’occasionnaient les armées permanentes. Ces apôtres de la Justice et de la Fraternité ont fini par se décourager en voyant les armées permanentes se multiplier en Europe, et augmenter leurs effectifs et les guerres devenir de plus en plus meurtrières ; ils se sont décidés à se déguiser en impétueux patriotes ; et si aujourd’hui ils ne prêchent pas l’égorgement des peuples, après avoir évangélisé sur leur fraternité, c’est par peur. C’est qu’aujourd’hui les bourgeois sont devenus de la chair à canon.
On peut, d’un coeur aussi léger que celui d’Emile Ollivier, voter une expédition coloniale contre les amazones du Dahomey ou contre les Hovas de Madagascar, parce que ce sont des paysans et des ouvriers qu’on envoie là-bas se faire trouer la peau mais dans une guerre européenne, il faudrait que les bourgeois marchent et paient de leur personne. Et cela ne leur sourit guère, depuis surtout que les fusils perfectionnés et les nouveaux explosifs sont destinés à transformer les champs de bataille en abattoirs de plusieurs kilomètres carrés, où des centaines de mille hommes seront massacrés sans gloire et sans héroïsme.
La famine succéderait à la boucherie. En effet, une guerre européenne enrôlerait sous les drapeaux tous les hommes valides : les ateliers se videraient, les moissons dans les campagnes pourriraient sur pied et la terre, non labourée et ensemencée, ne porterait pas de récoltes. Quand la guerre, victorieuse ou malheureuse, se serait terminée, la population des deux pays ennemis serait ruinée et sans pain : les ouvriers auraient les armes à la main. « Qui a des fusils a du pain ! » disait Blanqui. Une guerre européenne déchaînerait la révolution sociale dans le monde capitaliste.
Il n’y a que des fous ou des criminels qui peuvent désirer une guerre européenne. La guerre est devenue impossible par le développement et le perfectionnement des engins de destruction et par la militarisation de tous les citoyens ; le moment est donc venu de réaliser l’idéal de la bourgeoisie et d’abolir les armées permanentes.
Mais les phénomènes économiques, plus puissants que la volonté des bourgeois, ne veulent pas la réalisation de leur idéal. On maintient aujourd’hui des armées permanentes, non pour faire la guerre mais faire marcher l’industrie et le commerce. En effet, si en France, comme en Allemagne, en Italie, en Russie, on licenciait les troupes, on ruinerait toutes les industries qui vivent de l’armée, on jetterait sur le marché du travail trois ou quatre cent mille hommes valides, jeunes ; ce serait le chômage général, ce serait la Révolution sociale.
Quand, par hasard, la triste bourgeoisie possède un idéal raisonnable dont elle poursuit la réalisation depuis qu’elle est arrivée à la domination sociale, les forces économiques qu’elle-même a mises en mouvement s’opposent à ce qu’elle le fasse passer dans les faits, et lui prouvent qu’elle n’est pas maîtresse de ses propres destinées, mais qu’elle est soumise aux forces du monde économique.
4
Un idéal vit dans la tête humaine depuis des milliers d’années : ce n’est pas un idéal de justice, mais un idéal de paix et de bonheur, l’idéal d’une société où il n’y aurait ni mien ni tien, où tout serait à tous, où l’égalité et la fraternité seraient les seuls liens qui réuniraient les hommes : aux époques troublées de l’histoire, des penseurs généreux, Platon, Morus, Campanella, ont décrit cette société idéale en d’enchanteresses utopies, et des héros se sont levés et se sont sacrifiés pour l’établir.
Cet idéal n’est pas une production spontanée du cerveau humain, il est une réminiscence de cet âge d’or, de ce paradis terrestre, dont nous parlent les religions, il est un souvenir lointain de cette époque communiste que l’homme a dû traverser avant d’arriver à la propriété privée et dont les citations que je vous ai faites d’Heckwelder et de Charlevoix démontrent l’existence dans le passé de l’humanité.
Si les plébéiens et les pauvres des cités grecques ont échoué dans leurs nombreuses révoltes contre les patriciens et les riches, pour réintroduire la communauté des biens ; si les sectes hérétiques populaires du moyen âge ont échoué dans leurs tentatives répétées de rétablir l’égalité et la fraternité sur terre, c’est qu’au temps de la décadence gréco-latine, comme durant les derniers siècles du moyen âge, les phénomènes économiques s’opposaient au retour de la communauté des biens ; au lieu de vouloir ce retour, ils travaillaient à détruire les derniers restes du communisme et élaboraient les éléments de la propriété privée bourgeoise.
L’idéal du communisme revit d’une nouvelle flamme dans nos intelligences ; mais cet idéal n’est plus une réminiscence, il sort des entrailles de la réalité, il est le reflet du monde économique. Nous ne sommes pas des utopistes, des rêveurs, comme les lollards d’Angleterre et comme les plébéiens de la Grèce, nous sommes des hommes de science, qui n’inventons pas des sociétés, mais qui les dégagerons du milieu capitaliste.
Si nous sommes communistes, c’est que nous sommes convaincus que les forces économiques de la production capitaliste entraînent fatalement la société au communisme.
Si, nous, qu’on accuse de créer les classes, demandons, au contraire, leur abolition, c’est que nous savons que les nécessités de la production qui ont imposé la division des hommes en classes exploitantes et exploitées, sont résolues.
Aristote, ce géant de la pensée, avait prévu que lorsque les machines accompliraient d’elles-mêmes leur travail, les citoyens libres n’auraient plus besoin d’un peuple d’esclaves pour leur procurer des loisirs : si nous, nous prévoyons la fin du salariat, cette dernière forme de l’esclavage, c’est que nous savons que l’homme possède l’esclave de fer, la machine-outil automotrice.
Jamais dans l’antiquité, jamais à aucune époque, les citoyens libres n’ont possédé un nombre aussi considérable d’esclaves.
Voici quelques chiffres extraits de l’Annuaire de Statistique, publié en 1890, par le Ministère du Commerce :
En 1887, le nombre de machines à feu employées dans l’industrie, l’agriculture, les chemins de fer et la navigation à vapeur, s’élevait, en France, au chiffre de 135748, fournissant une force de neuf millions de chevaux-vapeur.
L’administration supérieure des mines estime que chaque cheval-vapeur représente le travail de 21 manoeuvres. Les neuf millions de chevaux-vapeur représentent donc le travail de 189 millions d’esclaves.
Or, le recensement de 1886 portait la population à 39 millions : il y avait donc 4,8 esclaves par chaque habitant ou 24 esclaves de fer par famille de cinq personnes.
Le travail de ces 189 millions d’esclaves de fer monopolisé par une classe incapable de le diriger et de le contrôler, engendre la misère des producteurs au sein de la plus extraordinaire abondance.
Mais lorsque les moyens de production arrachés des mains oisives et impuissantes de la classe capitaliste seront devenus la propriété commune de la nation, la paix et le bonheur refleuriront sur la terre, car la société domptera les forces économiques, comme ont déjà été domptées les forces naturelles : alors, et alors seulement, l’homme sera libre, parce qu’il sera devenu le maître de ses destinées sociales.
Le règne de l’inconscient sera clos.
Notes de Paul Lafargue
[1] Il est plus que probable que les petits enfants des civilisés, ainsi que les sauvages, se représentent toujours des objets matériels quand ils énumèrent des chiffres.
[2] Xavier de Charlevoix, Histoire du Paraguay, Paris, 1757.
[3] H. S. Mayne, Les communautés de village dans l’Est et l’Ouest.
[4] Don Félix de Azara, Voyages dans l’Amérique méridionale de 1781 à 1801.
[5] Si, pour tromper l’opinion, les prêtres catholiques condamnent en public l’esclavage, ils le défendent dans leur enseignement privé donné dans les séminaires.
Le jésuite Gury, mort il y a une quinzaine d’années, dans sa Théologie Morale, qui est un ouvrage classique mis entre les mains de tous les séminaristes et qui, d’après Mgr Guibert, archevêque de Paris, « avait heureusement transformé, dans ces trente dernières années, l’esprit du clergé français », dit à ce sujet :
« Demande : L’homme peut-il avoir le droit de propriété sur un autre homme ?
« Réponse : 1º L’homme peut, d’ après le Droit naturel, se vendre à perpétuité à un autre, comme propriété utile. Car s’il peut passer cette propriété à un autre pour quelque temps, il le peut pour toujours, puisqu’il peut céder ce qu’il possède ;
« 2º En principe, n’est pas contraire au droit naturel l’esclavage ou sujétion perpétuelle, dans laquelle, en échange de la nourriture, on dispose de tout son travail pour un autre. »
R.P. Gury, Compendium theologioe moralis, Chap. II : « Des principales propriétés. Traité de la Justice et du Droit. »
Le jésuite Gury, en subtil logicien, dérive l’esclavage du salariat et du Droit naturel : sa thèse est irréfutable pour tous ceux qui défendent la classe capitaliste ou qui admettent qu’il existe un Droit naturel.
[6] Le Roman de Roult. (On le fait remonter au IXº ou au Xº siècle.)