Le mode de production esclavagiste est d’abord le reflet patriarcal de la société d’alors. On y trouve une élite dominante qui organise le fonctionnement de la société sous son pouvoir : l’élite politique, a comme tâche de superviser la gestion centralisée de la société sur le plan économique, alors que l’élite religieuse a comme tâche de superviser l’unité (ou l’unification) spirituelle-culturelle de la société.
Cela passe par le développement d’un système d’impôts permettant d’organiser le gouvernement central et la religion, tout d’abord sous la forme du tribut imposé pour les populations asservies. Les artisans se mirent au service des couches dominantes, renforçant les échanges entre eux. Dans le cadre du développement des forces productives, les paysans se mirent également à vendre une partie de leur production, voire leurs terres, afin de se procurer des produits des artisans.
Cela généralisa alors les marchés et avec eux les commerçants, sous le patronage des couches dominantes et de leurs capacités d’organisation. Une nouvelle échelle du marché émergea alors, reliant des espaces plus ou moins grands, en liaison avec des territoires plus ou moins lointains.
Ce marché élargi existait également d’abord comme fête religieuse, celle d’une foire, sous la protection d’un pouvoir ou d’un d’autre tenu par les couches dominantes du pouvoir ou de la religion, ou des deux.
L’existence de marchands et d’un marché dans le cadre du mode de production esclavagiste constitue d’ailleurs un point important sur lequel la bourgeoisie s’appuie pour tenter de naturaliser sa propre existence à notre époque, déformant toutes les évidences. On trouve ainsi des débats entre historiens prétendant démontrer que les Cités grecques auraient déjà été « capitalistes ».
Mais à ce stade, quelle que puisse être leur importance, les marchands ne sont pas en mesure de se détacher formellement des couches dominantes, et d’ailleurs les exemples ne manquent pas des éléments de celle-ci s’engagent plus ou moins directement dans les activités commerçantes, notamment concernant des marchandises ou des circulations permettant de dégager des profits parfois démesurés.
De même, le marché, surtout quand il s’agit d’une rencontre à large échelle, est avant tout une fête religieuse strictement encadré par les couches dominantes et leurs organes, structuré par des rituels et des échanges qui n’ont rien à voir avec ceux dans le cadre du capitalisme.
Néanmoins, la généralisation des échanges imposa rapidement de mettre en place une innovation de grande valeur : la monnaie, comme outil pour exprimer et permettre d’augmenter les échanges au plan des volumes.
La monnaie apparaît comme le terme de l’échange, de biens ou même de service, puisque le versement des tributs, comme celui des rations, se voit de plus en plus imposé en monnaie. La monnaie convertit la valeur d’un échange donné en poids relatif de métal précieux, en or ou le plus souvent en argent et en bronze, garanti par une marque sur la pièce.
Au quotidien et de plus en plus, la simple présence de cette marque suffit à donner la valeur symbolique de la monnaie, mais sa multiplication et les circulations entraînent la nécessité de continuer à la pesée, à les re-marquer, ou à les fondre, pour les convertir ou les thésauriser. La monnaie, de fait, peine à franchir l’étape de la fiduciarisation, c’est-à-dire celle d’une reconnaissance générale symbolique, nécessaire aux échanges capitalistes.
Plus directement, cette systématisation de la monnaie se fit aux dépens des campagnes, les paysans passant sous la coupe du reste de la société pour disposer de prêts, de bétail, de semences et surtout s’acquitter des dettes et des tributs.
Avec l’endettement, une partie de la population passa alors dans l’esclavage. Dans la Bible, on lit ainsi (Deutéronome, 15,12-20) :
« 12 Si l’un de tes compatriotes hébreux, homme ou femme, se vend à toi comme esclave, il sera à ton service pendant six ans. La septième année, tu lui rendras la liberté.
13 Mais le jour de sa libération, tu ne le laisseras pas partir les mains vides.
14 Tu lui donneras en présent une part de ce que l’Eternel t’aura accordé comme bénédiction : du petit bétail, du blé et du vin.
15 Souvenez-vous que vous avez vous-mêmes été esclaves en Egypte et que l’Eternel votre Dieu vous en a libérés. C’est pour cela que je vous donne aujourd’hui ce commandement.
16 Il peut arriver que ton esclave te dise : « Je ne veux pas te quitter », parce qu’il s’est attaché à toi et à ta famille et qu’il est heureux chez toi.
17 Alors tu prendras un poinçon et tu lui perceras l’oreille en l’appuyant contre le battant de ta porte. Ainsi, il sera pour toujours ton serviteur. Tu agiras de même pour ta servante.
18 Mais si tu dois rendre la liberté à un esclave, n’en sois pas contrarié, car après t’avoir servi pendant six ans, il t’a rapporté deux fois plus qu’un ouvrier salarié. Rends-lui donc sa liberté, et l’Éternel ton Dieu te bénira dans tout ce que tu entreprendras. »
À strictement parler, l’esclavage n’est toutefois pas apparu dans le mode de production esclavagiste. C’est de fait sa généralisation qui permet à la société de faire un saut qualitatif dans cette direction, sur la base de l’élan historique acquis antérieurement.
Auparavant existant pour les peuples extérieurs défaits militairement, l’esclavage avait intégré la société elle-même, témoignant que le patriarcat était le véritable socle du fonctionnement général de l’économie.
On a une transformation d’un cadre communautaire collectif, formant l’aspect quantitatif, en une production plus avancée portée par des petits groupes séparés, formant l’aspect qualitatif. Ou, inversement, le matriarcat formant l’aspect qualitatif s’efface devant la dispersion du pouvoir de manière hiérarchique, formant l’aspect qualitatif.
Ce processus fut évidemment inégal à tous les niveaux de développement.
Ainsi, l’accès aux eaux, aux forêts et aux terres communes resta relativement ouvert pour une longue période, voire se maintint en tant que tel.
Cela se reflète également dans la mosaïque de dieux, de hiérarchies célestes, dans une accumulation incessante de nouvelles figures dans le panthéon, accompagnant l’intégration de nouveaux chefs historiques.
On trouve dans la littérature indienne, notamment avec l’épopée du Mahabharata, tout un descriptif romancé des conflits caractérisant justement les protagonistes d’une remise en cause permanente des hiérarchies.
On y lit par exemple dans le livre IV :
« 4.29. Susharman, le roi des Trigarta, propose que l’on aille attaquer Virâta, affaibli par la mort de Kîcaka
Karna l’approuve et Duryodhana donne l’ordre de marche : Susharman marchera avec son armée sur le royaume de Matsya, il suivra avec les siens à un jour de distance et que l’on prenne le maximum de bétail
Ainsi est fait, et le vol du bétail commence.4.30. Le chef des étables vient avertir Virâta que les Trigarta sont en train de voler des centaines de milliers de vaches
Les Matsya s’équipent et partent en campagne
Virâta ordonne que l’on arme également Yudhishthira, Bhîma, Nakula et Sahadeva et qu’on les fasse combattre avec eux
L’armée de Virâta se met en route sur la trace du bétail.4.31. Les Matsya rejoignent les Trigarta au coucher du soleil
Le combat commence aussitôt
Les Matsya pénètrent les rangs des Trigarta
Rencontre de Virâta avec Susharman
Il fait trop noir, le combat cesse.4.32. La lune se lève et le combat reprend
Susharman et son frère capturent Virâta
Les Matsya prennent la fuite
Yudhishthira envoie Bhîma délivrer Virâta
Bhîma veut déraciner un arbre, mais Yudhishthira le lui défend : on le reconnaîtrait à cet exploit
Bhîma délivre Virâta et capture Susharman
Les Trigarta fuient
Virâta envoie chercher ses fils pour célébrer la victoire.4.33. Pendant ce temps, Duryodhana dérobe soixante mille vaches dans le pays des Matsya
Le chef des vachers se précipite à la ville, annonce le désastre au fils de Virâta, Uttara, et l’engage à marcher sur les Kaurava pour récupérer le bétail : son père lui a confié le royaume. »
De même les Jing, c’est-à-dire les « Classiques » de la pensée confucéenne (élaborés autour de la figure du lettré Kong Fuzi, connu sous le nom de Confucius en Europe et tenu pour avoir vécu entre -551 et -479), tentent d’articuler une morale individuelle fondée sur le respect filial à ses supérieurs (le ren) avec une organisation sociale pensée par l’importance des relations hiérarchiques, matérialisées par des rites bien précis et sensés être incontournables (les li).
La concurrence patriarcale implique ainsi une instabilité systématique, à tous les niveaux. Le terrain privilégié pour cela fut la ville, centre du pouvoir, lieu de toutes les tentatives de prise de contrôle, avec d’innombrables assassinats, empoisonnements, révolutions de palais, etc.
L’esclavage en était d’autant plus renforcé, du fait des batailles et de l’utilisation des esclaves pour se renforcer matériellement. L’asservissement des femmes était pareillement accentué au fur et à mesure d’une expression patriarcale dont le périmètre ne cessait de s’étendre.
Une grande importance fut alors donnée, par les couches dominantes et leur appareil, à exprimer la capacité d’asservissement et la domestication des masses humaines, et au-delà d’elle, de la Nature.
Alors les villes acquirent un aspect monumental sans précédent, avec une architecture reflétant l’état des connaissances (et des préjugés) accumulés. La recherche de connaissances, le développement de la civilisation reçut un soutien massif et déterminant des couches dominantes, permettant à une couche de lettrés et d’artistes de se constituer.
Cette civilisation appuyait de fait la domination militaire exercée sur la majorité, elle n’avait pas vocation à s’étendre à toute la société ; les éléments les plus avancés de la culture étaient d’abord destiné à affirmer la puissance des couches dominantes et de leur dispositif.
L’ouvrage de Platon connu sous le nom de « République » (en fait « À propos de la cité ») exprime un point de vue ultra-réactionnaire visant à réimpulser justement ce dispositif dans le contexte de l’époque.
La logique patriarcale impliquait l’asservissement et le renforcement ininterrompu. L’asservissement brutal et humiliant des habitants de la Messénie, une fois ses couches dominantes éliminées, par leur voisins Spartiates, illustre cette tendance à l’écrasement.
Avec un tel arrière-plan, la différenciation entre la ville et la campagne ne fit dès lors que se renforcer, l’asservissement se généralisant dans celle-ci plus profondément et aussi souvent plus brutalement qu’en ville, réduisant même parfois dramatiquement les capacités des couches dominantes à reproduire leur propre dispositif.
Dès lors, la religion, tout comme le droit, se développèrent en raison du besoin de toujours trouver des arbitrages, de limiter la tendance à l’écrasement servile démesuré et de naturaliser l’ordre social ainsi produit.
L’ancestral panthéon varié se réduisit toujours plus et se hiérarchisa selon les rapport de force. Des systèmes de mythologies plus cohérents furent établis, avec en leur la conception d’un dieu masculin tout-puissant mandatant immanquablement les couches dominantes.
Les déesses-mères originaires furent supprimées ou annexées aux nouvelles religions patriarcales, formant des restes dépendant du niveau de développement. La vénération de la déesse Kali est ainsi restée présent dans l’hindouisme jusqu’au 20e siècle au Bengale.
L’élévation de grands aménagements collectifs canalisant les eaux, drainant les plaines, édifiant des palais et des tombes gigantesques, sillonnant le territoire, le cadastrant, etc. sont autant de reflets du même élan dominateur et asservissant.
Cela se fit avec de manière prolongée, durant des millénaires entiers, de -3500 avant notre ère à environ 300 de notre ère, et cette affirmation prolongée du mode de production esclavagiste, et de la culture qui en découle, coupa toujours plus dans les consciences le lien entre l’Humanité et la Nature, de manière artificielle et illusoire, au point de permettre une distinction entre les deux termes.
À la Culture de l’Humanité qui se développait, dans l’asservissement généralisé, faisait face la Nature, qu’il s’agissait de dominer.
Tout un mode de vie propre aux couches dominantes se développa sur le plan de la civilisation, exprimant un style distinctif, fait d’éducation raffinée et de l’exercice contrôlée de la violence. La chasse notamment devint un critère de distinction, une activité élitiste – patriarcale pénétrée de symboles, plus qu’une nécessité alimentaire en tant que telle, même si cette dimension était encore importante.
La civilisation esclavagiste ignorait à vrai dire forcément le principe d’Humanité, tout comme le principe de Nature : il n’y avait qu’un territoire sous la forme d’un enclos, dont les couches dominantes devaient assurer la garde et la direction sur tous les plans, économique, spirituel comme militaire.