[Mars 1932]

PAILLASSE !

(FIN DE « L’AFFAIRE ARAGON »)

Mise au point communiquée par l’Association des écrivains révolutionnaires

Notre camarade Aragon nous fait savoir qu’il est absolument étranger à la parution d’une brochure intitulée : Misère de la Poésie : « L’Affaire Aragon » devant l’opinion publique, et signée André Breton.

Il tient à signaler clairement qu’il désapprouve dans sa totalité le contenu de cette brochure et le bruit qu’elle peut faire autour de son nom, tout communiste devant condamner comme incompatibles avec la lutte de classes, et par conséquent comme objectivement contre-révolutionnaires, les attaques que contient cette brochure.

C’est par cet entrefilet, paru dans L’Humanité du 10 mars 1932, que nous est donné d’apprendre la fondation effective de l’Association des écrivains révolutionnaires.

Les surréalistes, Aragon inclus, n’avaient jusqu’à présent pas même reçu de réponse à leur demande d’admission à cette Association.

Tout s’explique par le fait qu’Aragon, hier encore suspect aux promoteurs de l’A.E.R., peut en paraître aujourd’hui un des chefs, au seul prix de la dénonciation d’André Breton comme contre-révolutionnaire. Nous disons bien au seul prix, car le lendemain de cette dénonciation, Aragon n’était pas mieux qualifié que la veille, par son action révolutionnaire, aux yeux de ceux qui lui en avaient refusé l’entrée.

L’adhésion complète d’un intellectuel à l’action révolutionnaire systématique nous paraît d’une importance telle que nous ne pouvons la concevoir que fondée sur les plus solides principes. Or les attitudes successives d’Aragon, depuis trois ans, contredisent cette sûreté des convictions, cette solidité des principes.

Au départ pour Kharkoff

A cette époque, Aragon suit le courant qui entraîne les surréalistes vers le marxisme léniniste et l’action politique. Mais rien n’indique, – pas même sa demande de réadhésion au Parti Communiste, – qu’il incline spécialement vers l’activité révolutionnaire militante.

N’ayant pris aucune part à l’élimination de ce que les thèses de Kharkoff ont appelé « l’opposition intérieure du surréalisme », il n’en a pas moins rédigé et signé, d’accord avec tous les surréalistes, le manifeste donnant toute confiance à Breton pour prendre la direction du Surréalisme au service de la Révolution.

Les attaques contre Brice Parain, alors chargé de la rubrique des livres à L’Humanité, sont faites en plein accord avec Aragon.

Au Congrès de Kharkoff

« On sait qu’à la fin de 1930, Georges Sadoul et moi avons été en Russie. Nous avons été plus volontiers en Russie qu’ailleurs, beaucoup plus volontiers. C’est tout ce que j’ai à dire sur ce qui est des raisons de ce départ. » (Aragon : Le Surréalisme et le Devenir révolutionnaire.)

« D’une façon fortuite, mis en rapport avec les organisateurs du congrès de Kharkoff, nous avons été à ce congrès. » (Id.-ibid..)

Il nous paraît utile, après ces éclaircissements apportés par Aragon lui-même sur sa présence en U.R.S.S., de préciser le rôle qu’il y joua en tant qu’informateur des organisations révolutionnaires de là-bas et la façon dont il a rendu compte à ses amis de son activité au Congrès.

Pendant le Congrès

« Nous sommes délégués officiellement pour la France au plénum du bureau international de littérature révolutionnaire. Nous comptons sur votre confiance à tous, sur la tienne, pour parler en votre nom, à Kharkoff, où il nous sera peut-être donné de liquider, de contribuer à liquider Monde et tout ce qui s’ensuit. » (Lettre du 22-10-1930.)

« Nous comptons terriblement sur votre confiance à un moment où il nous faut prendre ainsi sur nous de parler non pas en notre propre nom, Georges et moi, mais au nom de tous. » (Id.-ibid.)

Aragon nous décrit l’effet produit à Moscou par l’arrivée du numéro 2 du Surréalisme A.S.D.L.R.

« Une des choses les mieux appréciées, ici, est la lettre d’un ouvrier à L’Humanité et l’histoire Parain fait sensation. » (Lettre du 22-10-1930.)

« Les faits importants sont les suivants. Dans la commission française, nous avons donné nous-mêmes un tableau de la situation littéraire en France ; puis, chargés de présenter un rapport sur Monde, nous avons fait approuver ce rapport par la commission… La commission a élaboré deux résolutions qui ont été portées à la connaissance du plénum et approuvées par celui-ci. Ces deux résolutions sont calquées (1) sur notre exposé et sur notre rapport. » (Lettre du 25-11-1930.)

A l’ordre du jour du Congrès de Kharkoff figurait l’organisation d’une Association d’Artistes et Ecrivains Révolutionnaires en France, organisation à laquelle Breton et les surréalistes s’employaient à la même époque, ignorant d’ailleurs qu’ils agissaient ainsi dans le sens même de l’ordre du jour du Congrès.

Comment Aragon se situait-il politiquement par ses interventions ?

« Comme à l’heure présente le seul travail concret qui, dans le cadre de la lutte des classes en pays capitalistes, mérite proprement le nom de littérature prolétarienne est le travail des correspondants ouvriers, inégalement développé suivant les sections de l’I.C., la seule base que l’on puisse et doive proposer à une organisation de la littérature prolétarienne est le développement systématique du travail des rabcors. » (Déclaration lue au Congrès par Aragon, publiée dans la Litteratournaïa Gazetta du 29 octobre 1930.)

Voici comment la camarade Gopner, représentante de l’I.C. au Congrès, apprécie ce point de vue :

« Ce que ces camarades affirment est faux… Affirmer qu’il (le mouvement des correspondants ouvriers) constitue la seule source de littérature prolétarienne, c’est formuler une assertion extrêmement gauche, mais qui n’en est pas moins au fond droitière et opportuniste. » (Littérature de la Révolution mondiale, numéro spécial sur le Congrès, page 27.)

Quel fatras idéologique Aragon a-t-il pu présenter à Kharkoff ? Nous lui devons de lire dans la résolution française qu’il existe une théorie surréaliste de


(1) Cf. Le Surréalisme et le Devenir révolutionnaire, n° 3 du Surréalisme A.S.D.L.R.


la « décomposition » de la bourgeoisie en « aggravant ses contradictions intérieures » !

D’autre part, ses télégrammes évoquent la facilité avec laquelle était comprise à Kharkoff la position surréaliste (ou plus exactement ce qu’il entendait par là).

« Situation ici entièrement différente. Attendons Thirion. Résultats immédiats. Caractère inespéré. Confiance. A bientôt. Aragon. » (Moscou, 26 octobre 1930.)

A l’annonce de nos travaux en vue d’une Association des Artistes et des Ecrivains Révolutionnaires, il répond :

« Bravo, mais suspendez momentanément publication. Ici, succès complet. Aragon. » (Kitchkas, 17 novembre 1930.)

Nous tenons à affirmer aux camarades qui ont invité Aragon que nous n’avons jamais désespéré de faire reconnaître notre foi et notre volonté révolutionnaires quelles que soient les erreurs que nous ayons pu commettre, sans chercher pour cela à obtenir des résultats immédiats.

En présence de l’incapacité d’Aragon à définir le surréalisme et son authentique devenir révolutionnaire, nous comprenons que les organisateurs du Congrès aient alors cru devoir lui proposer de signer la lettre suivante, avant de lui accorder toute la confiance du M.B.L.R.

Au Secrétariat de l’Union Internationale des Ecrivains Révolutionnaires

Chers Camarades,

En entrant dans l’Union Internationale des Ecrivains Révolutionnaires, nous plaçant entièrement et sans réserves sur la plate-forme idéologique et politique de l’Union telle qu’elle a été définie par la deuxième conférence des Ecrivains Révolutionnaires à Kharkoff, en novembre 1930, nous croyons nécessaire de reconnaître certaines fautes, commises antérieurement par nous dans notre activité littéraire, fautes que nous nous engageons à ne pas répéter dans l’avenir.

Comme membres du Parti, nous reconnaissons que nous aurions dû provoquer le contrôle effectif de notre activité littéraire par le Parti et soumettre cette activité à ce contrôle. L’erreur que cela comporte est à l’origine de toutes les fautes que nous avons commises ou de celles dont nous avons pu sembler solidaires.

Seuls le fait de militer d’une façon constante dans des organisations de base, ce que nous n’avons pas fait, l’observation stricte des directives du Parti Communiste, non seulement sur le plan politique, mais aussi sur le plan culturel, peuvent empêcher la confusion qui s’est manifestée dans certaines publications auxquelles nous avons collaboré. Il est permis d’espérer qu’une liaison suivie avec l’U.I.E.R. et la soumission aux directives de cette organisation nous permettront désormais d’éviter cette confusion.

L’un de nous (Aragon) reconnaît avoir eu tort en attaquant hors des organes du Parti deux membres du P.C.F. (les camarades Barbusse et Caby).

L’autre (Georges Sadoul) reconnaît avoir eu tort en écrivant une lettre au major de promotion de l’Ecole de Saint-Cyr, Keller, d’adopter le ton de la plaisanterie, en se préoccupant davantage de ce qui pourrait insulter davantage le destinataire qu’en y précisant son idéologie propre (« … Si on nous oblige à faire la guerre, nous combattrons du moins sous le glorieux casque à pointe allemand… », etc.) ; qu’il a eu tort également de laisser publier cette lettre sans un commentaire personnel. Il faut mentionner que le camarade Sadoul s’est publiquement désolidarisé du nommé Jean Caupenne, cosignataire de cette lettre, au moment où celui-ci a cru bon de se rendre à Saint-Cyr pour y faire des excuses au drapeau français. Le camarade Sadoul, condamné en première instance et en appel à trois mois de prison, s’engage à utiliser l’audience en dernière instance qui lui reste pour démasquer le militarisme et l’impérialisme français dans leurs préparatifs de guerre contre l’Union soviétique.

D’autre part nous reconnaissons avoir commis des fautes chaque fois que nous avons, dans des organes où nous collaborions, laissé imprimer des critiques ouvertes contre la presse du Parti et certains collaborateurs de son organe central (publication d’une lettre de rabcor, d’une photographie tendant à discréditer publiquement Brice Parain, etc.). Nous avons eu tort également de laisser publier dans ces organes des textes qui relèvent d’une idéologie anarchique.

Nous devons préciser que nous ne nous considérons pas comme solidaires de l’ensemble des oeuvres individuelles (littéraires ou autres) publiées par les membres du groupe surréaliste, mais que dans la mesure où ces oeuvres se réclament des mots « surréalisme » et « surréaliste », notre responsabilité est engagée. Notamment en ce qui concerne le « Second Manifeste du Surréalisme » par André Breton dans la mesure où il contrarie le matérialisme dialectique. Nous estimons que nous avons à préciser que nous nous plaçons toujours dans le cadre du matérialisme dialectique et que nous repoussons toute idéologie idéaliste (notamment le freudisme). Nous nous désolidarisons de toute idéologie confusionnelle touchant le trotskysme. Nous considérons le trotskysme comme une idéologie social-démocrate et contre-révolutionnaire. Nous nous engageons à combattre le trotskysme en toute occasion.

Notre seul désir est de travailler de la façon la plus efficace suivant les directives du Parti à la discipline et au contrôle duquel nous nous engageons à soumettre notre activité littéraire.

Moscou, le 1er décembre 1930.

Aragon, Georges Sadoul. (2)

Ou Aragon était d’accord avec ce papier qu’il a signé et alors il est singulier qu’il n’ait pas expliqué son attitude vis-à-vis du surréalisme, ou il ne se sentait pas en mesure d’en défendre les attendus et alors la seule loyauté envers le M.B.L.R. eût dû l’obliger à quitter l’U.R.S.S. comme simple membre de cette organisation et non comme son représentant officiel en France.

Du reste, il ne prit pas ce titre au sérieux puisqu’il négligea complètement d’informer les intellectuels et militants révolutionnaires des résultats du Congrès de Kharkoff et notamment de la condamnation de Monde.

Il est vrai qu’il avait laissé élire Barbusse au présidium du Congrès sans élever la moindre protestation !

Retour

De retour à Paris, Aragon fait piètre figure : sa signature, se plaint-il, lui a été extorquée ; il déclare désavouer les termes et l’esprit de ce document et ne s’y être résolu que pour permettre à Breton de travailler efficacement à la future section française de l’U.I.E.R. Parce que dans cette lettre, Aragon apprécie faussement la position d’observation adoptée par Breton par rapport au trotskysme à la fin de 1929 et se refuse tout à coup à reconnaître les découvertes de Freud sous le prétexte imbécile qu’elles ont donné suite à une idéologie idéaliste (freudisme), nous exigeons une rectification. Aragon accepte par crainte que sa déclaration ne soit rendue publique. Abandonnant toute discussion à partir de quelque base idéologique que ce soit, il se réfugie dans un chantage sentimental inacceptable : il évoque une amitié, une activité commune de quinze ans, affirme que son accord avec nous est une question de vie ou de mort. Il publie le manifeste « Aux Intellectuels révolutionnaires » (3) dont l’ambiguïté lui permet de miser sur les deux tableaux.


(2) Ce texte, replacé dans l’ordre chronologique, est par ailleurs l’objet de quelques commentaires dans le présent recueil. (N.D.E.)

(3) Voir le tract en appendice.


L’« Affaire Aragon »

Le poème Front Rouge paraît dans le numéro 2 de la Littérature de la Révolution mondiale. Aragon est inculpé. Les surréalistes rédigent et font paraître une protestation qu’il approuve entièrement. « Il n’y a pas, dit-il, un seul mot à y changer. » Le 9 février 1932, L’Humanité publie la note sur l’affaire Aragon reproduite par Breton dans Misère de la Poésie (p. 16). En réponse à toutes les attaques dont le surréalisme était alors l’objet, Breton, décidé à en finir avec une confusion que la mauvaise foi et l’ignorance n’avaient cessé d’aggraver, remet la question sur le terrain qu’elle n’aurait jamais dû quitter. Il écrit Misère de la Poésie dont il donne lecture à Aragon avant la parution.

Aragon se déclare alors « objectivement d’accord », à l’exception d’une seule phrase : « Vous ne cherchez qu’à compliquer les rapports si simples et si sains de l’homme et de la femme » (4), dont il demandait la suppression. Il déclare tactiquement inopportune la publication de ce texte et réserve sa position personnelle.

Conclusion

On a pu voir s’accomplir au sein du surréalisme une évolution profonde qui nous a portés sur le plan du matérialisme dialectique. Cette évolution ne s’est pas faite en un jour et a rencontré comme obstacles aussi bien le faible niveau du marxisme en France que les formations particulières de chacun de nous. Elle a comme corollaire obligatoire notre participation de plus en plus efficace aux luttes du prolétariat révolutionnaire. Surréalistes, nous entendons ne point prendre prétexte de la poésie pour nous refuser à l’action politique.

Nous avons vu comment Aragon, depuis son retour de Kharkoff, ne faisait qu’introduire parmi nous une confusion croissante par ses dérobades continuelles, ses atermoiements, sa passivité, ses volte-face dont l’article de L’Humanité a finalement dévoilé les arrière-pensées et les mobiles.

En même temps, les efforts de Breton pour la prise en considération et l’assimilation de la théorie révolutionnaire par les intellectuels issus, tels que nous, de la bourgeoisie, ont été le facteur déterminant du mouvement accompli par la pensée et l’action surréalistes depuis 1930.

Nous saluons comme un témoignage capital de la probité révolutionnaire et de la clairvoyance théorique d’André Breton la publication de Misère de la Poésie.

Décidés à poursuivre le mouvement dont le Manifeste du Surréalisme marque la naissance et le Second Manifeste du Surréalisme un point de son évolution, plus que jamais nous nous opposons aux manoeuvres déloyales des velléitaires confus et des arrivistes.

Ceux qui, pour des raisons hypocrites, feignent tout à coup de se déclarer incapables de suivre le train d’enfer qui est le nôtre peuvent et doivent prendre


(4) Cité en note par Breton : Misère de la Poésie, page 18.


congé. Aucune force au monde ne peut nous les faire retenir. Débarrassé d’eux, le surréalisme peut enfin retrouver sa violence et poursuivre de toute sa vitalité son perpétuel renouvellement.

Les mois qui viendront nous répondront de l’action pratique d’Aragon. Dès à présent, nous pouvons dire que cette action, probablement justifiée par les circonstances économiques actuelles, manque des fondements idéologiques et moraux qui pourraient nous la faire regarder comme autrement qu’un épisode sans importance où la lâcheté intellectuelle d’un homme ne peut même pas triompher de l’attraction irrésistible exercée par le seul parti de la Révolution.

RENÉ CHAR, RENÉ CREVEL, SALVADOR DALI, PAUL ELUARD, MAX ERNST, BENJAMIN PÉRET, YVES TANGUY, ANDRÉ THIRION, TRISTAN TZARA.


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