Accueil → Analyse → Culture → Montaigne, figure averroïste
Michel de Montaigne se donna comme devise et comme symbole une balance avec écrit « Que sais-je ? », question formée par Pyrrhon, le théoricien du scepticisme, qui appelle à tout remetre en cause. Toutefois, rien de baroque chez Montaigne ; il ne s’agit pas de nier la vérité. Il s’agit de reconnaître qu’elle est mouvante, qu’elle est de nature politique. Il faut savoir gérer et pour cela il faut savoir évaluer. La philosophie de Michel de Montaigne, s’il fallait la résumer, consiste en une apologie de l’évaluation.
Les situations changeant toutes – Michel de Montaigne ne peut pas comprendre le matérialisme dialectique encore, historiquement – il ne donne pas un manuel, par conséquent, mais des pistes, des exemples, afin de s’inspirer, d’être capable de soupeser, d’évaluer. Il faut trouver la vérité et lui-même est très clair sur ce point :
« Je rêvassais à l’instant, comme souvent, sur le fait que la raison humaine est un instrument libre et flou, ô combien !
Je vois bien que d’ordinaire les hommes préfèrent rechercher la raison des faits qu’on leur soumet, plutôt que d’en chercher la vérité : ils négligent les présupposés, mais examinent avec soin les conséquences ; ils négligent les faits et s’empressent d’en chercher les causes. Plaisants chercheurs de causes !
La connaissance de celles-ci ne concerne que celui qui a la conduite des choses ; non à nous, qui nous contentons de les subir, et qui en avons l’usage parfaitement plein, en fonction de nos besoins, sans en pénétrer l’origine ni l’essence. Le vin n’est pas plus agréable à celui qui en connaît les qualités premières – au contraire.
Le corps et l’âme suspendent et altèrent d’eux-mêmes leur droit à l’usage des choses de ce monde en y mêlant des prétentions de science. Nous sommes sensibles aux effets, mais nullement aux moyens. La détermination des choses et leur attribution sont le fait du commandement et de la maîtrise, de même que leur acceptation est le fait de l’apprentissage et de la sujétion. »
Les Essais
Le néo-stoïcisme de Michel de Montaigne est ainsi résolument laïc : les événements n’ont pas de sens – on est vraiment au cœur des guerres de religion, où l’aristocratie est scindée en deux et la bourgeoisie trop faible pour porter le mouvement protestant – mais on peut saisir ce qui se déroule et se comporter de manière adéquate. Il faut donc une conscience résolue, nette, et on n’est guère étonné de voir Michel de Montaigne prendre des accents calvinistes :
« L’ivrognerie entre les autres me semble un vice grossier et brutal. Le pire état de l’homme, c’est où il pert la connaissance et gouvernement de soi. »
Les Essais
On n’est guère étonné qu’il dénonce également l’hypocrisie religieuse :
« C’est une mauvaise règle pour toute société, bien plus dommageable qu’ingénieuse et subtile, celle qui veut faire croire au peuple que la foi peut suffire seule, indépendamment de la conduite, pour contenter la justice divine.
L’expérience nous montre qu’il y a une énorme différence entre la dévotion et la conscience. »
Les Essais
Le jansénisme, mouvement fondamentaliste, tentera de mettre de côté les jésuites et la dévotion séparée de la conscience, pour produire des fanatiques entièrement tournés vers Dieu, leur conscience s’effaçant devant le divin. C’est d’une certaine manière conforme à Michel de Montaigne, mais pour aller dans un sens absolument opposé !
Il appelle à avoir en effet un regard non pas unifié par la religion, mais toujours en alerte, toujours dialectique. Il faut pratiquement se parler à soi-même, et ici Montaigne préfigure les tragédies de Jean Racine :
« La plupart de nos occupations tiennent de la farce. « Le monde entier joue la comédie. » Il faut jouer notre rôle convenablement, mais comme celui d’un personnage d’emprunt. Du masque et de l’apparence, il ne faut pas faire quelque chose de réel, ni de ce qui est étranger quelque chose qui nous soit propre. Nous ne savons pas distinguer la peau de la chemise.
C’est bien suffisant de s’enfariner le visage sans s’enfariner le cœur ! J’en vois qui se transforment et changent de substance en autant de nouvelles formes et de nouvelles façons d’être que de charges qu’ils assument, qui font les prélats jusque pour leur foie et leurs intestins, et qui emportent leurs fonctions avec eux jusqu’en leurs cabinets d’aisance !
Je ne puis leur apprendre à distinguer les « coups de chapeau » qui les concernent de ceux qui concernent leur fonction, ou leur suite, ou leur mule. « Ils se livrent tellement à leurs hautes fonctions qu’ils en oublient la nature. » [Quinte-Curce]
Ils gonflent et enflent leurs âmes et leur conversation ordinaire en fonction de la hauteur de leur siège magistral. Le Maire et Montaigne ont toujours été deux, bien nettement séparés. Ce n’est pas parce qu’on est avocat ou financier qu’il faut méconnaître la fourberie que l’on trouve dans ces professions. Un homme honnête n’a pas a rendre des comptes sur la sottise ou les défauts que l’on peut trouver dans son métier, et il ne doit pas pour autant refuser de l’exercer : c’est l’usage dans son pays, et il en tire avantage.
Il faut vivre avec le monde tel qu’il est, et en faire son profit. Mais le jugement d’un empereur doit dominer son empire, et il doit voir et considérer cet empire comme quelque chose d’accidentel et d’étranger.
L’empereur doit savoir jouir de lui-même en dehors de tout cela, et s’entretenir comme Jacques et Pierre, au moins avec lui-même. »
Les Essais
Michel de Montaigne, par son apologie de l’évaluation, dresse toute une théorie de l’opportunisme ; il est un Machiavel français. Non pas que Michel de Montaigne et Nicolas Machiavel théorisent le cynisme ; au contraire, ils valorisent les principes d’efficacité, ils expriment la dimension politique de la réalité.
Pour cette raison, Michel de Montaigne est un légitimiste : il ne faut pas toucher à la continuité. Il le dit plusieurs fois dans les Essais, comme ici :
« Rien n’est plus mauvais pour un état que l’innovation : le changement à lui seul apporte l’injustice et la tyrannie. Quand quelque chose se défait, on peut l’arranger ; on peut s’opposer à ce que l’altération et la corruption, qui se produisent naturellement en tout, ne nous éloignent pas trop des principes de départ.
Mais entreprendre de bouleverser un tel ensemble, de changer les fondements d’un si grand bâtiment, c’est l’affaire de ceux qui, pour décrasser, effacent, et qui veulent réparer les défauts particuliers par une confusion universelle, guérir la maladie par la mort : « moins désireux de changer la forme du gouvernement que de la détruire » [Cicéron].
Le monde est incapable de se guérir : il a tant de mal à supporter ce qui l’ennuie, qu’il ne cherche qu’à s’en débarrasser, sans regarder à quel prix. Et nous voyons par mille exemples qu’il se guérit en général à ses dépens : se décharger du mal présent n’est pas guérir, si la condition d’ensemble n’est pas améliorée. »
Les Essais
« Nous ne devons pas seulement chercher à tirer une consolation de cette universalité du mal et de la menace, mais encore quelque espérance, quant à la durée de notre Etat, d’autant plus que, naturellement, rien ne se produit comme on l’attendrait : la maladie universelle n’empêche pas la santé particulière ; la conformité est une qualité qui est l’ennemie de la dissolution. »
Les Essais
« Ce n’est pas une simple opinion, c’est la vérité : le meilleur, le plus excellent gouvernement pour chaque nation, c’est celui sous lequel elle a vécu et s’est maintenue. Nous nous plaignons volontiers de notre condition présente ; mais je considère pourtant que de souhaiter remettre le pouvoir à quelques-uns, dans un état populaire, ou bien vouloir une autre sorte de gouvernement quand on est en monarchie, c’est une faute et une folie.
Aime l’état tel que tu le vois être ;
S’il est royal, aime la royauté,
S’il est de peu, ou bien communauté,
Aime-l(e) aussi, car Dieu t’y a fait naître.[Guy du Faur de Pibrac (1528-1584), ami de Montaigne, diplomate au service du roi, passant de la défense de tolérance religieuse à celle de l’Église gallicane et n’hésitant pas à défendre la Saint-Barthèlemy. Ses quatrains moraux eurent un grand succès, remplaçant des œuvres latines alors destinés aux enfants.]»Les Essais
Michel de Montaigne saisit la dimension mouvante de la réalité : il est matérialiste. Comme il n’a pas les outils, il donne des pistes pour évaluer. Il n’hésite pas par conséquent à mettre dos à dos protestants et catholiques, car à son sens tout cela est secondaire par rapport à ce qui est le plus important : la continuité, la civilisation, l’État.
« Et finalement, qui serait apte à juger de ces différences? Comme on le dit dans les débats concernant la religion,il nous faut un juge qui ne soit lié ni à l’une ni à l’autre des parties, un juge indépendant et sans parti pris, ce qui n’est pas possible chez les chrétiens.
Il en est de même ici: car si on est vieux, on ne peut juger de ce qu’est la vieillesse, puisqu’on est soi-même partie en ce débat; il en est de même si on est jeune,en bonne santé ou malade, si on dort ou si on est éveillé: il nous faudrait disposer de quelqu’un qui ne soit rien de tout cela, afin que sans avoir d’idée préconçue, il puisse juger de ces questions comme des choses qui lui sont indifférentes. Et à ce compte il nous faudrait… un juge qui ne fût pas!
Pour juger des apparences des choses, il nous faudrait disposer d’un instrument de vérification; et pour vérifier cet instrument il nous faudrait avoir recours à une démonstration; et pour vérifier la démonstration, un nouvel instrument… nous tournons en rond! Puisque le témoignage des sens ne peut mettre fin à ce débat, il faut bien que la raison s’en mêle: mais aucune raison ne sera établie sans une autre raison, et nous voilà lancés dans une régression infinie!
Notre pensée ne s’applique pas aux choses étrangères, elle est conçue par l’entre-mise des sens, et les sens ne peuvent saisir les objets étrangers,ils ne saisissent que leurs propres impressions.
De ce fait, la représentation que nous nous faisons d’une chose, son apparence,n’est pas cette chose en elle-même, mais seulement l’impression qu’elle fait sur nos sens; et comme cette impression et la chose elle-même sont des objets différents, celui qui juge d’après les apparences juge donc par autre chose que par l’objet lui-même.
Et pour dire que les impressions fournies par les sens indiquent à l’âme, par ressemblance, les qualités des objets étrangers qui lui sont étrangers, comment l’âme et l’intelligence pourraient-elles s’assurer de cette ressemblance, puisqu’elles n’ont aucun rapport direct avec ces objets-là? Celui qui ne connaît pas Socrate ne peut pas dire, en voyant son portrait, qu’il lui ressemble.
Si l’on veut pourtant juger des choses d’après leurs apparences, soit on juge d’après leur ensemble, et c’est impossible à cause de leurs différences et contradictions, comme nous le montre l’expérience;soit on en privilégie quelques-unes, mais alors il faudra vérifier celles que l’on choisit par une autre, la seconde par la troisième,et ainsi de suite, et nous n’en finirons jamais. En fin de compte, il n’est rien qui soit constant, qu’il s’agisse de notre être ou des choses. Nous, notre jugement, et toutes les choses mortelles, tout cela coule et roule sans cesse. On ne peut donc rien établir de certain entre les uns et les autres, le juge et le jugé étant en perpétuelle mutation et mouvement. »
Les Essais
Michel de Montaigne est, tout comme François Rabelais, une figure tourmentée du matérialisme du XVIe siècle en France ; il exprime le néo-stoïcisme, idéologie de la faction royale qui profite des forces s’opposant à la féodalité pour instaurer la monarchie absolue. En tant qu’auteur de la première grande œuvre de réflexion en français, il est utile de se confronter aux Essais, qui sont, conformément à ce que Michel de Montaigne voulait, une indéniable source d’inspiration, une source de réflexion.