Le paradoxe de la bataille pour la dignité est que Moïse, Jésus et Mahomet n’ont pas du tout été reconnus immédiatement et entièrement. Le matérialisme dialectique affirme que toute progression est non-linéaire, et étonnamment pour une religion qui se veut forcément « droite » dans son parcours, on voit que les prophètes ont dû batailler ferme.

Cela ressemble bien plus à de la bataille politique qu’à la réalisation prophétique triomphale. Et justement le matérialisme dialectique montre que les progrès de la civilisation consistent en des sauts qualitatifs, l’histoire avançant en spirale, pas en ligne droite.

Dans la Bible juive, l’épisode du veau d’or est ainsi absolument significatif, et le fait qu’il ait été mentionné montre les grands troubles politiques qui ont existé, les intenses contradictions au travail dans la société alors.

Ce qu’on lit dans l’épisode du veau d’or est proprement hallucinant : le peuple a connu un miracle (les eaux se séparant pour le laisser passer) mais l’oublie pourtant juste après, ce qui est totalement incohérent, et après cela on a Moïse littéralement en train de négocier avec Dieu présenté comme colérique, ce qui est proprement aberrant.

Voici ce qu’on lit :

1 Le peuple, voyant que Moïse tardait à descendre de la montagne, s’attroupa autour d’Aaron et lui dit : « Allons! fais-nous un dieu qui marche à notre tête, puisque celui-ci, Moïse, l’homme qui nous a fait sortir du pays d’Égypte, nous ne savons ce qu’il est devenu. »
2 Aaron leur répondit : « Détachez les pendants d’or qui sont aux oreilles de vos femmes, de vos fils et de vos filles et me les apportez. »
3 Tous se dépouillèrent des pendants d’or qui étaient à leurs oreilles et les apportèrent à Aaron.
4 Ayant reçu cet or de leurs mains, il le jeta en moule et en fit un veau de métal ; et ils dirent : « Voilà tes dieux, ô Israël, qui t’ont fait sortir du pays d’Égypte ! »
5 Ce que voyant, Aaron érigea devant lui un autel et il proclama : « A demain une solennité pour l’Éternel ! »
6 Ils s’empressèrent, dès le lendemain, d’offrir des holocaustes, d’amener des victimes rémunératoires ; le peuple se mit à manger et à boire, puis se livra à des réjouissances.
7 Alors l’Éternel dit à Moïse : « Va, descends! car on a perverti ton peuple que tu as tiré du pays d’Égypte !
8 De bonne heure infidèles à la voie que je leur avais prescrite, ils se sont fait un veau de métal et ils se sont courbés devant lui, ils lui ont sacrifié, ils ont dit : ‘Voilà tes dieux, Israël, qui t’ont fait sortir du pays d’Égypte !’ »
9 L’Éternel dit à Moïse : « Je vois que ce peuple est un peuple rétif.
10 Donc, cesse de me solliciter, laisse s’allumer contre eux ma colère et que je les anéantisse, tandis que je ferai de toi un grand peuple ! »
11 Mais Moïse implora l’Éternel son Dieu, en disant : »Pourquoi, Seigneur, ton courroux menace-t-il ton peuple, que tu as tiré du pays d’Égypte avec une si grande force et d’une main si puissante ?
12 Faut-il que les Égyptiens disent : ‘C’est pour leur malheur qu’il les a emmenés, pour les faire périr dans les montagnes et les anéantir de dessus la face de la terre !’ Reviens de ton irritation et révoque la calamité qui menace ton peuple.
13 Souviens-toi d’Abraham, d’Isaac et d’Israël, tes serviteurs, à qui tu as juré par toi-même leur disant : Je ferai votre postérité aussi nombreuse que les étoiles du ciel; et tout ce pays que j’ai désigné, je le donnerai à votre postérité, qui le possédera pour jamais ! »
14 L’Éternel révoqua le malheur qu’il avait voulu, infliger à son peuple.

(Exode, 32:1-14)

En ce qui concerne Jésus, il a tellement été rejeté là d’où il venait que cela a donné l’adage « nul n’est prophète en son pays ».

Mais ce qui est fascinant, dans ce raconte Marc, c’est que là où les gens n’avaient pas de ferveur pour lui, les miracles n’opéraient pas. Cela démontre encore une fois que ceux-ci ne consistaient qu’en la ferveur populaire.

Comme pour Moïse, si Jésus avait été réellement prophète, son affirmation aurait été linéaire. Voici ce que raconte Marc :

1 Jésus partit de là. Il vient dans sa patrie et ses disciples le suivent.
2 Le jour du sabbat, il se mit à enseigner dans la synagogue. Frappés d’étonnement, de nombreux auditeurs disaient : « D’où cela lui vient-il ? Et quelle est cette sagesse qui lui a été donnée, si bien que même des miracles se font par ses mains ?
3 N’est-ce pas le charpentier, le fils de Marie et le frère de Jacques, de Josès, de Jude et de Simon ? et ses sœurs ne sont-elles pas ici, chez nous ? » Et il était pour eux une occasion de chute.
4 Jésus leur disait : « Un prophète n’est méprisé que dans sa patrie, parmi ses parents et dans sa maison. »
5 Et il ne pouvait faire là aucun miracle ; pourtant il guérit quelques malades en leur imposant les mains.
6 Et il s’étonnait de ce qu’ils ne croyaient pas.

(Marc, 6:1-6)

On trouve dans le Coran quelque chose de tout à fait similaire. On sait que dans l’Islam, le Coran est co-éternel à Dieu. Or, là, on a un Coran qui sermonne littéralement les gens qui prennent Mahomet pour un « fou », et justifiant cela en disant que s’ils ne croient pas, c’est que Dieu l’a voulu.

C’est une manière de justifier, encore une fois, le caractère non-linéaire de l’affirmation prophétique ; le fait de devoir justifier que Mahomet ne soit pas fou en dit d’ailleurs long sur les réactions qu’il a suscitées. Voici ce qu’on lit dans le Coran :

19. Ceci [le Coran] est la parole d’un noble Messager,
20. doué d’une grande force, et ayant un rang élevé auprès du Maître du Trône,
21. obéi, là-haut, et digne de confiance.
22. Votre compagnon (Muhammad) n’est nullement fou ;
23. il l’a effectivement vu (Gabriel), au clair horizon
24. et il ne garde pas avarement pour lui-même ce qui lui a été révélé.
25. Et ceci [le Coran] n’est point la parole d’un diable banni.
26. Où allez-vous donc?
27. Ceci n’est qu’un rappel pour l’univers,
28. pour celui d’entre vous qui veut suivre le chemin droit.
29. Mais vous ne pouvez vouloir, que si Allah veut, [Lui], le Seigneur de l’Univers.

(Sourate 81, At-Takwir – L’obscurcissement)

On se souvient également que Mahomet a dû fuir la Mecque, un épisode appelé l’Hégire (l’émigration), en 622 après JC, date devenant le point de départ du calendrier musulman. C’est dire si la question du rejet a été une obsession pour les religions suivant Moïse, Jésus et Mahomet. L’existence même de la possibilité du rejet témoigne du caractère en réalité humain de ceux qui se sont présentés comme prophètes.

Moïse sauvé des eaux, synagogue de Dura Europos, 244-255 de notre ère

Moïse sauvé des eaux, synagogue de Dura Europos, 244-255 de notre ère

On comprend aisément comment ici les religions aboutissent à l’obscurantisme : le processus non-linéaire de reconnaissance étant non logique du point de vue religieux, il faut par la force résoudre cette contradiction, conclure le « sceau de la prophétie ».

Moïse, Jésus et Mahomet étaient des poètes rebelles, des humains, la vision d’eux en prophètes a inspiré, mais plus on s’éloigne de la réalité matérielle, plus on bascule dans l’idéalisme et une logique fanatique.


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