Les Ombres chinoises sont « le résultat d’un séjour de six mois que j’ai effectué en Chine » dit Simon Leys, universitaire, sinologue et diplomate belge. Rien n’est plus faux : elles sont le résultat de toute une éducation, d’une vie consacrée au service d’une certaine idéologie dont ce séjour n’est que le prétexte, un prétexte obtenu par la tromperie el la ruse. Son homologue français et laudateur, Bianco, est plus franc. Il a dit à qui voulait l’entendre qu’il n’était pas allé en Chine pour voir, mais pour pouvoir dire qu’il avait vu. Il en est de même pour leur disciple et ami Siwitt Arai, caché comme Simon Leys sous un pseudonyme prudent mais qui a repris son nom de sinologue pour aller faire un tour en Chine, et pour être cru lorsqu’il en reviendra. Des spécialistes, n’est-ce pas, c’est tellement compétent, des universitaires, c’est tellement honnête par nature…
Pour ne s’occuper que des Ombres chinoises, même si l’auteur lui-même, modeste, s’est aperçu qu’il n’a gribouillé qu’« un sarcasme stérile », même si d’autres lecteurs dont je suis ne voient tout compte fait dans cette jérémiade que la plainte pitoyable d’une mouche qui sent l’automne », longue à entendre jusqu’au bout, il faut convenir qu’elle n’apparaît pas immédiatement à tous les lecteurs de bonne volonté (les autres m’importent peu) aussi bête et nulle qu’elle l’est réellement.
Oui, le discours de Leys, surtout lorsqu’il se mêle de considérations politiques ou philosophiques, est d’une remarquable sottise, je dirais même d’une merveilleuse « connerie », d’une vulgarité inespérée qui dispense de tout commentaire1, mais prenons-y garde : il y a encore chez nous trop de gens qui ne peuvent guère croire que des universitaires et des spécialistes (d’une langue et d’une culture si difficiles, à ce qu’on prétend)2 puissent être aussi et d’abord des escrocs. Et pourtant il en est ainsi : ce grand mandarin habitué au confort et dont les cogitations supérieures sont troublées par le mauvais réglage des « chasses d’eau socialistes » (sic) ou la pauvreté d’hôtels chinois qui me sont apparus à moi des sortes de palais (A Tianjin par exemple), se sert de son aura de sinologue pour glisser sa camelote réactionnaire, et cela avec une impudence rare : à le lire il est le seul à connaître le chinois, certes, il est le seul à apprécier la culture chinoise traditionnelle, mais ce qui est encore plus merveilleux, il est le seul à être intelligent.
Comme il est le seul à connaître le chinois, il est le seul à pouvoir marcher dans les rues, prendre les bus, aller dans les familles, « pénétrer la Chine » alors que les autres « doivent se contenter de l’univers abstrait conçu spécialement par les bureaucrates maoïstes à l’usage des hôtes étrangers ». En quoi il ne s’aperçoit même pas qu’il se contredit, puisqu’enfin il nous a dit lui-même qu’il n’a pas pu avoir « de contact humain spontané ». Or nous sommes un très grand nombre maintenant à savoir que ce contact humain spontané dans les rues, les magasins, les parcs et les familles est non seulement possible, mais facile. A quel traitement donc a-t-on soumis le pauvre Simon ? « L’amitié est prônée, dit-il à l’égard du peuple étranger », mais on l’en a frustré. Simon se prend pour le peuple. Simon se présente comme le représentant du peuple de Belgique, mais les Chinois ne sont pas si sots : à malin malins et demi : ils savent très bien à qui ils ont affaire sous le masque et sous le faux nom (le vrai nom, au fond, c’est plutôt Simon Leys) et ils gardent toute leur vigilance à l’égard de l’auteur des Habits neufs du Président Mao. C’est ce chef-d’œuvre que Leys « traîne à sa queue » comme il dit, et non pas sa « condition d’étranger ».
Comme il est le seul à pouvoir apprécier la culture chinoise traditionnelle, il en met, comme on dit, plein la vue à ses lecteurs, en étalant son snobisme de fin connaisseur qui ne confond pas le nom des lieux, apprécie les plats chinois plus que le bifteck, rectifie un caractère qu’un guide de musée ne sait pas prononcer correctement. Il y a le couplet de l’archéologue sur l’univers spirituel et esthétique de la Cité Interdite, l’atmosphère sacrée du Temple du Ciel, et du Temple des Cinq pagodes, et du Temple de Ceci et du Temple de Cela … Comme Leys est un spécialiste de la peinture ancienne on trouvera dans les Ombres Chinoises, avec beaucoup de commentaires très savants, beaucoup de regrets sur les vieilles choses qu’il n’a pas pu revoir, ce qui signifie évidemment pour lui qu’elles ont été détruites. Et si jamais, on fait l’impossible pour lui faire plaisir, ouvrant par exemple un musée en réorganisation, il s’extasie … de sa victoire sur « l’obscurantisme du système ». Il pleure de douleur et de rage en constatant qu’on n’a conservé que quelques-unes des vieilles portes de Pékin qui menaçaient de s’écrouler sur les passants. C’était si beau ! Naturellement on peut bien convenir avec lui, si ça peut le calmer, que « la projection de l’esprit dans la pierre » a pu souffrir ici ou là des travaux d’assainissement par exemple de l’évacuation des tonnes d’immondices, que les Chinois ont sorties des fameux petits canaux dont Leys est un amoureux nostalgique de la transformation de certains temples en usines ou en dortoirs, de l’élargissement des rues et de la construction des nouveaux quartiers, qui n’ont pas, c’est entendu, la « géométrie cosmique » du vieux Pékin…
D’accord : en ce domaine je suis une barbare. J’ai vu les nouvelles cités ouvrières et je n’ai pas trouvé qu’elles manquaient de pittoresque, peut-être parce que j’étais aveuglée par ma joie de sentir si heureux les nouveaux habitants. J’en demande bien pardon au grand sinologue. A Shaoxing, la ville natale de Luxun (Lou Sin), l’église est désormais une école et ça m’a causé un immense plaisir ! C’est vraiment très mal. Leys, qui aime les jolies femmes, (celles de la Chine d’autrefois et celles de Formose aujourd’hui, puisque les autres sont devenues laides), accroche au passage, histoire de montrer son érudition et d’illustrer sa hargne, la légende de « Su la mignonne », dont il a désespérément cherché le tombeau au bord du Lac de l’Ouest, pour avoir l’occasion de dire que Madame Mao a eu autant d’amants (Leys ne donne pas ses sources bibliographiques) mais n’aura pas de poète pour la chanter… sauf Guo Moruo (Kouo Mo-jo) qu’il continue à détester cordialement3 − ce qui est tout-à-fait logique étant donné qui est Guo et qui est Leys… − et de citer à l’appui le seul poème de Guo que Leys connaisse.
Comme Leys est le seul sinologue et « ami de la Chine » qui soit intelligent, il entasse allégrement les allusions aux spécialistes qui n’y connaissent rien, tels Han Suyin et Snow (excusez du peu), les sinologues qui se sont laissé occulter l’intelligence, tels Fairbank qui est « pourtant un professeur », et surtout Needham dont la présence remarquée dans les rangs des sinophiles est une profonde douleur pour Leys : « bien que maoïste, c’est un authentique sinologue ». Quelle bizarrerie, avouons-le : ou on est sinologue ou on est maoïste, mais l’un et l’autre à la fois, c’est contradictoire. Eh bien pourtant il en est ainsi : « Cet homme exquis, ce savant génial, cette conscience intègre » a « ramené » (sic) des « récits merveilleux » d’un étonnant voyage en Chine populaire. D’où il est évident que ses « facultés critiques sont occultées », pardon : « totalement occultées ». D’ailleurs ce que prétend Monsieur le professeur Needham est invérifiable, puisque lui, Simon Leys, n’a rien pu voir de tel. En fait Needham a bien de la chance d’être un vrai sinologue et un professeur « quoique maoïste », pour ceux à qui Simon Leys ne reconnaît pas ces titres, il n’y a que l’insulte qui convienne. La calomnie même va bon train : ceux qui publient des livres et des articles en faveur de la Chine populaire sont payés par des voyages gratuits, sans parler des « professionnels et pensionnés de la révolution » qui ont vécu vingt ans en Chine et sont incapables d’une « idée fraîche », c’est-à-dire dans le jargon de Leys, d’une calomnie antichinoise. Étrange : on pourrait se demander si Leys de son côté a payé son séjour en Chine, ou si au contraire on le lui a payé, puisqu’il y allait faire son métier, son métier de diplomate, de sinologue et d’ambassadeur (de la culture et de l’idéologie bourgeoises, pour m’en tenir là).
A vrai dire si le public français était mieux informé de ce qui se passe en Chine, s’il n’était pas continuellement et soigneusement entretenu dans l’erreur par la majorité si ce n’est la totalité des journaux et revues et plus encore la télévision, il ne vaudrait pas la peine de relever tant de sottises prétentieuses et d’affirmations ridicules, et ce mandarin à collet monté n’arriverait pas à en imposer avec sa sinologie plein la bouche et ses vieilleries réactionnaires plein le cœur. Mais il est vrai qu’il en impose à ses pairs − les pauvres « sots » comme Fairbank ou Needham exceptés − parce qu’il a réussi à aller là-bas, le malin, où ils enragent, eux, de ne plus pouvoir aller aussi facilement qu’hier afin d’en dire tout le mal possible. Il en impose aux gobe-tout que la chose écrite émerveille et à ceux qui dirigent la chose écrite, tout heureux de trouver – enfin ! − un « spécialiste » qui conforte leur politique. Et comme les autres n’ont pas grand droit à la parole, on n’entend plus que Simon Leys, le seul qui sache le chinois, le seul qui connaisse bien la Chine – et qui avec tout ça reste supérieurement intelligent. Intelligent à éclipser Peyrefitte, intelligent à en laisser Etiemble bayer d’admiration…
Et d’entasser les contre-vérités que n’importe quel voyageur revenu de Chine est capable de déceler : que les Chinois d’Outre-mer ne peuvent pas aller dans leur famille au cours de leur voyage − trémolo pathétique sur « le pauvre artiste qui revenait à Pékin embrasser sa vieille mère âgée après vingt ans de séparation » et qui « se voit signifier qu’il n’était pas approprié qu’il découchât de son hôtel » ; qu’on ne voit les Taïwanais « que dans la presse » ? Miracle : je les ai vus, moi, le jour de la fête nationale marchant en groupes, bras dessus bras dessous avec leurs compatriotes du « continent ». Ils ont chanté le retour de Taiwan à la patrie sur la plus grande scène du Parc des Travailleurs, et j’étais là, au premier rang, d’ailleurs par hasard puisqu’il y a beaucoup d’autres scènes dressées ce jour-là.
Les restaurants Leys ne connaît pas d’autres joies de la vie à Pékin que de « s’empiffrer au restaurant » (sic) de « tristes cantines de caserne avec des files d’attente… », les maisons de thé « où l’on ne sert que de l’eau chaude pour égaliser par la base avec la situation des paysans… » ? Mensonges. Je n’ai que ma parole contre la sienne mais je soutiens que si les restaurants de Pékin ou d’ailleurs ne sont pas, quant au luxe, l’équivalent des quatre étoiles réservés à l’élite de chez nous, ils sont accueillants et propres. On y mange, et on y mange bien. Je ne sais s’il y a des régions où « l’eau chaude » est encore la boisson la plus courante, mais je puis attester que j’ai vu, au passage, par les journées les plus chaudes et dans les villages les plus reculés, dans bien des lieux sur les bords des routes les tréteaux où les voyageurs de toutes sortes poussant la bicyclette ou juchés sur un chariot, peuvent prendre au passage un verre de thé pour un « fen » (deux centimes).
Les jeunes guides des musées « prodigieusement ignorants des données les plus élémentaires de leur culture et de leur art traditionnel même dans les événements de l’histoire révolutionnaire » ? Ou bien ils ont vu à qui ils avaient affaire, peu soucieux d’engager un concours d’érudition avec un monsieur ennuyeux, ou bien le chinois de Leys n’est pas si clair qu’il le dit. Les expositions d’art antique réservées aux étrangers et interdites aux Chinois ? Mensonges. Les jeunes citadins envoyés aux champs et qui « n’ayant aucun moyen de subsister sont obligés de voler » ? quelque chose qui ferait plaisir à Leys. A noter d’ailleurs que dans sa logique archaïco-bourgeoise, si les autres Chinois ne volent pas, c’est qu’ils manquent de liberté : le fin connaisseur du passé qu’est Leys nous rappelle que « sous la brève dynastique des Qin (221-209 avant J.C.) les voyageurs pouvaient abandonner leurs bagages au bord de la route sans qu’on y touchât » mais aussi que « le régime des Qin fut celui qui réussit dans toute l’Antiquité à se rapprocher le plus d’un régime totalitaire au sens moderne du terme ». Sans commentaires : à un tel niveau de réflexion on juge l’homme. Il en est de même de sa remarque sur le retard des avions du service intérieur : la prudence extrême dont font preuve les Chinois, c’est la peur de perdre un de leurs appareils encore rares. Je ne crois pas que ce soit là une pure bêtise de Leys, mais plutôt l’aveuglement de quelqu’un qui est incapable de raisonner en d’autres termes que de gros sous. La vaste campagne de lutte pour l’élimination totale des accidents, « au service du peuple », c’est quelque chose que Leys ne sait pas, ou ne comprend pas, c’est tout.
Le « grand nombre des névroses et des suicides » dont Leys avoue ingénument (mais peut-il faire autrement à moins de n’en pas parler ?) qu’il n’en sait rien mais qu’il « les sent dans une certaine tension électrique de l’atmosphère », c’est à peu près aussi fort que l’affirmation de son ami Bianco selon laquelle on manque certainement de liberté en Chine beaucoup plus encore qu’en URSS puisqu’on n’y trouve pas de gens qui crient au martyre… Cela dit, peut-être que l’impression de Leys, si peu scientifique soit-elle en ses critères, n’est pas dénuée de tout fondement et que les Chinois qui étaient obligés de le fréquenter se trouvaient en effet indisposés par cette « tension électrique de l’atmosphère » et en danger d’être atteints de névrose ? C’est une chose qu’on peut comprendre.
Y a-t-il quelques « ombres » vraies parmi toutes ces choses noires que Leys se donne tant de mal à forger, gonfler, orchestrer avec sottise ou avec habileté ? En cherchant bien il a trouvé « une vieille paysanne en haillons glanant les miettes sous les tables entre les pieds des clients », à Canton. Il a trouvé aussi un petit voleur, toujours à Canton, et, à Canton toujours, une bande de hippies réactionnaires qui ont vilainement accosté, pour les pervertir, de sages petits étudiants de Hong-Kong en visite. Il a vu, aussi à Canton, des enfants employés dans un atelier de cardage … Je ne saurais mettre en doute la parole d’un universitaire, d’un « sinologue authentique » et d’un diplomate de sa Majesté, par conséquent je préfère croire que Simon Leys a pu se tromper de page dans ses notes : toutes ces choses se passent à Canton, avant ou après ses visites à Hong-Kong le paradis où il allait se reposer de temps à autre de l’austérité inhumaine de la Chine socialiste. Et quel plaisir inouï de rapporter dans le train pour les offrir aux employés et leur donner un goût du plaisir et de la liberté, les photos des pin-up de Hong-Kong…
L’aristocrate qu’est Simon Leys ne connaît de la philosophie chinoise moderne que le Vade mecum de l’éleveur de cochon. Ce ricanement en dit long sur le bonhomme comme son mépris de l’Histoire abrégé de la philosophie européenne « qu’un bienheureux ignorant de la langue chinoise a pris pour une renaissance de la vie intellectuelle ». N’en déplaise à Simon Leys, j’ai lu moi aussi, ce livre, de même que les ouvrages qui l’ont suivi sur la philosophie occidentale moderne et sur Hegel : c’est un solide travail d’analyse marxiste où même les Occidentaux auraient beaucoup à apprendre. C’est une chance que Simon Leys, emporté par sa fureur, ait pris la peine de traduire quelques-unes de ces pages : on y voit clairement son indigence philosophique. Que dit en effet, cité par Leys, ce petit livre ? que l’étude des ouvrages marxistes-léninistes rencontre continuellement des concepts qui se réfèrent à l’histoire de la philosophie européenne et qu’il faut donc « répondre aux besoins de la lutte des classes et de la lutte entre les deux lignes au sein de notre Parti » en étudiant un peu d’histoire et de philosophie européennes. Le malheur est qu’une telle conception de la philosophie ne plaît pas à Leys : « c’est un ouvrage pratique, dit-il, un ouvrage de combat ». Dans sa bouche cela revient à dire : « ça ne vaut rien ».
C’est que la philosophie qu’il connaît, lui, ignore la lutte des classes. Elle est au-dessus. Elle est pure, belle, désintéressée… On se doute bien qu’il souffre le martyre, le pauvre, à voir massacrer successivement tous ses Dieux humanistes du Ciel sans classes. Pour mieux nous convaincre de l’abomination de cette « propagande », il choisit quelques exemples : Nietzsche menant par sa philosophie la lutte d’une bourgeoisie ouvertement réactionnaire, assez puissante pour poursuivre cyniquement son exploitation. Bergson qui joue son rôle politique dans l’idéologie par sa philosophie en se mettant au service de la bourgeoisie impérialiste… L’analyse de l’existentialisme (dont Leys saute les passages les plus intéressants comme il a sauté l’analyse, très pertinente, de l’œuvre et du rôle de Hegel). A vrai dire on pourrait difficilement trouver quelque chose qui ébouriffe plus sûrement un Simon Leys que ces jugements directs et précis qui balaient d’un seul coup tous les ronrons idéalistes de nos manuels. Cela en devient drôle, au point qu’on ne peut lire cette page sans rire un bon coup de sa fureur, quitte à conclure avec lui que tout le monde n’est pas apte à comprendre ces choses « quand on n’a pas la chance d’être né porcher… »
En fait de fureur, j’ai eu la mienne, c’est un fait. L’entassement de toutes ces petites malhonnêtetés et mesquineries de bas niveau m’a laissée froide pour l’ensemble, mais lorsque Leys se mêle d’aborder la littérature contemporaine, il mêle à sa fatuité de spécialiste inégalé (tant pis pour lui s’il le croit) l’impudence et la malhonnêteté d’un véritable escroc. Je veux bien lui accorder des excuses et admettre que peut-être, grand sinologue du passé et de la langue ancienne, il connaît mal l’histoire de la Chine moderne, que ses erreurs sont involontaires. Mais si peu au courant soit-il, est-ce possible vraiment qu’il ignore tout des circonstances dans lesquelles écrit Luxun (Lou Sin)4. Il ne cesse de s’y référer, de le citer longuement, de l’appeler, lui l’intègre, le courageux, le révolutionnaire à la rescousse de sa vilaine petite rancune de lettré du vieux monde, ridiculement attardé devant son temps, accroché à des vieilleries périmées.
Luxun haïssait les faussaires et Leys est un faussaire. Lorsque Luxun écrit ses pamphlets, que Leys ose aujourd’hui emprunter pour attaquer la Chine populaire, il parle contre « les représentants de l’orthodoxie régnante » dit Leys. Jolie formule, mais qui pourrait être plus claire. Leys se garde bien d’être clair : il ménage au contraire l’ombre favorable à son mauvais coup, et pour peu qu’on connaisse mal la vie et l’œuvre de Luxun, ces citations habilement encadrées et transposées peuvent donner l’illusion recherchée : que Luxun luttait contre la révolution, contre le « totalitarisme », contre les communistes, contre l’espoir du socialisme dans son pays. Leys a tant insisté sur ce point qu’il serait trop long de reprendre toutes ses infamies, mais j’en veux choisir le plus bel exemple. Page 206, lorsqu’il traduit un passage assez long de l’essai Les voies divergentes de la littérature et de la politique dont il donne la référence dans les œuvres complètes de 19635, il ne peut pas ne pas savoir que ce texte est de 1927, écrit très précisément contre Jiang Jieshi (Tchang Kaitchek) et sa clique de fascistes et non pas contre les communistes qui justement, à cette époque, sont pourchassés, torturés et massacrés, contre les faux-révolutionnaires qui viennent de trahir leurs alliés officiels et non pas contre les révolutionnaires authentiques, qui sont désormais contraints de lutter dans l’ombre et la clandestinité, comme Luxun lui-même. On peut lire derrière l’épaule de Leys et voir comme il utilise ce très beau texte d’un révolutionnaire courageux et lucide : Leys le « greffe » sur une critique des laudateurs de « l’Intelligence au pouvoir » (qu’il confond avec Tel Quel, mais pour un homme de droite, de telles nuances sont évidemment imperceptibles) pour démontrer que la littérature n’a que faire de la politique.
Mais que dit Luxun ? Luxun parle très exactement d’un « gauchiste »6 (au sens exact du mot : opportuniste de « gauche » et non au sens où l’emploient Leys et autres réactionnaires dont les gauchistes sont presque toujours de vrais gauche) dont la violence révolutionnaire verbale risque de ne pas s’accompagner d’une action révolutionnaire pratique. Il ne dit pas ce que lui fait dire Leys, que la littérature n’a pas à se mêler de politique, mais que la littérature ne suffit plus lorsque la révolution fait rage. Cela est si vrai qu’il constate aussi, juste avant − mais Leys n’a pas jugé bon de donner le passage − que dans ces moments-là même la littérature de « tour d’ivoire » n’est plus possible : il n’y a pas de littérature au-dessus du combat, voilà tout. Il n’y a pas de littérature qui remplace la lutte ou même qui lui échappe Luxun a décrit plus haut par l’exemple de Tolstoï le double effet que la révolution réelle peut avoir sur les écrivains hier révolutionnaires de bouche : ou elle les arrache à la littérature et les jette dans l’action − et il cite le cas de certains de ses jeunes camarades, communistes − ou elle les effraie, et ils se réfugient « au-dessus de la mêlée » dans un humanisme réactionnaire, dont il donne pour illustration Tolstoï, allié objectif du Tsar.
Ce passage est sauté par Leys qui poursuit son escroquerie par l’examen de l’attitude des écrivains après la révolution. Il y en a encore de deux sortes. Il y a ceux qui la célébrant, « célèbrent les détenteurs du pouvoir » et Leys donne le passage intégralement. Il y a les « sensibles » (pourquoi diable traduire par « des auteurs plus subtiles ») qui sont déçus par la nouvelle époque et qui « prennent la parole » pour la dénoncer. Alors la politique des révolutionnaires ne peut pas être autre chose que la lutte contre ces écrivains-là (non pas contre « les » écrivains comme traduit Leys). On sait par beaucoup d’autres textes de Luxun ce qu’il pense de ces « révolutionnaires jusqu’à l’heure de la révolution » qui ne savent qu’en parler mais « ne la reconnaissent pas lorsqu’elle arrive, chose cruelle et sanglante », tel Essénine en URSS… Il est difficile à un intellectuel, même sincère dans ses désirs de changer le monde, d’accorder ses rêves à la réalité et de les réformer en fonction d’elle.
C’est cela qu’il explique, c’est contre cela qu’il met en garde la jeunesse idéaliste des milieux littéraires, plus prompte à parler qu’à agir. Luxun va plus avant : loin de réprouver comme semble lui faire dire Leys, la nécessité où se trouvent les révolutionnaires − les vrais, ceux qui ont pris les responsabilités politiques, qui ont à poursuivre la révolution − de réprimer la contre-révolution, il la reconnaît, réaliste : on n’a pas le choix. Cela devient dans la traduction littérale de Leys « l’orientation générale de la culture universelle » (la « règle générale dans le domaine de la culture » dit Luxun) et traduit dans la pensée de Leys : l’incomparabilité « des politiciens » contre « les écrivains », dont il définit alors le rôle − du point de vue qu’il prête à Luxun − comme « de critiques permanents du Pouvoir, de tout pouvoir quel qu’il soit, y compris du pouvoir révolutionnaire à l’égard duquel ils entretiennent un sain scepticisme » (souligné par moi M.L.). Or Leys sait fort bien qu’il ne s’agit pas « des » politiciens ou des révolutionnaires, puisqu’il prend la peine de signaler que le « Guomindang n’avait qu’un despotisme archaïque et grossier, qui même pour ses tortures en était réduit à emprunter au vieux magasin d’accessoires de l’ancien empire… » Merveilleuse époque, donc, que cette terreur blanche de 1927 et des années suivantes, ou « l’écrivain créateur », toujours forcément « libéral en tant qu’écrivain », ne craignait pas la venue du régime qui est « la destruction du libéralisme ».
Le libéralisme de Jiang Jieshi se contentait de faire étrangler les communistes dans leurs prisons, sans jugements, tels Li Dazhao, ou de tenter d’extorquer par la torture aux jeunes écrivains amis et disciples de Luxun comme Ru Shi (Jou Che) l’adresse de celui qui était l’âme de leur résistance7 : « mais je ne vous ai pas trahi… ». Tel était le régime que Luxun dénonçait, la « république qui rend les gens muets » et que Leys, l’escroc idéologique, confond avec « le régime Mao-Liuiste » qui n’existe que dans les fumées de son esprit. Ah qu’il serait grand le peuple chinois si on le laissait « à lui-même » ! Quel « lui-même » ? Il y a sans doute une essence du peuple chinois qui n’a aucun rapport avec le peuple chinois opprimé, bafoué, foulé aux pieds par les féodaux, les bourgeois et les colonisateurs ? Un brave peuple très humain, et tellement gentil pour tous ses maîtres ? C’est justement ce que Luxun réfute, ce qu’il rejette. S’il appelle à la révolte, c’est à la révolte contre « ça » : la résignation, la passivité, la fatalité, la docilité héritées de siècles d’oppression et d’esclavage, cultivées par une idéologie réactionnaire au sens propre du mot. Il met en garde, le premier des écrivains chinois, et avant Mao Zedong lui-même, contre l’habileté de la bourgeoisie à survivre, à se retrouver, révolutionnaire dans la révolution, dans les combats qui suivent la révolution, encore et toujours.
Mao met en garde à son tour contre ceux qui prétendent suivre l’exemple de Luxun en maniant le pamphlet contre les premiers succès de la révolution au lieu d’y mettre la main, mais ce texte n’est nullement en désaccord avec le texte de Luxun que cite Leys et la divergence qu’il souligne, affirmant avec impudence que ceux qui voient Luxun et Mao sur la même ligne prouvent « qu’ils n’ont lu ni l’un ni l’autre », n’est en fait ni dans le texte ni dans l’esprit de Luxun, elle est dans le vœu de Leys. C’est une pure escroquerie, qu’il faut dénoncer.
« Le musée de Luxun à Canton est remarquable par ses falsifications » dit Leys. Vraiment ? Lesquelles ? On aurait aimé savoir, mais comme par hasard, pas de précision. Je n’ai pas vu le musée de Canton, mais j’ai vu tous les autres, et ce que j’ai vu (et noté : si Leys veut des détails… ) ce sont les falsifications de Wang Ming, de Liu Shaoqi, de Zhou Yang, de Tian Han sur l’œuvre et la vie de Luxun : les attaques qu’ils ont écrites (sous pseudonymes qu’ils utilisent avec autant d’art que Simon Leys), les textes qu’ils ont expurgés, les commentaires qu’ils ont ajoutés aux éditions pour défendre leur réputation menacée par la terrible lucidité de Luxun à leur égard, les faux éloges qui tendent à détruire l’image révolutionnaire de Luxun pour en faire un grand « Libéral à la Tolstoï » (que Luxun détestait). « Le musée de Shangaï, dit Leys, modifie sa biographie pour la rendre conforme à la toute dernière mutation de l’orthodoxie », cela veut dire pour les gens au courant de la question que c’en est fini des menteries de toutes sortes sur Luxun et qu’on ressort enfin les textes que ces messieurs de la direction idéologique d’avant la Révolution Culturelle avaient tenté de détruire.
Non la Chine de la Révolution culturelle n’a pas annexé un très grand écrivain pour redorer son blason : elle l’a rendu à sa juste gloire, que ses ennemis de son vivant, « les mites de la révolution », se sont acharnés inlassablement à ternir. Luxun est un homme gênant, même mort, « un clou dans l’œil de ces politiques » comme disait Luxun lui-même, mais pas dans l’œil de tous les politiques sans distinction. Leys qui lit si vite et si bien le chinois devrait bien relire ou lire de près l’œuvre de Luxun, et vérifier entre autres choses si Luxun ne dit pas de Guo Moruo autre chose que ce qui concerne ses discussions des années avant 1930 avec le jeune homme qu’il était alors. Leys a-t-il lu la Réponse à Xu Mouyong ? S’il ne l’a pas lu, n’est-ce pas une malhonnêteté de laisser croire aux lecteurs que Luxun méprisait Guo et que naturellement il avait bien raison puisque justement Leys aussi ne l’aime guère ?
En septembre et octobre derniers j’ai rencontré en Chine tous les amis et élèves de Luxun qui l’avaient connu de très près, y compris son propre frère Zhou Qianren. Aucun d’entre eux ne m’a soutenu que Luxun avait été « un élève modèle appliqué à l’étude de Mao » comme Leys prétend qu’on l’affirme. Il est exact qu’ils ne se sont jamais rencontrés. Quant à se lire, il est seulement possible que Luxun ait eu une fois au moins un des textes de Mao entre les mains8 mais il est évident, en revanche, que Mao lisait Luxun, comme le prouve sans conteste la photo prise dans une des grottes de Yan’an, où l’on peut voir, sur le coin droit de la table, les œuvres complètes de Luxun. C’est se battre contre une évidence que de nier la profonde influence de Luxun sur Mao, et le fait, non moins évident, que Luxun se trouvait dans ses dernières années et en particulier lors de la « querelle entre les deux mots d’ordre » sur la ligne de Mao, contre celle des dirigeants du PCC à Shangaï.
Le télégramme que Luxun envoie à Mao après son arrivée à Zunyi, Leys n’en parle pas. Le considère-t-il forgé de toutes pièces ? Forgée aussi de toutes pièces la Réponse aux Trotskistes ? Ce n’est pas sérieux. Il faut que Leys en fasse son deuil : Luxun n’était pas au-dessus de la lutte de son temps et encore moins contre les révolutionnaires de son temps, même s’il s’est trouvé par la force des choses contre des communistes. Leys a très bien lu la critique américaine qui a toujours trouvé Luxun tellement bien qu’ils n’ont cessé de répéter sur tous les tons que s’il avait vécu il aurait choisi, évidemment, la « liberté » de Taiwan. C’est une chose courante que la critique de droite se serve d’une critique de gauche pour brouiller les cartes aux yeux des ignorants. Quant aux réserves que « même le frère de Luxun », Zhou Zuoren, adresse à la statue érigée devant sa tombe, je ne vois pas ce que cela apporte au débat, surtout lorsqu’on connaît le personnage. Pourquoi Leys ne précise-t-il pas que cette « personnalité littéraire de considérable envergure » s’est trouvée du vivant de son frère constamment du côté de ses agresseurs, jusqu’au jour où ce charmant « humaniste » est simplement passé dans le camp des Japonais, en pleine guerre de résistance ?
Comment se fait-il que Leys ait pu rencontrer si peu d’écrivains en Chine ? Comment se fait-il que j’en aie rencontré tant ? Quelques raisons à cela. La première, et de taille, c’est que Leys n’appelle écrivains que ce qui est ou a été bourgeois, tout ce qui a un nom, depuis cinquante ans minimum et dont la « valeur » a été léguée par le régime d’avant. Les écrivains plus jeunes qui se sont illustrés depuis Yan’an, Leys ne les connaît pas, et voudrait-il les connaître que sans doute il n’aurait pas pu les rencontrer non plus : qui voudrait rencontrer Leys ? Dans la Chine d’aujourd’hui il y a mieux à faire. A fortiori naturellement les écrivains ouvriers et paysans n’existent pas. Comme Leys cherche les « vrais » écrivains, c’est-à-dire selon sa définition les « libéraux » en lutte contre le régime, les vieux têtus à qui vingt-cinq ans de construction du socialisme auraient laissé intacte la nostalgie du passé féodal et bourgeois, il en trouve vraiment très peu. A vrai dire pas du tout. Il récuse sous l’étiquette de « pathétiques momies » les anciens qui se sont ralliés au nouveau régime. Guo Moruo, dont Leys a décidé une fois pour toutes que sa vie de fidélité au communisme prouve assez clairement qu’il n’est pas sincère (parce que s’il arrivait à Leys de reconnaitre les bienfaits du PCC il ne serait pas sincère, mais vendu ou débile), Bing Xin, la jeune poétesse idéaliste des années 1920, fille d’un amiral et qui a trahi, elle aussi, sa classe de la façon la plus honteuse en ne se suicidant pas comme elle aurait dû trois ou quatre fois et en continuant aujourd’hui à mettre au service du peuple ses alertes soixante-quinze ans…
Pour accéder à l’Elysée de Leys, d’Etiemble et de quelques autres il faut être martyr de sa foi bourgeoise ou du moins déclaré tel. Pour Ai Qing, Wang Shiwei, Dingling et en général tous ceux que les mouvements de rectification contre les droitiers ont éliminés de la scène littéraire et dépouillés des pouvoirs tyranniques qu’ils y exerçaient, ils y ont droit. Même dans le doute on peut ne pas s’abstenir et y admettre aussi par exemple Lao She dont le « martyr » n’a été annoncé en 1967 que par Taiwan − mais c’est pour Leys une source plus sûre que Pékin − dans la mesure où les Américains et les Soviétiques ont découvert en 1966 qu’il était un écrivain remarquable et digne d’être traduit, sinon pour ses œuvres postérieures à 1949, du moins pour ses Mémoires de la ville des chats, un chef d’œuvre d’anticommunisme (qui date de 1933…).
A part quoi on peut toujours suggérer, histoire d’inquiéter le profane, que tous ceux qui ont été critiqués ont été exécutés, ce qu’on peut faire sans grande difficulté en jouant sur le mot d’« élimination », ou en restant dans le flou d’une expression élégante « ils sont passés à la trappe du père Ubu ». Comme j’ai rencontré bon nombre de ces « suppliciés », ne serait-ce que dans la grande salle du banquet du vingt-cinquième anniversaire et même à la tribune d’honneur − Maodun par exemple, bien qu’Etiemble qui ne se trompe jamais ait annoncé dans Le Monde voici trois ans sa disgrâce et sa disparition − j’ai tenté à maintes reprises, on s’en doute, d’apporter ma mise au point. Mais il y a des vérités qui ne sont pas bonnes à dire et comme je n’ai pas de chance, ce sont toujours celles-là que je viens à savoir et veux faire connaître. En 1966 l’Humanité préférait à la vérité que j’apportais sur l’autocritique de Guo Moruo une « erreur » « si on veut, si tu crois » mais « qui est davantage dans la ligne du Parti ». En 1974 Le Monde, submergé par la prose de Bianco, n’avait vraiment que faire de la mienne. C’est dans l’ordre. Je ne m’indigne plus.
Les Ombres chinoises contiennent bon nombre de pages remarquables sur « la continuité de la vie culturelle en Chine » jusqu’à Yan’an, qui en « prononce l’arrêt ». La « vie culturelle », naturellement, pour Leys, c’est l’activité de tout ce qui dans l’intelligentsia bourgeoise ou, bientôt, néo-bourgeoise, n’est pas d’accord avec le programme qui met l’art et la littérature au service du peuple. La pénétration de Leys sur ce point est admirable : il découvre avec un flair remarquable la valeur d’un écrivain au critère infaillible qu’il est attaché à sa « liberté » d’individualiste bourgeois d’écrire « en dehors » ou contre la révolution. Leys n’est d’ailleurs pas sectaire dans ses choix : il apprécie d’autant plus « l’intelligence critique » des opposants qu’ils sont, tels Dingling, Dengtuo, Wang Shiwei, dotés d’une place influente parmi les cadres du Parti communiste et auréolés du prestige d’un prix Staline ou d’un mandat de député. Aux yeux de Leys, plus on est éminent, plus on est admirable de tourner le dos à la révolution.
En quoi il démontre fort bien le fonctionnement de l’idéologie révisionniste et son rôle dans la lutte politique actuelle, mais c’est, bien entendu sans le faire exprès, vu qu’il n’a lu ni Lénine ni Mao, mais seulement Orwell, et C-T. Hsia (un Formosan américain spécialisé dans la littérature chinoise moderne et l’argumentation anticommuniste). Comme il est délibérément, inconditionnellement, du côté des vaincus de l’histoire et des partisans du retour au passé, les diverses victimes des mouvements de rectification que Mao a lancés régulièrement de 1949 à nos jours pour préparer la prise du pouvoir du prolétariat dans la superstructure ne sont pour lui que des étapes douloureuses de « la guerre de l’esprit ». Quel « esprit » ? Si c’est l’esprit de la réaction, on peut être d’accord. Inutile de dire que les intellectuels qui pèchent par l’absence de cet esprit tel Guo Moruo, partisan ferme et engagé toute sa vie, sont des « démissionnaires ».
Ils en sont punis, car ils ne jouissent pas, au dedans de leur pure conscience, de la « liberté » d’un Simon Leys, qui échappe, lui, à l’influence de toute idéologie, d’autant plus facilement qu’il n’a pas d’idées. Pas d’idées acquises, pas d’idées conquises contre sa condition d’intellectuel bourgeois, mais seulement des idées reçues où il baigne comme un poisson dans l’eau sans même savoir qu’elles existent. Lorsque le pauvre Simon se met à avancer quelques petites idées politiques sommaires jusqu’au ridicule : Mao = Staline = Hitler, Chine populaire/bourgeoisie = Allemagne nazie/Juifs, on est plutôt soulagé : ce n’est pas un sinologue qui parle mais un réactionnaire borné qui s’avoue. Alors on peut souffler un peu jusqu’aux prochains mensonges, plus adroits, à l’intention des humbles profanes : mensonge sur les temples et les monastères « réservés aux seuls étrangers » : comment se fait-il que tous ceux que j’ai visités au cours des deux voyages dans un intervalle de trois ans aient toujours été remplis de familles entières et de bandes d’écoliers.
Peut-être les racolait-on juste avant pour moi ? Mensonge sur les librairies aux rayons presque vides séparés des acheteurs par le comptoir et le vendeur : moi et bien d’autres nous avons vu partout des piles et des piles de livres qu’on n’en finit pas de prospecter de rayon en rayon, de matière en matière. Mensonge sur l’absence des textes anciens, mensonge sur l’absence des grandes œuvres classiques, mensonge sur les « deux douzaines de romans » que la production actuelle ne saurait atteindre et qui sont de toute façon méprisables aux yeux de Leys puisque ce sont des ouvrages collectifs ! Est-il besoin d’aller en Chine pour constater qu’il ment : il suffirait d’aller faire un tour dans n’importe quelle librairie spécialisée de Paris qui ne puisse pas ses seules ressources à Formose… Mensonge particulièrement grossier sur la destruction des formes populaires et de création spontanée, dont la renaissance au contraire, éclate à tous les yeux, mensonge sur « le destin de l’opéra » qui a été, enfin, arraché à « l’élite » des « fins connaisseurs » pour être rendu au peuple, enrichi, diffusé sous des variantes infinies, contrairement aux affirmations de Leys. Mensonge sur l’enseignement en langue classique qui ne prendrait pour textes que les poèmes de Mao (que Leys n’aime pas, mais c’est tant mieux) : j’ai assisté moi-même à un cours de langue classique à l’improviste dans une classe terminale du lycée de Tianjin, c’était un très beau texte d’un légiste et du même coup une leçon politique d’une portée actuelle (en quoi je ne doute pas qu’il aurait déplu à Leys autant qu’un poème de Mao et aurait été récusé de la même façon… ).
« Les gouvernements des pays occidentaux, dit Leys, qui ont récemment rétabli des contacts avec la Chine populaire ont tenu à envoyer à Pékin leur personnel le plus capable et le plus brillant » (comme Simon Leys… ) « dans l’idée que la cour de Mao… » mais voilà : « Pour ce qu’il y avait à faire à Pékin, au lieu de gaspiller là des personnalités souvent remarquables » (sic) « l’envoi de quelque soliveau chamarré aurait aussi bien convenu… » On aimerait savoir à quel « soliveau chamarré » pense Leys, que sa Majesté de Belgique aurait pu envoyer à sa place, mais je pense, qu’il n’aurait pas pu faire l’affaire aussi parfaitement que Simon.
Etiemble, qui trouve son style « joli », ne me semble pas juste. Ce n’est pas une parure que ce style, c’est le fondement même ! Retirez ce « style » et vous n’avez plus rien : « gargote » de « faubourg », étagère de « fortune », moustiquaire « grisâtre » de mur « pisseux », visage « solaire » (de Mao), « viol maoïste » (de « l’antique capitale ») : tout est du même ordre. « Jolis » l’hypocrisie benoite de la période bourrée de conditionnels, le ronron de l’érudit, la jonglerie verbale facilement pédante, facilement vulgaire et finalement des plus lassantes lorsqu’on n’a pas la tripe assez réactionnaire pour trouver de la « jubilation » à déglutir cette salade ? Ce sinologue arrogant, cet universitaire doctorifié qui se fourre du « peuple » plein la bouche mais exhale son amertume de ne pouvoir fréquenter dans son ghetto diplomatique que des « domestiques », qui se proclame fin connaisseur d’une grande civilisation étrangère mais crache son racisme au passage sur les Coréens ou les noirs, n’a vraiment pour lui que le tape à l’œil de son style, l’escroquerie montée et dissimulée dans son style. Le tout enrobé dans l’autorité du spécialiste : « moi je sais, moi j’ai vu… ». Là-dessous, parce qu’il ne comprend rien à la théorie marxiste et à sa pratique, Leys se perd « dans les distinguos logomachiques des idéologues ».
Mais comme il ne saurait avouer qu’il s’y perd, il ne lui reste qu’à plastronner avec l’arrogante supériorité d’un vieux magot des siècles derniers, si vieux qu’il n’a pas eu le temps d’entendre parler de Marx (ça fait pitié car il est encore bien jeune pour se momifier comme ça… ). Il faut savoir lire entre les lignes. Il n’y a pas, en ce sens, que des mensonges et des montages dans Leys. Lorsqu’il affirme qu’en Chine « la théorie politique est une matière capitale qui occupe une place équivalente à celle des cours de religion dans les écoles confessionnelles d’Occident », Leys-Rickmans sait de quoi il parle : il est la créature de ce dressage-là, quoiqu’il ne s’en rende pas compte. Nous sommes, nous, un peu plus lucides, heureux d’apprendre que la politique qu’on enseigne en Chine − outre le fait qu’on l’enseigne − n’a plus rien à voir avec les leçons qui ont fait un Leys.
Quel dommage qu’il n’ait pas jugé bon de profiter de son séjour pour se dégrossir un peu et, comme disait Luxun que Leys révère tant, « nettoyer son cerveau plein de poussière ». Mais à quoi bon lui vouloir tant de bien et lui souhaiter l’impossible ? Il est au-delà de toute réforme, absolument incapable de comprendre ce que signifie ce qu’il appelle « l’empiètement de la politique sur les études », « l’empiètement du travail manuel sur les études », etc. Quelle horreur ! « Venus des usines et des champs les étudiants ne passent par l’Université que pour retourner ensuite à leur point de départ. Dès lors à quoi bon ce détour ? » A quoi bon, en effet, Monsieur le Mandarin !
L’Université n’est-elle pas faite, selon vous, pour échapper aux champs et à l’usine ? Horreur de cette Chine « inhumaine » qui rogne les ongles de ses vieux lettrés pour les empêcher jamais de se planter dans le dos du peuple. Horreur de cette Chine « totalitaire » qui donne aux masses de pouvoir de contrôler ses dirigeants et les rend capables d’exercer elles-mêmes ce contrôle en renvoyant à la base ceux qui oublient qu’ils en sont issus, sans égard aux titres, au prestige, au passé… Horreur de cette Chine indépendante et fière qui n’offre plus à l’impérialisme occidental comme aux temps de Luxun « un festin de chair humaine ».
Quoi d’étonnant, en effet, qu’elle ne puisse plus convenir, même pour un séjour de quelques mois dans un abri diplomatique, à ceux qui l’« aimaient » hier, à «ces étrangers rendus complètement aveugles et obtus par leur haute position et leur existence douillette » comme disait Luxun et comme Leys aime à le répéter après lui. Allons, c’est bien fini. Ils n’y pourront plus traîner leurs manches en ne tarissant pas d’éloges sur ses temples, sa cuisine et ses filles. Le bon vieux temps est fini. Sa « beauté » d’hier, misère du peuple qui n’oublie pas, n’est plus pour ces gens-là qu’un thème choisi de nostalgie et une bonne occasion de plus de cracher sur la Chine d’aujourd’hui. C’est toute la raison d’être des Ombres chinoises.
Michelle Loi